Le Bhâgavata Purâna/Livre I/Chapitre 7

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 28-34).
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CHAPITRE VII.

CHÂTIMENT DU FILS DE DRÔṆA.


ÇÂUNAKA dit :

1. Quand Nârada fut parti, que fit l’illustre solitaire Vâdarâyaṇa, qui venait d’apprendre ses intentions ?

SÛTA dit :

2. Il est sur la rive occidentale de la Sarasvatî, rivière aimée des Brâhmanes, un ermitage, nommé Çamyâprâsa, qui augmente le mérite des sacrifices accomplis par les Rĭchis.

3. Là, assis dans sa demeure, embellie par une multitude de jujubiers, Vyâsa, après avoir fait ses ablutions, retint fortement son cœur au dedans de lui ;

4. Et au sein de son cœur pur, complètement fixé par l’intensité de la dévotion, il vit Purucha (l’Esprit) tout entier, et Mâyâ qui lui est soumise,

5. Mâyâ qui, abusant l’âme individuelle, lui fait croire que ce sont les trois qualités qui la constituent, quoique l’âme en soit distincte, et qui lui impose, [en l’unissant à ces qualités, ] une condition qui n’a pas de réalité véritable.

6. Il vit que c’est certainement la pratique de la dévotion dont Adhôkchadja est l’objet, qui fait disparaître cette condition qui n’a pas d’existence réelle ; et le sage composa en faveur des hommes ignorants la collection consacrée à Sâtvata (Vichṇu),

7. Collection qui fait naître, dans celui qui en entend la lecture, la dévotion à Krĭchna, qui est le Purucha suprême, et par laquelle sont détruits le chagrin, les passions et la crainte.

8. Après avoir rédigé et arrangé méthodiquement cette composition consacrée à Bhagavat, le solitaire la fit lire à Çuka son fils, qui s’était voué à l’inaction.

ÇÂUNAKA dit :

9. Et ce solitaire voué à l’inaction, qui. dédaignait complètement toutes choses, et trouvait son plaisir en lui-même, pourquoi donc lut-il cette grande composition ?

SÛTA dit :

10. C’est avec un entier désintéressement que les solitaires qui trouvent leur plaisir en eux-mêmes, adressent, quoique affranchis de tous les liens, leur dévotion au puissant Vichṇu, [en disant :] Ce sont là les qualités de Hari.

11. C’est l’esprit fixé sur les qualités de Hari, que le bienheureux fils de Vâdarâyaṇa, toujours ami des hommes qui se consacrent à Vichṇu, a lu cette grande histoire.

12. Je vais raconter la naissance, les actions et la mort du Rĭchi des rois, Parîkchit, et le départ des fils de Pâṇḍu, comme introduction à l’histoire de Krĭchṇa.

13. Quand, dans la lutte entre les fils de Kuru et le parti des Srǐndjayas, les braves guerriers eurent quitté la terre pour la demeure des héros, et qu’un coup de la massue de Vrĭkôdara (Bhîma) eut brisé les cuisses et le sceptre du fils de Dhrĭtarâchtra,

14. Drâuṇi (Açvatthâman) croyant satisfaire son maître, coupa la tête aux enfants de Krĭchna (Drâupadî), pendant qu’ils dormaient ; acte barbare qui indigna Duryôdhana, et qui couvrit d’opprobre celui qui s’en était rendu coupable.

15. La mère apprenant la mort de ses enfants chéris, consumée par une douleur cruelle, les yeux noyés d’un torrent de larmes, s’abandonnait à ses sanglots ; le guerrier aux nombreuses aigrettes (Ardjuna) lui fit cette promesse pour la consoler :

16. Va, j’essuierai tes larmes ; les flèches lancées par mon arc Gâṇdîva t’apporteront la tête de ce vil Brâhmane souillé de sang : tu la fouleras aux pieds ; et puis, livrant aux flammes les corps de tes enfants, tu te purifieras.

17. L’ayant ainsi consolée par de douces paroles, le guerrier dont Atchyuta est l’écuyer et l’ami et qui porte sur son étendard l’image d’un singe, Ardjuna, couvert de sa cuirasse, armé de son arc redoutable, et monté sur son char, se mit à la poursuite du fils de son maître spirituel.

18. Mais l’assassin des enfants de Drâupadî, qui avait mis pied à terre, troublé à la vue d’Ardjuna qui accourait de loin sur son char, s’enfuit pour sauver sa vie, de toute la rapidité de sa course, comme le soleil reculant de crainte devant Rudra (Çiva).

