Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 9

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 195-200).
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CHAPITRE IX.

HYMNE DE BRAHMÂ.


1. Brahmâ dit : Enfin, après tant de temps, tu m’es connu aujourd’hui ; mais c’est la faute des hommes s’ils ignorent la nature de Bhagavat, car il n’existe, ô Bhagavat, rien autre chose que toi : ce qui semble exister n’est pas pur, puisque ce n’est que par les transformations des qualités de Mâyâ que tu parais multiple.

2. Cette forme que tu as revêtue au commencement, par compassion pour les hommes vertueux, ô toi qui écartes perpétuellement les ténèbres en manifestant l’essence de l’intelligence ; cette forme, source unique de cent incarnations, et du nombril de laquelle est sorti le lotus au sein duquel j’ai apparu ;

3. Cette forme. Dieu suprême, je la vois sans pouvoir la distinguer de ton essence véritable, qui est la béatitude même, qui est simple, dont l’éclat n’est jamais obscurci ; aussi je cherche un asile auprès de cette forme unique, créatrice de l’univers dont elle est distincte, et composée de la réunion des sens et des éléments.

4. Sans doute, ô toi qui es le bonheur des mondes, c’est pour notre félicité que, pendant notre méditation, tu nous as montré, cette forme, à nous qui sommes tes serviteurs ; adressons donc notre adoration à Bhagavat, que n’adorent pas les sectateurs de la doctrine du néant, qui sont voués à l’Enfer.

5. Mais quand les hommes recueillent le parfum du calice du lotus de tes pieds que le vent des Écritures apporte à celui dont l’oreille est ouverte [à tes histoires], alors, Bhagavat, toi dont les serviteurs embrassent les pieds avec une dévotion extrême, tu ne quittes plus le lotus de leur cœur, parce que ces hommes sont à toi.

6. Les craintes que font naître en nous nos parents, notre corps et nos biens, le chagrin, le désir, la détresse, la cupidité insatiable, la fausse notion, source de douleurs, qui nous fait dire : « Ceci est à moi, » tous ces maux durent tant que le monde ne s’est pas réfugié à tes pieds qui donnent la sécurité.

7. Le Destin a détruit l’intelligence des hommes dont les organes dont de la répugnance à s’attacher à toi, à toi dont l’histoire calme toutes les douleurs ; de ces hommes qui, dans leur infortune, le cœur en proie à la cupidité, accomplissent des actes toujours malheureux, pour recueillir quelques parcelles du bonheur qu’ils désirent.

8. Ô toi dont la puissance est immense ! le cœur me manque quand je vois les créatures incessamment tourmentées par la faim, par la soif et par les trois principes constitutifs du corps, par le froid, la chaleur, le vent et la pluie, par leurs luttes mutuelles, par le feu du désir et par la colère implacable, fardeaux si lourds à porter.

9. Tant que l’homme, ô Seigneur, considérera comme distincte de l’Esprit cette apparence où domine la puissance de l’illusion des objets extérieurs, cette Mâyâ de Bhagavat ; le monde, qui est le fruit des œuvres, quoique privé d’une existence véritable, ne cessera de se reproduire, apportant avec lui une foule de maux.

10. Les Rĭchis eux-mêmes. Être divin, qui se détournent des entretiens dont tu es l’objet, reparaissent ici-bas fatigués et tourmentés pendant le jour dans leurs organes, privés de sommeil pendant la nuit, sentant leur repos à chaque instant interrompu par la pensée de nombreux désirs, et voyant le Destin s’opposer à l’accomplissement de leurs entreprises.

11. Ô toi dont on reconnaît la voie en écoutant [tes histoires], tu résides dans le lotus d’un cœur pénétré pour toi d’une affection profonde ; et même, ô Souverain des hommes, celle de tes formes que les sages se représentent par la contemplation, ô toi qui es chanté au loin, tu leur en accordes la vue par bienveillance pour eux.

12. Non, les respects que lui témoignent, par des offrandes accumulées, les troupes des Suras qui ont enchaîné tout désir dans leur cœur, ne donnent pas autant de droits à sa bienveillance que cette compassion envers tous les êtres qu’il est si difficile au méchant d’acquérir ; car il est l’ami, le modérateur interne, l’Être unique qui réside au sein de toutes les créatures.

