Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 33

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 325-328).

CHAPITRE XXXIII.

HISTOIRE DE KAPILA.


1. Mâitrêya dit : Ayant ainsi entendu le discours de Kapila, Dêvahûti sa mère, la femme chérie de Kardama, débarrassée du voile de l’erreur, après s’être inclinée devant lui, chanta cette terre de la perfection où les principes sont comme une province distincte.

2. Dêvahûti dit : Ô toi, dont Adja, quoique né du lotus sorti de ton ventre, ne put voir le corps que par la méditation, ce corps étendu sur l’océan, formé des éléments, des sens, des attributs et du cœur, théâtre de l’action des qualités, et origine de toutes choses ;

3. Toi qui, partageant ton énergie d’après les tendances diverses des qualités, crées, conserves et détruis, quoique inactif, l’univers avec tes milliers de forces insaisissables à la raison ; toi dont la volonté est infaillible et qui es le maître des âmes,

4. Comment, Seigneur, as-tu pu être porté dans mon sein, toi dans le corps de qui était renfermé ce monde ? Car c’est un produit de Mâyâ, que ce petit enfant, qui dormait couché solitaire sur une feuille de figuier, portant son pied à sa bouche, et sous la forme duquel l’univers reposait à la fin du Yuga.

5. Tu as pris un cortège de formes corporelles pour la destruction des méchants, ô Seigneur, et pour la prospérité de ceux qui suivent tes ordres ; et cette incarnation [sous laquelle tu te montres aujourd’hui] est, comme celles où tu as paru en sanglier ou avec d’autres corps, destinée à enseigner la voie qui conduit à l’Esprit.

6. Si pour entendre, pour répéter, pour proclamer, pour se rappeler seulement quelquefois ton nom, l’homme le plus vil devient aussitôt digne de prendre part à l’offrande du Sôma, quels avantages ne doit pas procurer la vue de ta personne ?

7. Ah ! Sans doute l’homme de la plus basse extraction sur la langue duquel ton nom se trouve, devient par là l’homme le plus respectable ; car ils se sont mortifiés, ils ont célébré le sacrifice, ils se sont purifiés, ils ont lu le Vêda, ils ont une conduite irréprochable, ceux qui prononcent ton nom.

8. C’est pourquoi je t’adore, toi qui es le suprême Brahma, toi qui es Purucha, toi qui n’es visible qu’à l’esprit qui se replie sur lui-même, toi qui anéantis par ta splendeur l’action des qualités, toi qui es Vichṇu, Kapila, et la matrice des Vêdas.

9. Mâitrêya dit : Ainsi célébré, Bhagavat, qui est le suprême Purucha, [caché alors] sous le nom de Kapila, répondit d’une voix ferme à sa mère qu’il aimait tendrement.

10. Bhagavat dit : En marchant dans la voie que je viens de t’indiquer, ô ma mère, et que tu peux suivre aisément, tu t’élèveras en peu de temps à la perfection suprême.

11. Conserve avec foi ma parole qu’aiment ceux qui possèdent le Vêda ; elle te fera parvenir jusqu’à moi qui suis le salut ; ceux qui ne la connaissent pas tombent dans la mort.

12. Mâitrêya dit : Après avoir ainsi exposé la voie excellente de l’Esprit, le bienheureux Kapila partit avec l’assentiment de sa mère qui possédait le Vêda.

13. Dêvahûti s’appliquant à la pratique du Yoga en suivant les préceptes que lui avait donnés son fils, resta recueillie dans cet ermitage qui était comme une couronne de fleurs pour la Sarasvatî.

14. Les boucles de ses cheveux qui tombaient en longues mèches, étaient jaunies par l’usage du bain ; son corps maigri par de rudes mortifications, n’était couvert que de lambeaux de vêtements.

