Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 12

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 210-215).
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CHAPITRE XII.

DESCRIPTION DE LA CRÉATION.


1. Mâitrêya dit : Je viens de te décrire, ô guerrier, la grandeur de l’Esprit suprême, laquelle se nomme le Temps ; apprends maintenant de moi comment créa le Dieu qui est la matrice des Vêdas,

2. Le premier créateur produisit au commencement les ténèbres épaisses, les ténèbres, l’erreur profonde, l’erreur et l’obscurité, qui sont les divers développements de l’ignorance.

3. Ayant regardé cette création coupable, il ne ressentit que peu d’estime pour lui-même ; et ayant purifié son cœur par la contemplation de Bhagavat, il produisit ensuite d’autres êtres.

4. Le Dieu qui est né de lui-même donna donc naissance aux sages nommés Sanaka, Sananda, Sanâtana et Sanatkumâra, tous solitaires, inactifs et chastes.

5. Le Dieu qui existe par lui-même dit à ses fils : Créez des êtres, ô mes enfants ! Mais ils n’en avaient pas l’intention, parce que désireux d’obtenir la délivrance finale, ils songeaient exclusivement au fils de Vasudêva.

6. Ainsi repoussé par les solitaires ses fils qui refusaient d’exécuter ses ordres, le Dieu en ressentit une colère intolérable qu’il essaya de dompter.

7. Quoique contenue par sa pensée, la colère du chef des créatures s’élança tout d’un coup de l’espace qui sépare ses sourcils, sous la forme d’un enfant de couleur pourpre.

8. Cet être, le premier-né des Dieux, qui était le bienheureux Bhava, se mit à pleurer en disant : Donne-moi des noms, ô créateur, et des lieux où je puisse habiter, ô précepteur des mondes !

9. Le bienheureux Pâdma, ayant égard à sa prière, lui répondit d’une voix bienveillante : Ne pleure pas, enfant, je ferai ce que tu désires.

10. Parce que tu as pleuré, ô le meilleur des Suras, comme un enfant qui a peur, à cause de cela les créatures t’appelleront du nom de Rudra (celui qui pleure).

11. Le cœur, les sens, le souffle vital, l’atmosphère, le vent, le feu, l’eau, la terre, le soleil, la lune et la pénitence, ce sont là les demeures qui t’ont été assignées dès le commencement.

12. Manyu (le colérique), Manu (l’intelligent), Mahinasa (le souverain), Mahat (le grand), Çiva (l’heureux), Rǐtadhvadja (qui a l’étendard du sacrifice), Ugrarêtas (celui dont la semence est redoutable), Bhava (l’existant), Kâla (le temps), Vâmadêva (le Dieu contraire), Dhrǐtavrata (celui qui tient à ses vœux) [voilà tes noms.]

15. Dhî (l’Intelligence), Dhrǐti (la Constance), Ruçanâ (la Malédiction), Umâ (la Splendeur), Niyudh (la Lutte), Sarpis (le Beurre clarifié), Ilâ (la Terre), Ambikâ (la Mère), Irâvatî (celle qui est rapide), Sudhâ (le nectar des Dieux), Dîkchâ (le Don religieux), et Rudrâṇî, ce sont là tes femmes, ô Rudra.

14. Prends ces noms ainsi que ces demeures et ces femmes ; avec elles crée des êtres nombreux, parce que tu es le chef des créatures.

15. Ainsi instruit par son père, le bienheureux Rudra, dont le corps est de couleur pourpre, produisit des créatures semblables à lui par la force, par la figure et par le naturel.

16. Ayant vu les innombrables troupes des Rudras, créés par Rudra, qui ravageaient de toutes parts l’univers, le Pradjâpati ressentit de la crainte.

17. Assez de semblables êtres ont été créés, ô le meilleur des Suras, de ces êtres qui, avec des yeux qui sortent de leur orbite, me consument moi et les points de l’horizon.

18. Accomplis, et puisse le bonheur être avec toi ! Une pénitence qui fasse le bien de tous les êtres ; c’est seulement à l’aide de cette pénitence que tu créeras l’univers comme tu as fait autrefois.

19. Car l’homme, à l’aide de la pénitence, obtient bien vite la suprême splendeur, qui est le bienheureux Adhôkchadja, cet être qui habite dans l’asile le plus secret de tous les êtres.