13. Aussi le culte, ô Bhagavat, que te rendent les hommes par des œuvres variées, telles que les sacrifices et d’autres cérémonies, par l’aumône, par de rudes pénitences et par l’accomplissement de leurs vœux, est-il le meilleur résultat de leurs efforts ; car un devoir accompli à ton intention ne périt jamais.

14. Adoration à celui qui anéantit incessamment l’erreur de la distinction par la majesté de sa propre forme ; à celui dont l’esprit est la science même, à l’Être supérieur ; à celui qui aime à se jouer avec la cause d’où naissent la création, la conservation et la destruction de l’univers ! C’est à toi que nous avons adressé notre hommage.

15. Je me réfugie auprès de cet Être incréé, dont, au moment de quitter la vie, les hommes privés d’espoir n’ont qu’à prononcer les noms, ces noms qui désignent les incarnations, les qualités, les actions sous lesquelles il se cache, pour aller aussitôt, affranchis des souillures de nombreuses naissances, voir la Vérité à découvert.

16. Adoration à Bhagavat, l’arbre du monde, qui après avoir divisé sa propre racine, poussant trois troncs, moi, Giriça et Vibhu (Vichṇu) lui-même, pour créer, conserver et détruire l’univers, s’est développé, toujours unique, en rameaux infinis !

17. Adoration au Dieu dont les yeux ne se ferment jamais ; qui, pendant que les hommes livrés à de fausses pratiques négligent leur véritable devoir, ce devoir que tu as révélé, et qui est ton propre culte, tranche ici-bas, par sa puissance, l’espérance de leur vie !

18. Adoration à Bhagavat, à toi qui es le directeur du sacrifice, à toi devant qui je tremble moi-même, pendant qu’assis pour toute la durée de mon existence, sur ce siège révéré de tous les mondes, je me livre à des austérités accompagnées de nombreux sacrifices, dans le désir de m’élever jusqu’à toi !

19. Adoration à Bhagavat, au plus excellent des Esprits, qui s’étant, par un acte de son propre désir, enfermé dans divers corps pour protéger les lois qu’il avait créées, s’est plu, quoique indifférent à toute jouissance, à résider au sein des formes d’animaux, d’hommes et de Dieux où habite l’âme individuelle !

20. Celui qui, sans être subjugué par les cinq développements de l’ignorance, renfermant dans son sein la vie des mondes, s’abandonna à un sommeil que favorisait le contact de sa couche formée par le serpent porté sur l’onde couverte comme d’une guirlande de vagues redoutables, se montrant ainsi sous la forme d’un être livré à un heureux repos, [repos qui n’était qu’apparent ;]

21. Celui du nombril duquel s’élève le lotus au centre duquel j’apparus, destiné par sa faveur à créer les trois mondes ; celui au sein duquel est l’univers ; celui dont les yeux, semblables au nymphéa, s’ouvrent au terme du sommeil de la méditation ; ce Dieu qui n’est autre que toi. Être adorable, je lui offre mon hommage !

22. Qu’avec cette Bonté et cette toute-puissance dont Bhagavat réjouit le monde, celui qui est l’ami de toutes les créatures, l’Être unique, le modérateur interne, consente, dans son amour pour ceux qui L’adorent, à toucher ma vue, afin que je sois capable de créer l’univers comme je l’ai fait autrefois !

23. Quelle que soit l’œuvre que doive accomplir, avec son énergie qui lui est chère, ce bienfaiteur des malheureux, lorsqu’il revêtira l’incarnation des qualités, qu’il daigne alors guider mon intelligence dans l’acte même de la création de l’univers, produit de sa puissance, afin que je puisse me détacher de l’action et de l’impureté [quelle engendre] !

24. Pendant que je développerai ce monde varié, forme de l’Être dont l’énergie est infinie, de ce Purucha du nombril duquel, comme d’un étang, je suis sorti avec la faculté de l’intelligence, alors qu’il reposait sur les eaux, puissé-je ne pas faillir en prononçant les paroles de la sainte Écriture !

25. Que Bhagavat, dont la compassion est immense, entrouvrant le lotus de ses yeux avec le sourire d’une extrême affection, veuille bien, après s’être levé pour la conquête de l’univers, me donner une douce parole pour dissiper mon trouble, lui qui est l’antique Purucha !

