Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 28

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 299-304).
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CHAPITRE XXVIII.

ACQUISITION DE LA DÉLIVRANCE.


1. Bhagavat dit : Je vais t’exposer, fille de roi, la définition du Yoga, qui a [Vichṇu] pour objet, et te dire par quel moyen un cœur pur entre dans la voie des hommes vertueux.

2. Accomplir son propre devoir suivant la mesure de ses forces ; s’abstenir de tout devoir étranger ; se contenter de ce qu’on reçoit du Destin ; rendre un culte aux pieds de ceux qui connaissent l’Esprit ;

3. Renoncer aux devoirs vulgaires et n’aimer que ceux qui conduisent au salut ; ne prendre qu’une nourriture peu abondante et pure ; rechercher toujours les lieux salubres et retirés ;

4. Être bon et véridique ; s’abstenir du vol et ne recevoir des présents que pour ses besoins ; être chaste et pur ; se livrer à une vie de pénitence ; lire les Vêdas et adorer Purucha ;

5. Garder un silence absolu ; rester perpétuellement debout en renonçant à être commodément assis ; se rendre peu à peu maître de sa respiration ; détacher ses sens des objets visibles, en les ramenant au dedans de soi à l’aide de son cœur ;

6. Maintenir avec son cœur le souffle vital immobile dans un des divers lieux [du corps] où il réside ; méditer sur les jeux de Vâikuṇṭha ; se mettre en possession de soi-même :

7. Telles sont, avec d’autres encore, les voies par lesquelles le sage maître de son souffle, doit, avec son intelligence, dompter sans relâche par le Yoga son cœur coupable et livré au mal.

8. Qu’indifférent à la manière dont il est assis, il fixe son siège dans un lieu pur ; qu’il s’y place, le corps droit, gardant une sainte posture, et qu’il s’y exerce [à retenir sa respiration].

9. Qu’il purifie la voie du souffle vital, en aspirant l’air [ extérieur], en le retenant, puis en le laissant sortir ; et que, répétant ces pratiques dans l’ordre inverse, il fixe solidement son cœur de manière à en faire cesser la mobilité.

10. Le cœur du Yôgin qui s’est rendu maître de son souffle vital, devient bientôt pur de toute passion, comme un métal qui se débarrasse de sa rouille, lorsqu’il est soumis à un courant d’air et de feu.

11. Qu’il consume ses vices [corporels] en retenant sa respiration ; ses péchés, en se rendant maître de son cœur ; ses penchants pour les objets sensibles, en ramenant à lui ses sens ; et les qualités qui détournent de l’Être suprême, en méditant.

12. Quand le cœur, purifié de toute passion, a été complètement arrêté par la pratique du Yoga, que l’ascète, fixant ses regards sur l’extrémité de son nez, médite sur la forme de Bhagavat,

13. De Bhagavat dont le visage bienveillant ressemble au nymphéa ; dont les yeux sont rouges comme le soleil ; qui est noir comme la feuille du lotus bleu ; qui porte la conque, le Tchakra et la massue ;

14. Qui est couvert d’un vêtement de soie jaune comme les filaments d’un lotus brillant ; qui porte le Çrîvatsa sur sa poitrine, et l’étincelant Kâustubha qui est suspendu à son cou ;

15. Qui est entouré d’une guirlande de fleurs des bois, au-dessus de laquelle bourdonnent agréablement les abeilles enivrées ; qui porte un collier, des bracelets, une aigrette, des anneaux pour les bras et pour les jambes, ornements du plus grand prix ;

16. Sur les hanches duquel brille une belle ceinture ; qui a pour siège le lotus du cœur [de ceux qui lui sont dévoués] ; qui est le plus beau des êtres ; qui est calme ; qui satisfait le cœur et les yeux ;

17. Dont la vue est ravissante ; qui est perpétuellement vénéré de tous les mondes ; qui conserve toujours la fleur de la jeunesse ; qui est empressé à témoigner sa bienveillance à ses serviteurs ;

18. Dont la gloire si digne de louanges est comme un étang sacré, et qui donne du renom à ceux que chantent les saints poèmes : que l’ascète, en un mot, médite sur toutes les parties à la fois de ce [divin] corps, jusqu’à ce que son cœur ne s’en détache plus.