15. Après avoir renoncé à la demeure qu’avait créée le Pradjâpati Kardama par la puissance de sa magie et de ses pénitences, à cette demeure sans pareille, objet d’envie même pour les Dieux,

16. Où se trouvaient des couvertures semblables à l’écume du lait, des lits d’ivoire entourés de cercles d’or, des sièges du même métal et des tapis doux au toucher,

17. Et où se répétaient sur les murs faits d’un cristal transparent et ornés de grandes émeraudes, des lampes de diamant étincelantes et entourées de pierreries ;

18. Après avoir renoncé au jardin de ce palais, qu’embellissaient une foule d’arbres divins couverts de fleurs, où gazouillaient des couples d’oiseaux, où bourdonnaient les abeilles enivrées,

19. Où les Dieux qui la suivaient quand elle y entra [conduite par son mari] avaient chanté ses louanges, et qui, grâce à l’art de Kardama, se réfléchissait dans un étang embaumé de lotus ;

20. Après avoir renoncé à ce séjour, qui était un objet de désirs pour les femmes même d’Âkhaṇḍala (Indra), Dêvahûti, souffrant du départ de son fils, laissa voir quelque émotion sur son visage.

21. Abandonnée de son mari qui s’était retiré dans la forêt, triste du départ de son fils, elle était, quoiqu’elle connût la vérité, semblable à une génisse qui a perdu son petit.

22. Mais en méditant sur cet Être divin, sur son fils Kapila, qui était Hari, elle ne fut pas longtemps, ô Vidura, sans parvenir, dans cette maison même, à une complète indifférence.

23. Méditant sur la forme de Bhagavat, que son fils, avec un visage bienveillant, lui avait indiquée comme l’objet de sa contemplation, et qu’elle embrassait par la pensée dans son ensemble et dans chacune de ses parties,

24. À l’aide du Yoga dont le terme est la dévotion, à l’aide d’un renoncement énergique, d’une science résultant des observances convenables et faite pour conduire vers Brahma ;

25. Méditant, enfin, avec un cœur pur, sur l’Esprit présent partout qui dissipe par sa propre majesté les formes diverses sous lesquelles l’individualisent les qualités de Mâyâ ;

26. Fixant sa pensée sur Brahma, qui est Bhagavat, l’asile des âmes ; affranchie de toute douleur, parce que l’individualité de son âme n’existait plus à ses yeux ; parvenue au comble de l’inaction ;

27. Ayant calmé en elle le trouble des qualités par une contemplation désormais inébranlable, elle s’oublia complètement elle-même, tout comme un homme éveillé oublie ce qu’il a vu en songe.

28. Son corps nourri par des soins étrangers, et qui n’était plus amaigri par le chagrin, de l’atteinte duquel elle était désormais affranchie, brillait sous les guirlandes dont il était couvert, comme le feu à travers la fumée qui l’enveloppe.

29. Le cœur uni au fils de Vasudêva, elle vivait nue et les cheveux en désordre, oubliant son propre corps, asile du Yoga et des mortifications, qui ne se conservait que par l’action du Destin.

30. C’est ainsi qu’elle arriva en peu de temps, par la voie que Kapila lui avait indiquée, à posséder l’Esprit suprême, Brahma, Bhagavat, qui est la délivrance finale.

31. L’endroit où elle obtint, à héros, la perfection des Siddhas, fut nommé Siddhapada, lieu sacré, célèbre dans les trois mondes.

32. Son corps, dont les éléments mortels avaient été anéantis par le Yoga, devint, ami, une rivière excellente, donnant la perfection et fréquentée par les Siddhas.

33. Cependant le bienheureux Kapila, ce grand Yôgin, qui, après avoir pris congé de sa mère, avait quitté l’ermitage paternel, se retira du côté du nord-est.

34. Célébré par les Siddhas, par les Tchâranas, par les Gandharvas, par les solitaires et par les troupes des Apsaras, ayant reçu de l’Océan les honneurs de l’hospitalité et un asile,

35. Il s’assit, livré aux exercices du Yoga, loué par les maîtres de la doctrine Sâm̃khya, et profondément recueilli afin de pouvoir détruire les trois mondes eux-mêmes.

36. Je viens de t’exposer, ami, ce qui a fait l’objet de tes questions, c’est-à-dire l’entretien purifiant de Dêvahûti et de Kardama.

37. Celui qui écoute ou qui expose cette opinion du solitaire Kapila, laquelle contient le secret du Yoga de l’Esprit, celui-là fixant sa pensée sur Bhagavat, dont l’étendard porte l’image de Garuda, parvient au lotus des pieds de cet Être divin.


FIN DU TOME PREMIER.