26. Mâitrêya dit : Ayant ainsi reconnu l’Être auquel il devait l’existence à l’aide de ses austérités, de sa science et de ses méditations, le Dieu qui avait loué Bhagavat selon le pouvoir de son intelligence et de sa parole, se tut comme épuisé.

27. Alors, reconnaissant l’intention de Brahmâ dont l’esprit s’était troublé à la vue de l’océan dont les eaux recouvraient l’univers à la fin du Kalpa,

28. Et dont l’âme était tourmentée par la pensée qu’il avait à former les mondes, le Dieu, vainqueur de Madhu, lui adressa la parole d’une voix profonde, comme pour apaiser son trouble.

29. Bhagavat dit : Ô toi qui es la source des Védas, ne te livre pas à l’inaction, applique tous tes efforts à créer ; car je t’ai accordé dans l’origine ce que tu me demandes aujourd’hui.

30. Pratique et de nouvelles austérités et la science qui me prend pour objet ; à l’aide de ce double secours, ô Brahmâ, tu verras les mondes à découvert au dedans de ton cœur.

31. Ensuite, livré à la dévotion et au recueillement, tu me verras dans ton âme et dans le monde où je suis étendu, et tu verras contenus en moi les mondes et les âmes.

32. Or quand le monde me reconnaît comme renfermé au sein de tous les êtres, ainsi que le feu l’est dans toutes les espèces de bois, alors seulement il devient exempt de souillures.

33. Celui qui voit que son âme elle-même, distinguée des éléments, des sens, des qualités et du cœur, forme une seule et même âme avec moi qui suis sa propre forme, celui-là parvient à la splendeur suprême.

34. Au moment où tu veux produire de nombreuses créatures, en développant des actions diverses, ton esprit, doué par ma faveur de maturité, ne peut tomber dans le découragement.

35. La qualité de la Passion, qui est si portée au péché, ne t’enchaîne pas, toi qui es le premier des Rǐchis, parce que, même occupé de la création des êtres, ton esprit est exclusivement attaché à moi.

36. Quoique je sois bien difficile à connaître pour les âmes qui sont enfermées dans un corps, je suis maintenant connu de toi, parce que tu me regardes comme indépendant des éléments, des sens, des qualités et de la personnalité.

37. Lorsqu’après avoir cherché sous les eaux la racine de ton lotus en en suivant la tige, tu restais dans le doute à mon égard, je me suis fait voir à toi au dedans de ton cœur.

38. Si tu m’as adressé un hymne embelli par la pompe de mes histoires, si tu as pu persister dans tes austérités, tout cela est l’effet de ma faveur.

39. Que le bonheur soit avec toi ! Je suis satisfait de ce que, dans le désir de conquérir les mondes, tu m’as loué en me décrivant comme exempt de qualités, moi qui parais en être doué.

40. Que l’homme, en m’adressant cet hymne, me rende un culte constant, et je ne serai pas longtemps à lui témoigner ma faveur, car je puis accorder tous les dons et exaucer tous les vœux.

41. Le bonheur acquis par l’exercice de la bienfaisance, par les austérités, par les sacrifices, par l’aumône, par la pratique du Yoga, par la méditation, n’est qu’un effet de la satisfaction que j’éprouve : c’est là l’opinion de ceux qui connaissent la vérité.

42. Je suis, ô Dieu créateur, l’âme des âmes [individuelles], le plus chéri entre les êtres qui sont les plus chéris, l’Être existant ; que le premier principe du corps me témoigne de l’amour, car c’est à cette condition qu’il m’est cher.

45. Crée donc toi-même avec ton propre esprit dont je suis la matrice et dont la réunion des Vêdas forme l’essence, crée, comme tu l’as fait jadis, cet univers et les créatures qui se sont endormies dans mon sein.

44. Mâitrêya dit : Ayant ainsi indiqué sa tâche au créateur de l’univers, le maître de la Nature et de l’Esprit, le Dieu dont le nombril a produit un lotus, disparut emportant sa véritable forme.


FIN DU NEUVIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
HYMNE DE BRAHMÂ,
DANS LE DIALOGUE DE VIDURA ET DE MÂITRÊYA, AU TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.