19. Qu’avec un cœur pur il médite sur ce Dieu, se le représentant debout ou en marche, assis ou couché, endormi dans le mystère, ou donnant le spectacle de ses œuvres.

20. Quand le solitaire a reconnu que son esprit, embrassant la forme entière du Dieu, s’y est fixé d’une manière inébranlable, qu’il le porte exclusivement sur une des parties du corps de Bhagavat.

21. Qu’il médite sur le lotus des pieds de Bhagavat, qui est orné des signes de la foudre, de l’aiguillon, de l’étendard et du lotus, et dont les ongles rebondis, brillants et rouges, formant un cercle lumineux, dissipent les ténèbres dans le cœur des sages magnanimes.

22. Qu’il médite longtemps sur le lotus des pieds de Bhagavat, qui est pour les vices accumulés dans le cœur de celui qui les contemple, comme la foudre tombant sur une montagne, de ces pieds dont Çiva lui-même fut heureux de recevoir sur sa tête le bain purifiant qui, après les avoir lavés, forma le premier des fleuves.

23. Qu’il médite en son cœur sur les genoux de l’Être suprême qui détruit l’existence, sur ces genoux que Lakchmî aux yeux de lotus, assise sur ses cuisses, caresse de ses doigts brillants, Lakchmî la mère du Créateur du monde, que célèbrent les Suras.

24. Qu’il médite sur ses cuisses, trésor de vigueur, brillantes, qui ont la splendeur de la fleur de l’Atasikâ et qui reposent sur les épaules de Suparṇa ; qu’il médite sur le contour de ses hanches qu’embrasse la ceinture de clochettes posée sur le beau vêtement jaune qui lui tombe jusqu’aux talons.

25. Qu’il médite sur son nombril, cet étang placé au milieu de son ventre, réceptacle mystérieux de la réunion des mondes, d’où est sorti le lotus de l’univers, siège du Dieu qui est né de lui-même ; qu’il médite sur ses deux mamelles semblables à deux émeraudes précieuses, que blanchit l’éclat de pures rangées de perles.

26. Qu’il médite sur sa poitrine, ce siège de la grande Vibhûti, qui satisfait les yeux et le cœur des hommes, et sur son col destiné à embellir le joyau Kâustubha que vénèrent tous les mondes.

27. Qu’il médite sur ses bras dont les anneaux sont devenus luisants par l’effort que fit le Dieu pour retourner la montagne Mandara, ces bras sur lesquels reposent les Gardiens des mondes ; qu’il contemple le Tchakra aux mille rayons, dont on ne peut supporter la splendeur, et la conque qui est entre ses mains comme le Râdjaham̃sa qui se montre entre des lotus.

28. Qu’il pense à cette massue chère à Bhagavat, qui est souillée par le sang des héros ses ennemis, comme par la fange ; à cette guirlande autour de laquelle bourdonne un essaim d’abeilles ; à ce joyau suspendu à son cou, qui est le pur principe de l’âme individuelle.

29. Qu’il médite sur le lotus du visage de Bhagavat qui a pris un corps en ce monde dans une pensée de compassion pour ses serviteurs, sur ce visage que rehaussent un nez plein de noblesse et des joues pures, éclairées par le balancement de ses deux pendants d’oreilles étincelants qui représentent la forme du Makara.

30. Qu’il médite sans relâche sur ce visage entouré de boucles de cheveux frisés, qui surpasse en éclat le siège de Çrî que recherchent les abeilles et qui est l’asile des deux poissons, sur ce visage aux yeux de lotus, dont les sourcils s’agitent en se jouant, et qui ne se montre qu’au cœur de l’homme.

31. Qu’il médite longtemps en son cœur avec une contemplation continue sur le regard plein d’une immense bienveillance et embelli par un affectueux sourire que, dans l’excès de sa miséricorde, lancent ses yeux pour calmer les angoisses des trois espèces de douleurs.

