Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 30

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 310-313).
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CHAPITRE XXX.

LE RÉSULTAT DES ŒUVRES.


1. Bhagavat dit : L’homme ne connaît pas plus l’immense énergie de cet Être [redoutable], qu’une masse de nuages ne connaît la force du vent qui la pousse.

2. Chacun des objets que l’homme acquiert avec tant de peine dans des vues de bonheur, Bhagavat, [qui est le Temps] les détruit tous, et devient ainsi pour lui une cause de larmes.

3. Car l’homme insensé regarde, dans son ignorance, comme des choses qui sont durables les biens, tels que les maisons, les terres et les richesses qui appartiennent à ce corps périssable comme tout ce qui en dépend.

4. Dans cette existence en effet, quelle que soit la matrice où une créature vient à naître, c’est là qu’elle trouve la mort ; elle ne peut s’en séparer.

5. L’homme, même lorsqu’il habite l’Enfer, ne désire pas d’abandonner son corps ; car au moment où arrive la mort de l’Enfer, il est le jouet de la divine Mâyâ.

6. L’homme, cet être destiné à la mort, dont l’esprit est exclusivement occupé du soin de sa famille, se voit, s’il ne m’a pas rendu un culte, privé du commerce des gens de bien, déchu des respects que l’on témoigne aux vieillards, et condamné à souffrir.

7. Concentrant tous les désirs de son cœur sur sa personne, sa femme et ses enfants, sur sa maison, ses troupeaux, ses richesses et ses amis, il a pour lui-même une haute estime.

8. Le corps consumé par les peines qu’il se donne pour faire prospérer tous ces biens, cet homme qui n’a dans le cœur que de misérables désirs, commet incessamment, dans son ignorance, de mauvaises actions.

9. Livrant sans réserve ses sens et son cœur aux charmes décevants des femmes impudiques auxquelles il s’abandonne en secret, ainsi qu’au langage caressant des petits enfants dont les paroles sont douces,

10. Le père de famille, au sein de sa maison où dominent le mensonge et la misère, s’attachant sans relâche à remédier au malheur, se figure qu’il est heureux.

11. C’est avec les biens qu’il a ramassés de tous côtés, en se livrant aux actes de violence les plus coupables, qu’il nourrit ces êtres dont il mange les restes, et qu’il ne soutient qu’en se perdant lui-même.

12. Quand il voit ses moyens de vivre épuisés, après qu’il en a plusieurs fois rassemblé de nouveaux, alors, privé de ressources et en proie à la cupidité, il désire le bien d’autrui.

13. Incapable de soutenir sa famille, triste parce que tous ses efforts sont vains, désormais privé de bonheur et plongé dans la misère, il soupire en proie au trouble de ses pensées.

14. Une fois qu’il ne peut plus nourrir les siens, sa femme et ses enfants ne le respectent plus comme ils faisaient autrefois, semblables au laboureur qui néglige un vieux taureau.

15. Sans pouvoir, même en cet état, se détacher du monde, soutenu par ceux qu’il nourrissait, défiguré par la vieillesse, il voit la mort face à face dans sa maison.

16. Il reste assis, mangeant ce qu’on lui jette avec mépris, comme au chien qui garde la maison, malade, n’allumant plus le feu, prenant peu d’aliments, et n’agissant presque plus.

17. Les yeux hors de la tête, fatigué par la toux et par les soupirs que lui arrache le vent qui traverse les conduits [de la respiration] obstrués par le phlegme, sa gorge fait entendre des sons rauques.

18. Gisant environné de ses parents qui se lamentent autour de lui, il ne répond plus quand on l’appelle, parce qu’il est tombé sous l’empire des chaînes du Temps.

10. C’est ainsi que l’homme exclusivement occupé du soin de sa famille, et qui n’a pas dompté ses sens, meurt, au milieu des larmes des siens, l’esprit égaré par le désespoir.

20. Alors arrivent deux messagers de Yama, terribles, la colère dans les yeux ; à leur aspect, l’homme sentant son cœur saisi d’effroi, ne peut plus retenir ses excréments.

21. Après l’avoir enfermé dans un corps qui est destiné aux souffrances de l’Enfer, lui serrant la gorge avec de fortes chaînes, ils l’emmènent par une longue route, de même que les soldats d’un roi entraînent un condamné.

22. Le cœur brisé par leurs reproches, tremblant de tous ses membres, déchiré pendant la route par des chiens, se souvenant, dans sa douleur, de son péché,

23. Tourmenté par la soif et par la faim, brûlé par le vent et par le feu, par l’incendie des forêts et par le soleil, le dos cruellement déchiré à coups de fouet, il s’avance, malgré sa faiblesse, sur un chemin dont le sable est brûlant, et où il ne trouve ni eau ni abri.

24. Tombant à chaque pas, épuisé de fatigue, s’évanouissant pour se relever encore, il est conduit à travers les ténèbres, par la route des pécheurs, jusqu’au séjour de Yama.

25. Après avoir franchi, en deux ou trois Muhûrtas, une route de quatre-vingt-dix-neuf mille Yôdjanas, il arrive au lieu des douleurs de l’Enfer.

26. Ses membres enveloppés de charbons et d’autres matières brûlantes, sont consumés par le feu ; ses chairs déchirées soit par lui-même, soit par d’autres, lui servent de pâture.

27. Il sent les chiens et les vautours qui habitent la demeure de Yama lui arracher les entrailles de son corps vivant ; il se voit dévoré par des serpents, par des scorpions, par des taons et par d’autres animaux qui le piquent.

28. Ses membres, séparés les uns des autres, sont dispersés ; des éléphants et d’autres bêtes féroces mettent son corps en lambeaux ; il est précipité du sommet des montagnes ; des abîmes et de l’eau s’opposent à son passage.

29. Enfin l’homme ou la femme viennent habiter les lieux de douleur nommés Tâmisra, Andhatâmisra, Râurava, et les autres Enfers auxquels les a condamnés leur union mutuelle.

30. Même en ce monde, ô ma mère, on dit : « C’est l’Enfer, c’est le Ciel ; » car les douleurs de l’Enfer sont déjà connues ici-bas.

31. C’est ainsi que l’homme qui élève une famille, ou qui ne songe qu’à nourrir son corps, après avoir abandonné l’un et l’autre ici-bas, reçoit, dans l’autre monde, pour prix de ses peines, une récompense semblable à celle que je viens d’indiquer.

32. Laissant en ce monde ce corps qu’il a soutenu aux dépens des créatures vivantes, il parvient seul au terme de son voyage, n’ayant d’autre provision que ses fautes.

33. Souffrant comme un malade qui a perdu l’esprit, l’homme recueille dans l’Enfer le fruit de la faute qu’il a fatalement commise en élevant sa famille.

34. Car l’homme qui ne travaille à soutenir sa famille que par l’injustice, tombe dans l’Ândhatâmisra, qui est la dernière des demeures ténébreuses.

35. Après avoir parcouru successivement tous les lieux de douleur qui sont situés au-dessous du monde des hommes, il rentre pur en ce monde.


FIN DU TRENTIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
RÉSULTAT DES ŒUVRES,
DANS LE TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.