Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 8

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 190-194).
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CHAPITRE VIII.

BRAHMÂ VOIT BHAGAVAT


1. Mâitrêya dit : Certes, la famille de Puru est digne des respects des gens de bien pour avoir donné le jour à un guerrier qui, comme toi, exclusivement dévoué à Bhagavat, ne cesse de renouveler à chaque instant la guirlande de la gloire de l’Être invincible.

2. Pour moi, voyant les hommes se donner beaucoup de peine pour un peu de bonheur, j’expose, afin de les calmer, le Bhâgavata Purâṇa, que Sam̃karchaṇa a raconté en présence des Rĭchis.

3. Les solitaires dont Sanatkumâra est le chef, désireux de connaître la nature de l’Être qui est supérieur à celui qu’ils interrogeaient, abordèrent Sam̃karchaṇa, le premier des Dêvas, Bhagavat lui-même, dont la science est infaillible, qui était assis par terre,

4. Et qui, plongé dans l’adoration profonde de celui en qui il repose, et que l’on révère sous le nom de fils de Vasudêva, entrouvrit un peu, pour le bonheur des sages, le bouton du lotus de ses yeux fermés par la méditation.

5. Touchant, avec la masse de leurs cheveux réunis sur le sommet de leur tête, et humides des eaux de la Gag̃gâ, le lotus où reposent ses pieds, et auquel les filles du Roi des serpents, désireuses d’obtenir un époux, présentent avec amour de nombreuses offrandes,

6. Chantant à plusieurs reprises celles des actions de l’Être suprême qui leur étaient connues, d’une voix dont les accents étaient entre-coupés par l’affection, les sages interrogèrent celui qui a des milliers de crêtes, épanouies, étincelant des plus beaux joyaux, ornements de ses mille aigrettes.

7. Or ce livre fut raconté par cet Être divin, l’ami le plus dévoué de Bhagavat, à Sanatkumâra, qui était entièrement voué aux devoirs de l’inaction ; et ce dernier le communiqua, sur sa demande, à Sâm̃khyâyana qui accomplissait fidèlement ses vœux.

8. Sâm̃khyâyana, éminent par l’habitude qu’il avait de la contemplation, désirant exposer les manifestations distinctes de Bhagavat, raconta ce livre à Parâçara mon précepteur, qui était son disciple, ainsi qu’à Vrĭhaspati.

9. Ce solitaire, plein de compassion, m’exposa ce premier des Purâṇas, d’après le droit que Pulastya lui en avait donné ; et moi, à mon tour, je vais te le raconter, parce que tu as la foi et un dévouement inaltérable.

10. Au temps où l’univers tout entier était submergé par les eaux, celui dont les yeux ne se ferment jamais s’abandonna au sommeil, couché sur un lit formé par le Roi des serpents, solitaire, inactif, et trouvant sa joie dans sa propre béatitude.

11. Cet Être dans le corps duquel étaient rassemblées les molécules subtiles des éléments, produisant son énergie sous la forme du Temps, séjourna au milieu des eaux sur son siège, semblable au feu dont l’activité est enfermée au centre du bois,

12. Dormant pendant mille Tchaturyugas sur les eaux avec sa propre énergie qu’il avait [antérieurement] produite sous le nom de Temps, après avoir réuni en lui la série des œuvres, il vit les mondes absorbés dans son propre corps.

13. L’essence subtile, renfermée au sein de celui dont le regard pénètre les molécules élémentaires des choses, agitée par la qualité de la Passion qui s’était développée sous l’influence du temps, sortit, pour créer, de la région de son nombril.

14. Elle s’éleva rapidement sous la forme d’une tige de lotus, par l’action du temps qui réveille les œuvres ; ce lotus dont l’Esprit [suprême] est la matrice, éclairait, comme le soleil, de sa splendeur la vaste étendue des eaux.

15. Vichṇu pénétra lui-même ce lotus des mondes qui déploie toutes les qualités ; et au sein de ce lotus, parut le créateur Brahmâ dont le Véda même est l’essence, et que l’on nomme Svayam̃bhû.

16. Assis au centre de cette plante, d’où il ne voyait pas de monde, Brahmâ promenant ses regards autour du ciel, prit quatre visages répondant chacun à un des points de l’horizon.

17. Quoique reposant au sein de ce lotus qui s’élevait au-dessus de la mer couverte d’une année de vagues soulevées par le vent qui souffle à la fin de chaque Yuga, le premier des Dêvas ne put connaître ni le principe des mondes, ni ce qu’il était lui-même.

