Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 20

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 254-259).
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CHAPITRE XX.

CRÉATION DE L’UNIVERS.


ÇAUNAKA dit :

1. Lorsque le Manu Svâyam̃bhuva eut obtenu la terre pour s’y placer, ô fils de Sûta, quelles voies ouvrit-il à la création des êtres qui devaient naître ensuite ?

2. Le guerrier profondément dévoué à Bhagavat, lui dont le cœur était exclusivement occupé de Krǐchṇa son ami, et qui, pour suivre Krǐchṇa, n’hésita pas à délaisser son frère aîné et ses enfants qui s’étaient rendus coupables [en méprisant le Dieu] ;

3. Ce fils de Dvâipâyana, qui n’était pas inférieur à son père en majesté, qui s’était réfugié de toute son âme auprès de Krǐchṇa, et qui s’était dévoué à ceux qui faisaient de ce Dieu l’objet de leurs méditations ;

4. Ce guerrier enfin que sa dévotion aux étangs sacrés avait purifié de ses passions, quelle gestion adressa-t-il à Mâitrêya, à ce sage si habile dans la connaissance de la vérité, après qu’il l’eut abordé, lorsqu’il était assis au passage du Gange ?

5. Sans aucun doute leur entretien a dû rouler sur ces pures histoires, aussi capables que les eaux du Gange d’effacer les péchés, et qui ont pour objet les pieds de Bhagavat.

6. Expose-nous, et puisse le bonheur être avec toi, les histoires de celui dont les nobles actions méritent d’être racontées ; quel est l’homme de goût qui pourrait se lasser de boire l’ambroisie. des histoires de Hari ?

7. Ainsi interrogé par les Rǐchis rassemblés dans la forêt de Nâimicha, Ugraçravas, l’esprit exclusivement dirigé sur Bhagavat, leur répondit : Écoutez.

SÛTA dit :

8. Ayant appris comment la terre avait été soulevée du fond de l’Abîme par Hari, qui avait pris à l’aide de sa Mâyâ la forme d’un sanglier, et comment Hiraṇyâkcha avait été tué d’une manière ignominieuse, exploits qui n’avaient été qu’un jeu pour Vichṇu, le guerrier, descendant de Bharata, s’adressa ainsi au solitaire avec une joie toujours croissante.

9. Vidura dit : Quand le chef des Pradjâpatis, occupé de la création des êtres, eut produit les chefs des créatures, dis-moi ce qu’il entreprit ensuite, ô Brahmane, toi qui connais la voie du principe invisible.

10. Comment les Brâhmanes dont Marîtchi est le premier, et comment le Manu Svâyam̃bhuva produisirent-ils cet univers pour obéir aux ordres de Brahmâ ?

11. Que créèrent ces êtres qui, quoique ayant chacun une femme, n’étaient dépendants de personne pour l’accomplissement de leurs actes ? N’est-ce pas réunis tous ensemble qu’ils produisirent en commun cet univers ?

12. Mâitrêya dit : Le principe de l’Intelligence naquit de la réunion des trois qualités qu’avait mises en mouvement Bhagavat, à l’aide du Destin, ce principe supérieur, qui ne se repose jamais, et qui échappe au raisonnement.

13. Né du principe de l’Intelligence poussée par le Destin et en qui dominait la Passion, le principe [de la Personnalité] qui est l’origine des éléments, possédant les trois qualités, créa l’éther et les autres êtres, cinq par cinq, [la molécule subtile, l’élément, l’organe de la connaissance, l’organe de l’action, et la Divinité de l’organe.]

14. Ces êtres, qui pris chacun isolément étaient incapables de créer, s’étant réunis par l’action du Destin, produisirent un œuf d’or formé de l’ensemble des éléments.

15. Cet œuf gisait sans âme sur l’eau de l’océan ; le souverain Seigneur y habita pendant mille années complètes.

16. Du nombril du Seigneur suprême sortit un lotus qui avait l’éclat immense de mille soleils, qui contenait les habitations de toutes les âmes, et dans lequel résidait le Dieu même qui brille de sa propre splendeur.