20. Instruit de cette manière par le Dieu qui est né de lui-même, après avoir marché autour du maître de la parole, Rudra lui dit. Cela est bien ; et il entra dans la forêt pour faire pénitence.

21. Alors pendant que Brahmâ, uni à l’énergie de Bhagavat, méditait sur la création, il produisit dix fils, qui sont l’origine des familles qui ont peuplé le monde.

22. C’étaient Marîtchî, Atri, Ag̃giras, Pulastya, Pulaha, Kratu, Bhrǐgu, Yasichṭha, Dakcha, et Nârada qui est le dixième.

23. Nârada naquit de la poitrine du Dieu qui existe par lui-même, Dakcha de son orteil, Vasichṭha de son souffle, Bhrǐgu de sa peau, Kratu de sa main ;

24. Pulaha de son nombril, le Rǐchi Pulastya de ses oreilles, Ag̃giras de sa bouche, Atri de son œil, et Maritchi de son cœur.

25. Dharma sortit du côté droit de sa poitrine, où habite Nârâyaṇa lui-même, et Adharma du côté gauche, Adharma duquel naît la mort qui épouvante les mondes.

26. Le désir prit naissance dans son cœur, la colère entre ses sourcils ; la cupidité naquit de sa lèvre inférieure, la voix de sa bouche ; les mers sortirent du canal de l’urètre, et Nirrǐtis, l’asile du péché, de l’extrémité de l’organe excrétoire de Brahmâ.

27. De son ombre naquit Kardama, le puissant époux de Dêvahûti ; et ce monde tout entier sortit du cœur et des membres de l’architecte de l’univers.

28. Svayam̃bhû aima passionnément sa propre fille Vâtch (la Parole), belle et ravissante, mais qui ne l’aimait pas : voilà, ô guerrier, ce que la tradition nous apprend.

29. Voyant leur père livré à une pensée contraire à la loi, les sages dont Marîtchi est le chef l’avertirent ainsi avec affection :

30. Une telle chose n’a jamais été faite par ceux qui t’ont précédé, et d’autres après toi ne la feront pas davantage ; comment pourrais-tu, t’abandonnant sans frein à tes désirs, avoir commerce avec ta propre fille ?

31. Cette conduite, en effet, ô précepteur de l’univers, n’est pas excusable même de la part de ces sages célèbres dont le monde n’a qu’à imiter les actions pour parvenir à la béatitude.

32. Adoration à Bhagavat qui a, par sa propre splendeur, produit au dehors cet univers qui résidait dans son sein ! C’est à lui de protéger la justice.

33. Voyant les Pradjâpatis ses fils qui parlaient ainsi, le chef des maîtres des créatures abandonna son corps, couvert de honte ; les points de l’horizon reçurent ce corps redoutable, que les hommes reconnaissent comme le brouillard ténébreux.

34. Les Védas naquirent du Dieu créateur aux quatre visages, qui méditait un jour ainsi : Comment créerai-je l’ensemble des mondes tel qu’il existait autrefois ?

35. [En même temps parurent] les fonctions des quatre prêtres officiants, le développement des rites du sacrifice, les Upavêdas et la morale, les quatre portions de la justice, et les devoirs des diverses conditions.

36. Vidura dit : Sans doute le chef des créateurs de l’univers fit naître de sa face les Vêdas et les autres parties de l’Écriture : dis-moi cependant, ô trésor de pénitence, de quelle manière il créa chacun de ces livres en particulier.

37. Mâitrêya dit : Il créa successivement de son premier visage et des suivants les quatre Vêdas, le Rǐtch, le Yadjus, le Sâman, l’Atharvan, puis les prières [mentales] qui sont comme le glaive, l’offrande, la collection des hymnes [chantés], et l’expiation.

38. Il créa successivement et de la même manière l’Âyurvêda (les traités de médecine), le Dhanurvêda (les traités sur l’art militaire), le Gândharvavêda (les traités de musique), et le Sthâpatyavêda (les traités d’architecture).

39. Le Seigneur qui possède toutes les sciences créa de tous ses visages les Itihâsas et les Purâṇas, qui forment un cinquième Vêda.

40. De son premier visage il tira les mesures Chôḍaçî et Uktha, les pratiques [purifiantes] du Purîchî et de l’Agnichṭut, l’Âptôryâma et l’Atirâtra, le Vâdjapêya et le sacrifice de la vache.