18. Qui suis-je donc, moi qui me trouve placé sur ce lotus, et d’où vient ce lotus qui s’élève solitaire sur les eaux ? car il doit certainement exister sous cette plante quelque chose sur quoi elle repose.

19. Ayant fait ces réflexions, il plongea dans l’eau par les tubes caverneux de la tige du lotus ; mais quoiqu’il descendit bien avant pour trouver la base de la tige de cette plante, Adja ne put parvenir à la rencontrer.

20. Tandis qu’au sein de l’obscurité sans bornes, il se livrait, ô Vidura, à la recherche de son origine, le temps s’écoula pour lui pendant une longue période ; le temps, ce glaive de l’Être incréé, qui jetant l’épouvante parmi les hommes, anéantit la vie des mortels.

21. Ayant ensuite abandonné cette recherche sans avoir obtenu l’objet de ses désirs, le Dieu était remonté de nouveau sur son siège ; contenant sa pensée après s’être peu à peu rendu maître de sa respiration, il s’assit, plongé dans l’extase de la méditation.

22. Sentant son intelligence augmentée par cette méditation dans laquelle il avait persévéré durant un nombre d’années égal à celui de la vie humaine, Adja vit de lui-même, resplendissant au milieu de son cœur, celui qu’il n’avait pas vu auparavant.

23. Il vit Purucha, solitaire, couché sur un lit étendu, blanc comme les fibres de la tige du lotus, formé par le corps de Çêcha, et porté sur l’océan [qui submerge l’univers] à la fin de chaque Yuga, et dont l’obscurité était dissipée par les feux des joyaux placés sur les têtes [du serpent], qu’ornaient les ombrelles de ses crêtes.

24. Purucha effaçait la splendeur d’une montagne d’émeraude à la ceinture de chaux rouge et aux nombreux pics d’or, ayant pour guirlande des joyaux, des lacs, des végétaux, des parterres de fleurs, pour bras des bambous, et pour pieds des arbres.

25. Son corps qui était sa mesure à lui-même et qui, en longueur et en étendue, embrassait les trois mondes, était couvert d’un vêtement brillant de l’éclat de parures et d’étoffes variées et divines.

26. Il laissait voir, par miséricorde, le lotus de ses pieds, cette source de bonheur pour les hommes qui, dans le but d’atteindre à l’objet de leurs désirs, le vénèrent par les voies de la pureté; les beaux pétales de ses doigts étaient partagés par la ligne lumineuse de ses ongles, brillants comme autant de lunes.

27. Son visage dont le sourire dissipe la douleur des mondes, orné par des pendants d’oreilles étincelants, rougi par l’éclat de ses lèvres semblables au Bimba, embelli par un nez et des sourcils agréables, exprimait le respect en retour du respect.

28. Son corps était orné d’un vêtement jaune comme les filaments de la fleur du Kadamba, ses reins d’une ceinture, et sa poitrine, siège du Çrîvatsa, d’un collier d’un prix infini qui aimait à y reposer.

29. Entourés des plus beaux joyaux et des plus riches bracelets, ses bras étaient comme des milliers de rameaux ; sa racine était le principe invisible ; les mondes formaient l’arbre vigoureux dont les branches étaient environnées des crêtes du Roi des serpents.

30. C’était Bhagavat, semblable à une montagne, réceptacle de ce qui se meut comme de ce qui ne se meut pas, ami du Roi des serpents, environné par les eaux ; ses milliers d’aigrettes étaient comme des pics dorés ; sur son sein apparaissait le joyau Kâustubha.

31. C’était Hari, au col duquel était suspendue une guirlande faite de sa propre gloire et qu’embellissaient les Vêdas semblables à des abeilles, Hari qui est inaccessible aux Dieux Sûrya, Indu, Vâyu et Agni, et dont l’approche est défendue par les armes, étincelant au milieu des trois mondes, qui l’environnent de toutes parts.

32. En ce moment, le Dieu qui a fondé l’univers, et dont le regard a créé les mondes, vit le lotus sorti de l’étang du nombril [de Vichṇu] ; il vit ce Dieu lui-même qui est l’Esprit; il vit l’eau, le vent, l’espace, et il n’aperçut rien autre chose.

33. Après avoir vu la source de toute action, touché par la qualité de la Passion, le Dieu, désireux de produire les mondes, l’esprit dirigé vers son œuvre, chanta les louanges de celui qu’il faut célébrer à jamais, le cœur plein de l’Être dont la voie est invisible.


FIN DU HUITIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
VUE DU DIVIN BHAGAVAT,
DANS LE DIALOGUE DE VIDURA ET DE MÂITRÊTA, AU TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.