17. Poussé par Bhagavat qui dormait au fond de l’eau [du Brahmâṇḍa], le Dieu forma la constitution du monde, comme il l’avait faite autrefois, de sa propre constitution.

18. Il commença par créer de son ombre Avidyâ (l’ignorance), qui comprend cinq développements, savoir les ténèbres, les ténèbres épaisses, l’aveuglement, l’erreur, et le trouble profond.

19. Il créa, sans en être satisfait, son corps qui était formé des Ténèbres ; ce fut la nuit, source de la faim et de la soif, dont s’emparèrent les Yakchas et les Rakchas.

20. Poussés par la faim et par la soif, ces êtres accoururent pour dévorer ce corps : Ne le conservez pas, dévorez-le, s’écriaient-ils, tourmentés par la soif et par la faim.

21. Le Dieu leur dit dans son trouble : Ne me dévorez pas, conservez-moi, ô vous tous, Yakchas et Rakchas ; vous êtes mes propres enfants.

22. Le Dieu brillant de splendeur créa spécialement les divers Dêvatâs ; ces êtres lumineux s’emparèrent de cette splendeur, créée par lui, qui fut le jour.

23. Le Dieu créa de son bas-ventre les Asuras pleins de concupiscence ; ces êtres, emportés par leurs désirs lascifs, accoururent pour s’unir à lui.

24. Brahmâ riant et irrité tout ensemble, à la vue des Asuras impudiques qui le poursuivaient rapidement, s’enfuit effrayé.

25. S’étant réfugié auprès de Hari, qui est le dispensateur des bienfaits, qui dissipe le chagrin des malheureux, et qui, par bienveillance pour ceux qui lui sont dévoués, se laisse voir à eux conformément à leurs désirs,

26. Protège-moi, s’écria-t-il, ô Esprit suprême ! Les créatures que j’ai produites par ton ordre accourent, dans leur égarement, pour me faire violence.

27. Toi seul tu peux certainement détruire la douleur des êtres qui souffrent, et toi seul aussi tu peux l’envoyer à ceux qui ne se réfugient pas à tes pieds.

28. Celui qui voit clairement au fond des cœurs, reconnaissant le danger de Brahmâ, Abandonne ce corps redoutable, lui cria-t-il, et Brahmâ l’abandonna aussitôt.

29. Ce corps apparut sous la forme d’une femme, dont les pieds, semblables au lotus, portaient des anneaux retentissants, dont les regards erraient troublés par la passion, dont les reins étaient couverts d’un vêtement de soie sur lequel se jouaient les clochettes de sa ceinture,

30. Dont les seins élevés et rapprochés l’un de l’autre n’étaient séparés par aucun intervalle, qui avait un beau nez, de belles dents, un doux sourire et un regard gracieux,

31. Qui se cachait par pudeur [dans son vêtement], et dont le visage était protégé par des boucles de cheveux noirs ; les Asuras, vertueux guerrier, ayant pris ce corps pour une femme, se sentirent tous pour elle la même passion.

32. Ah quelle beauté ! Ah quelle noblesse ! Ah ! Que sa jeunesse est tendre ! Elle passe au milieu de ceux qui brûlent de désirs comme si elle n’en éprouvait pas.

33. Après s’être livrés ainsi à mille réflexions, les Asuras, abordant avec intérêt cette forme de femme qui était Sam̃dhyâ (le crépuscule du soir), l’interrogèrent avec de mauvaises pensées dans le cœur.

34. Qui es-tu, de qui es-tu fille, ô toi dont les cuisses ressemblent à la tige du bambou ? quel est ton but en venant ici, femme orgueilleuse ? Tu nous désoles, nous malheureux, en offrant à nos regards ta beauté qui est d’un prix inestimable.