19. Voyant que ses chevaux fatigués le laissaient sans ressource, le fils du Brahmane songea, pour sauver sa vie, au javelot nommé Brâhmaçiras (Tête de Brahmâ).

20. Alors, dirigeant sa pensée sur cet objet, et s’étant plongé dans l’eau, il lança le javelot, quoiqu’il ignorât le moyen de le retenir, s’il venait à mettre en danger les êtres vivants.

21. Il en sortit un feu indomptable qui enveloppait tout le ciel ; alors prévoyant le danger qui menaçait les créatures, Ardjuna dit à Vichṇu :

22. Krĭchṇa ! Krĭchṇa au bras puissant ! toi qui donnes la sécurité à ceux qui te sont dévoués ! tu es le seul qui puisses délivrer du monde les créatures qui y sont consumées.

23. Oui, tu es le Seigneur suprême, Purucha, ce premier être, supérieur à la Nature, qui se dégageant de Mâyâ par l’énergie de sa pensée, subsiste absolu en lui-même.

24. C’est toi-même qui, par ta puissance, établis sous la forme, de la loi et des autres avantages ce qui donne le salut au monde des créatures, dont l’intelligence est troublée par Mâyâ.

25. De même, cette incarnation [sous laquelle tu te manifestes à mes yeux], tu l’as revêtue pour te charger du fardeau de la terre, et pour offrir un perpétuel sujet de méditations à ceux qui te connaissent, et dont la pensée n’a pas d’autre objet que toi.

26. Dieu des Dêvas ! j’ignore quelle est cette merveille et quelle en est la cause ; de tous côtés s’avance à ma rencontre un feu dont l’ardeur est intolérable.

27. Bhagavat dit : Tu le connais ; c’est le javelot de Brahmâ que le fils de Drôṇa veut t’opposer ; mais lui-même ignore le moyen de le retenir, au moment où il va détruire les êtres.

28. Certes, aucun autre javelot quel qu’il soit n’est capable de le dompter ; mais puisque tu en connais le secret, anéantis, avec un feu semblable, le feu de ce javelot déchaîné.

SÛTA dit :

29. À ces mots, Phâlguna (Ardjuna), redoutable aux guerriers ennemis, portant de l’eau à ses lèvres et tournant autour de Krĭchṇa, opposa le javelot de Brahmâ au javelot de Brahmâ.

30. Les feux de ces deux javelots, avec les flèches dont ils étaient entourés, s’étant confondus l’un dans l’autre, comme le soleil et le feu [au temps de la destruction des mondes], augmentèrent de violence, enveloppant la terre, le ciel et l’atmosphère.

31. En voyant l’immense éclat de ces javelots des deux guerriers, qui portaient l’incendie dans les trois mondes, toutes les créatures, consumées par le feu, crurent que le jour de l’embrasement de l’univers était arrivé.

32. Ardjuna remarquant la détresse des créatures, le danger des trois mondes et l’intention du fils de Vasudêva, retint les deux javelots.

33. Puis s’élançant avec impétuosité, et les yeux rouges de fureur, sur le fils redoutable de Gâutamî (Krĭpî), il l’enchaîna comme un animal qu’on lie avec une corde.

34. Et pendant qu’il faisait ses efforts pour entraîner dans la tente royale son ennemi violemment garrotté, le Dieu aux yeux de lotus, Bhagavat, irrité, adressa ces paroles au vainqueur :

35. Non, ne l’épargne pas ; tue ce Brahmane dégradé qui, la nuit, égorgea, pendant leur sommeil, de pauvres enfants innocents.

36. Celui qui connaît la loi ne tue pas un homme ivre, un fou, un insensé, un idiot, un homme endormi, un enfant, une femme, ni un ennemi qui implore merci, ni celui dont le char est brisé, ni celui qui est glacé de frayeur.

37. L’homme cruel et sans pitié, qui sacrifie à sa propre existence celle des autres, est même plus heureux d’être puni de mort, puisque son crime, [s’il n’était pas ainsi expié, ] le précipiterait dans les régions infernales.

38. Et puis, n’as-tu pas promis, en ma présence, à la fille du roi du Pañtchâla : Oui, je lui couperai la tête, à cet assassin de tes enfants ?