32. Qu’il médite sur le sourire si noble de Hari, qui dessèche l’océan de larmes que versent, dans leur douleur profonde, tous les mondes inclinés à ses pieds, et sur l’arc de ses sourcils qu’il a créé par sa Mâyâ en faveur des solitaires, afin de jeter dans le trouble le Dieu dont l’étendard porte l’image du Makara.

33. Qu’il médite sur l’éclat de rire que fait entendre Vichṇu dont il saisit la forme dans la cavité de son cœur, sur ce rire, source de méditation, qui laisse voir une rangée de dents étroites, semblables à une branche de jasmin, et que rougit la teinte brillante de sa lèvre inférieure ; que dirigeant avec une dévotion affectueuse son cœur vers le Dieu, il ne désire plus voir autre chose que lui.

34. Plein d’amour alors pour Hari, sentant son cœur se fondre de dévotion, et tout son corps frissonner de plaisir, il est inondé à plusieurs reprises par les larmes abondantes que la tendresse lui arrache ; et le lien même de son esprit [par lequel il retient Bhagavat], finit peu à peu par être tendu avec moins d’effort.

35. Quand, ainsi éloigné de tous les objets, le cœur ne connaît plus rien où se porter, et qu’il est détaché de tout, il disparaît aussitôt, semblable à la flamme qui s’éteint ; dans cet état, l’homme désormais à l’abri du courant des qualités, voit sous son regard même son esprit qui est unique et dont il ne se distingue plus.

36. Ainsi absorbé par cet anéantissement final du cœur au sein de la suprême majesté, l’homme, placé en dehors du plaisir et de la peine, rapporte l’origine de cette double imperfection à la Personnalité, à cette cause d’action qui n’existe réellement pas, parce qu’il a saisi dans son propre sein la substance de l’Esprit suprême.

37. Étant ainsi parvenu à reconnaître ce qui le constitue lui-même, le Siddha parfait ne fait plus aucune attention à son corps ; soit que, sous l’empire du Destin, ce corps vienne de se lever, et qu’il soit debout, soit qu’il ait quitté ou repris sa place, il ne le distingue pas plus qu’un homme aveuglé par les vapeurs d’une liqueur enivrante ne remarque l’état du vêtement qui enveloppe ses reins.

38. Le corps, cependant, agissant sous l’empire de la Destinée, continue de vivre avec les sens, tant que dure l’action qu’il a commencée ; mais l’homme qui, parvenu au terme de la contemplation, a reconnu la réalité, n’a plus de contact avec ce corps, qui, comme tout ce qui en dépend, n’est pour lui qu’un vain songe.

39. De même que l’homme se distingue de ses enfants et de ses richesses, quoiqu’il regarde ces biens comme un autre lui-même, ainsi l’Esprit se distingue du corps et des autres choses.

40. De même encore que le feu se distingue du tison qui brûle, ainsi que de l’étincelle ou de la fumée qu’il produit, quoique ces choses soient regardées comme faisant partie de sa nature,

41. Ainsi l’Esprit, ce spectateur interne, est distinct des éléments, des sens, de la Personnalité, comme Brahma l’est de l’âme individuelle, et Bhagavat de la Nature.

42. Qu’avec un cœur étranger à toute autre chose, l’homme voie l’Esprit dans tous les êtres, et tous les êtres dans l’Esprit, qui est pour toutes les créatures comme leur âme.

43. Tel que le feu, qui est unique, paraît multiple par suite de la diversité des substances qui le recèlent, tel paraît être l’Esprit résidant au sein de la Nature, par suite de l’inégale distribution des qualités dont se composent les corps où il est enfermé.

44. Aussi n’est-ce qu’après avoir triomphé de la Nature si difficile à vaincre, de cette énergie divine à laquelle il est uni, et qui est ce qui existe comme ce qui n’existe pas [pour nos organes], que l’Esprit se repose au sein de sa véritable forme.


FIN OU VINGT-HUITIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
OBSERVATION DES MOYENS,
DANS LE TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.