35. Qui que tu sois, ô belle fille, c’est déjà un bonheur que de te voir ; tu agites le cœur de ceux qui te regardent, comme la balle qu’une femme fait bondir en se jouant.

36. Le lotus de tes pieds ne s’arrête jamais en aucun endroit, femme charmante, toi qui frappes sans cesse de la paume de ta main la balle qui rebondit ; ta taille s’affaisse effrayée par le poids de tes larges seins ; ton regard pur paraît indifférent ; la masse de tes cheveux est ravissante.

37. À ces mots les Asuras s’emparèrent de Sam̃dhyâ, qui s’avançait comme une beauté voluptueuse, le prenant, dans leur ivresse, pour une femme.

38. Le bienheureux Brahmâ souriant avec un sentiment de profonde affection, créa de sa beauté qui se mirait en elle-même les troupes des Gandharvas et des Apsaras.

39. Le corps qu’il créa ainsi fut lumineux, beau, aimable ; et les troupes des Gandharvas qui ont Viçvâvasu à leur tête, s’en emparèrent avec joie.

40. Après avoir créé de sa fatigue les Bhûtas et les Piçâtchas, Brahmâ en les voyant nus et échevelés, ferma les yeux.

41. Ces êtres s’emparèrent de ce corps, créé par le Dieu, qu’on nomme le bâillement et qui est le sommeil, de ce corps qui produit chez tous les êtres l’affaissement des organes avec lequel les Bhûtas domptent les vivants ; on appelle cette troupe celle des Unmâdas.

42. Le bienheureux Adja se sentant énergique, créa de sa forme invisible les troupes des Sâdhyas et celles des Pitrǐs.

45. Les Pitrǐs obtinrent ce corps par lequel avait eu lieu la création de l’Esprit, ce corps à l’aide duquel les sages déroulent l’offrande en l’honneur des Sâdhyas et des Pitrǐs.

44. Il créa les Siddhas et les Vidyâdharas de la faculté qu’il a de disparaître [à tous les regards], et il leur donna ce corps merveilleux qui est appelé le pouvoir de disparaître.

45. Il créa les Kinnaras et les Kim̃puruchas de la réflexion de son corps, en s’inclinant avec complaisance devant lui pour regarder sa propre image.

46. Ces êtres prirent cette forme qui avait été abandonnée par le Dieu : c’est pourquoi ils vont chantant deux à deux, au moment de l’aurore, les actions de Paramêchṭhin.

47. Couché, le corps étendu commodément, et livré à mille réflexions sur la création qui n’avançait pas, il créa de sa colère ce corps [qui jouit et qui s’irrite].

48. Les cheveux qui se détachèrent de ce corps devinrent des serpents ; du Dieu qui rampait naquirent les Sarpas cruels, et les Nâgas dont la gorge s’étend et se gonfle.

49. Quand celui qui est né de lui-même crut qu’il avait accompli son œuvre, il fit naître à la fin, de son cœur, les Manus qui donnent l’existence aux créatures.

50. Le Dieu maître de lui-même leur abandonna son propre corps, qui était celui d’un homme ; en voyant les Manus [sous cette forme humaine], les êtres qui avaient été antérieurement créés célébrèrent le Pradjâpati.

51. Ah ! Qu’il est bien fait, Dieu créateur, le monde qui a été fait par toi, ce monde dans lequel sont établies les cérémonies qui nous assurent à nous tous notre nourriture !

52. Puissant par la science, par les austérités, par la méditation profonde, et par la pratique du Yoga, le [premier] Rǐchi, maître de ses sens, créa les Rǐchis, créatures respectées.

53. L’Être incréé leur donna à chacun une portion de son propre corps, de ce corps en qui se trouvent la méditation, le Yoga, les facultés surnaturelles, les pénitences, la science et le renoncement au monde.


FIN DU VINGTIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
CRÉATION DE L’UNIVERS,
DANS LE TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.