41. Il créa aussi la science, l’aumône, la pénitence et la vérité, qui sont les quatre portions de la justice, ainsi que les diverses conditions dans leur ordre successif, avec leurs moyens de vivre.

42. L’initiation par la Sâvitrî, l’observance du jeûne Prâdjâpatya, l’étude perpétuelle du Vêda, les professions [permises], le gain [légitime], l’acceptation de ce qu’on vous offre, le glanage, ce furent là les pratiques assignées au maître de maison.

45. Les Vâikhânasas (anachorètes qui subsistent d'herbes sauvages qu’ils arrachent), les Vâlikhilyas (ceux qui ayant obtenu de la nourriture nouvelle, rejettent celle qu’ils avaient précédemment amassée), les Âuḍumbaras (ceux qui vivent des fruits qu’ils ont cueillis du côté auquel répond le point de l’horizon qu’ils ont vu le premier le matin en se levant), les Phêṇapas (ceux qui subsistent de fruits tombés naturellement), furent destinés à vivre dans la forêt ; les Kuṭîtchakas (ceux qui ayant tout abandonné, tiennent encore aux devoirs de leur ordre), les Bahvôdas (ceux qui se livrent à la science en la substituant aux œuvres), les Ham̃sas (contemplatifs livrés exclusivement à la méditation), et les Nichkriyas (ceux qui sont complètement inactifs, après avoir obtenu la vérité), furent destinés à vivre dans le renoncement de toutes choses.

44. La science de l’Esprit, celle du triple Vêda, les devoirs de chaque profession, la théorie des châtiments, ainsi que les [trois] formules sacrées nommées Vyâhrĭtis et le Praṇava (le monosyllabe Om), sortirent de la cavité de son cœur.

45. Le mètre Uchṇih sortit des poils, et la Gâyatrî de la peau, le mètre Trichṭubh de la chair, l’Anuchṭubh du muscle Snâyu, et le Djagatî des os du chef des créatures.

46. Le mètre Pag̃kti sortit de sa moelle, et le Vrǐhatî de sa respiration ; son âme fut la série des lettres appelées Sparças (les cinq classes de consonnes) ; son corps fut celle des voyelles.

47. Ses sens furent les sifflantes et l’aspiration ; sa vigueur forma les lettres qui suivent immédiatement les cinq classes ; les sept notes naquirent des jeux de Pradjâpati.

48. C’est l’Être supérieur au Brahmâ visible et invisible à la fois. à celui qui est la Parole divine, c’est cet être qui, [caché,] est Brahma, et qui, manifesté, apparaît revêtu de nombreuses énergies.

49. Ensuite ayant pris un autre corps, Brahmâ tourna son esprit vers la création. Reconnaissant que la création des Rǐchis était restée sans développement, malgré l’immense énergie de ces sages, il réfléchit à cela plusieurs fois dans son cœur, ô descendant de Kuru.

50. Chose étonnante ! Quoique mes forces y soient perpétuellement employées, les créatures ne croissent pas ; c’est sans doute le Destin qui y met obstacle.

51. Pendant que Brahmâ, qui faisait ce qui était convenable, reconnaissait l’action du Destin, il vit se diviser en deux portions cette forme qu’on appelle Kâya (le corps), d’après son nom qui est Ka.

52. Les deux portions de son corps formèrent un couple mâle et femelle ; la portion mâle fut le Manu Svâyam̃bhuva, qui est [nommé aussi] Svarâdj (resplendissant de son propre éclat).

53. La portion femelle fut nommée Çatarûpâ ; elle fut la femme de cet être magnanime ; ils s’unirent et donnèrent naissance aux créatures.

54. Le Manu eut de Çatarûpâ cinq enfants, ô descendant de Bharata : deux fils, Priyavrata et Uttânapâda, et trois filles.

55. Ces filles étaient Âkûti, Dêvahûti et Prasûti ; il donna Âkûti à Rutchi, la seconde à Kardama, et Prasûti à Dakcha ; c’est par ces alliances que fut peuplé l’univers.


FIN DU DOUZIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
DESCRIPTION DE LA CRÉATION,
DANS LE DIALOGUE DE VIDURA ET DE MÂITRÊYA, AU TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.