39. Qu’il périsse donc, le méchant, le meurtrier, l’assassin de ses parents, lui dont la conduite a déplu à son roi, lui l’opprobre de sa race !

40. Ainsi excité par Krĭchṇa qui voulait l’éprouver sur la loi, le magnanime Pârtha (Ardjuna) n’en désirait pas davantage tuer le fils de son maître spirituel, quoique par son crime celui-ci se fût condamné lui-même.

41. Le guerrier, dont Gôvinda (Krĭchṇa) est l’ami et l’écuyer, entra dans sa tente et fit connaître sa victoire à Drâupadî qui pleurait la mort de ses enfants.

42. À la vue du fils de son maître spirituel qu’on traînait devant elle garrotté avec une corde, comme un vil animal, la tête courbée sous le poids de son crime, Krĭchṇâ sentant sa belle âme émue de compassion, se prosterna aux pieds de son cruel ennemi.

45. Et incapable de supporter la vue des liens dont on le traînait enchaîné. Qu’on le délivre ! qu’on le délivre ! s’écrie cette femme vertueuse ; un Brâhmane est toujours un maître spirituel.

44. C’est par sa faveur que tu as appris à connaître le Dhanurvêda avec ses formules mystérieuses, et l’art de lancer et de retenir un javelot, et la théorie des diverses espèces de flèches.

45. Oui, c’est le bienheureux Drôṇa lui-même qui est ici devant nous, sous la figure de son fils ; c’est sa femme, la moitié de lui-même. Krĭpî n’a pu suivre son époux. [au bûcher], car elle était mère d’un héros.

46. Et toi, illustre Ardjuna, toi qui connais ton devoir, garde-toi de faire aucun mal à la famille de ton maître spirituel, que tu dois respecter et vénérer sans cesse.

47. Que Gâutamî sa mère, pour laquelle son époux était comme un Dieu, n’ait pas à pleurer comme moi, qui gémis sur la mort de mes enfants, le visage toujours inondé de larmes.

48. Car une famille de Brâhmanes dont les guerriers ont, par leur violence, enflammé la colère, a bientôt consumé leur race infortunée avec tous ceux qui en dépendent.

49. Le langage de la reine, langage juste, convenable, plein de pitié, conforme au devoir, impartial, imposant, fut accueilli, ô Brâhmanes, avec respect par le roi fils de Dharma (Yudhichṭhira),

50. Par Nakula, Sahadêva, Yuyudhâna, Dhanam̃djaya, Bhagavat, fils de Dêvakî, et par les autres Pâṇḍavas ainsi que par leurs femmes.

51. Mais Bhîma, transporté de colère : Il vaut mieux qu’il périsse, s’écrie-t-il, lui qui a tué des enfants pendant leur sommeil, meurtre inutile qui ne servait ni à lui ni à son roi.

52. Alors le Dieu aux quatre bras (Bhagavat) ayant entendu les paroles de Bhîma et celles de Drâupadî, dirigea son regard sur le visage de son ami, et lui dit comme avec un sourire :

53. Non, il ne faut pas tuer ce vil Brâhmane, ce meurtrier qui mérite la mort ; j’ai enseigné moi-même dans la loi les deux choses [qu’on te conseille] : sache suivre l’un et l’autre précepte.

54. Remplis la promesse que tu as faite pour consoler la reine, et satisfais à la fois Bhîmasêna, la fille du Pañtchâla et moi.

55. Aussitôt Ardjuna devinant la pensée de Hari, enleva, d’un coup de son épée, la chevelure du Brahmane et le joyau qui ornait sa tête ;

56. Et déliant la corde dont il l’avait garrotté, il le chassa de sa tente, sans joyau, sans gloire, dégradé par l’assassinat des enfants de Drâupadî.

57. Car, pour les Brahmanes dégradés, la mort, c’est d’avoir la tête rasée, d’être privés de leurs biens et chassés du pays. C’est là la seule mort physique qui puisse les atteindre.

58. Tous les descendants de Pâṇḍu avec Krĭchṇâ, désolés de la mort des fils de Drâupadî, portèrent au bûcher les corps de leurs parents, avec les rites prescrits pour les cérémonies funèbres.


FIN DU SEPTIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :

CHÂTIMENT DU FILS DE DRÔṆA,

DE L’EPISODE DE PARÎKCHIT, DANS LE PREMIER LIVRE DU GRAND PURÂṆA,

LE BIENHEUREUX BHAGAVATA,

RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.