Le Bhâgavata Purâna/Livre I/Chapitre 15

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 73-78).
◄  XIV.
XVI.  ►

CHAPITRE XV.

LE GRAND DÉPART.


SÛTA dit :

1. L’ami de Krĭchṇa, dont la contenance venait d’inspirer au roi son frère des craintes et des doutes si divers, Ardjuna, anéanti par l’absence de Krĭchṇa,

2. Le visage et le cœur desséchés comme un lotus par le chagrin, privé de sa beauté, l’esprit exclusivement occupé de son Seigneur, n’eut pas la force de répondre au roi.

3. Retenant ses larmes avec peine, essuyant ses yeux de sa main, troublé par son affection extrême et par les regrets que lui causait l’absence de l’ami qu’il avait perdu ;

4. Se rappelant son amitié, son affection, sa tendresse, lorsque Krĭchṇa était son écuyer et dans d’autres circonstances, il adressa ainsi la parole à son frère aîné, la voix entrecoupée par les sanglots :

5. Grand roi, j’ai été trompé par Hari lui-même, qui avait revêtu à mes yeux les dehors d’un ami ; c’est lui qui m’a enlevé mon éclat qui était pour les Dêvas un si grand sujet d’étonnement.

6. Privé de Krĭchṇa, ne fût-ce qu’un seul instant, l’univers n’offre plus qu’un aspect funeste ; c’est ainsi qu’on nomme cadavre le corps abandonné par le souffle de la vie.

7. C’est lui dont la protection, enlevant leur éclat aux rois qui, réunis dans la demeure de Drupada pour la cérémonie du choix d’un époux, étaient égarés par l’excès de la passion, me donna la force de bander l’arc, de frapper le poisson, et d’obtenir Krĭchṇa.

8. C’est en sa présence que je livrai au Dieu Agni la forêt de Khâṇḍava, et que, vainqueurs d’Indra et de l’armée des immortels, nous devînmes maîtres de la salle d’assemblée, chef-d’œuvre du talent magique de Maya, où les rois des hommes, amenés de tous les points de l’horizon, apportèrent leur offrande à ton sacrifice.

9. C’est par sa puissance que le noble héros, ton jeune frère, dont la constance et la force égalent celles de dix mille éléphants, tua, pour célébrer le sacrifice, ce prince qui tenait sous ses pieds les têtes des rois, lorsque les guerriers dont Djarâsam̃dha s’était emparé pour le sacrifice de Pramathanâtha (Çiva), délivrés des mains de leur ennemi, apportèrent leur offrande à ta fête royale.

10. Lorsque des méchants, dans l’assemblée, portèrent la main sur la chevelure de ta femme, dont les larmes tombèrent aux pieds [de Krĭchṇa], et qu’ils lui délièrent le bandeau brillant que la consécration royale, obtenue par la célébration du sacrifice, rendait encore plus respectable, c’est lui qui les mettant à mort, força leurs veuves à dénouer leur chevelure.

11. C’est lui qui, lorsque nous étions allés dans la forêt, nous sauva du danger inévitable dont nous menaçait notre ennemi ; lui qui, au moment où Durvâsas se présentait pour prendre son repas à la tête de dix mille disciples, leur offrit les restes de quelques végétaux qui parurent, à la troupe des solitaires plongés dans le bain, suffisants pour rassasier les trois mondes.

12. Grâce à sa puissance, le bienheureux époux de la fille de la Montagne (Pârvatî), dont la main dans le combat est armée du Çûla, frappé de surprise, me donna, ainsi que d’autres Dieux, son propre javelot ; grâce à lui, j’obtins avec ce corps mortel, dans le palais du grand Mahêndra, la moitié de son trône.

13. Grâce à son pouvoir, pendant que je me livrais au plaisir dans le ciel, la force des Dêvas et celle de leur chef passa dans mes bras, armés de l’arc Gâṇḍîva, pour m’aider à tuer leurs adversaires, ce que j’accomplis, ô fils d’Adjamîdha ; c’est lui, c’est Purucha, devenu multiple, qui m’a fait illusion.

14. Seul, j’ai pu, parce que j’étais son ami, traverser avec mon char l’armée des enfants de Kuru, semblable à un océan sans fond, sans rivages, et peuplé de monstres invincibles ; j’ai pu m’emparer des nombreuses richesses de mes ennemis, et arracher de leur tête le joyau précieux, emblème de la puissance.

15. Quand les armées de Bhîchma, de Karṇa, de Drôṇa, de Çalya étaient défendues par les lignes des chars que montait la foule des plus braves guerriers, c’est lui qui, placé, devant moi, leur enlevait d’un regard le courage, la vigueur, l’adresse et la vie.

16. Placé sur ses bras comme le serviteur de Narasim̃ha (Prahrâda), que ne touchèrent pas les flèches des Asuras, j’étais invulnérable à ces javelots dont l’atteinte est si sûre, et que lançaient contre moi notre précepteur, Bhîchma, Karṇa, Drâuṇi, Çala (Çalya), et les rois de Trigarta, du Sindhu et de Bâhlika.

17. Insensé que j’étais ! j’ai choisi pour mon écuyer le Seigneur suprême qui donne la vie et dont les bienheureux adorent les pieds pour obtenir leur salut ! lui dont la puissance empêcha mes ennemis montés sur leurs chars de songer à s’emparer de moi, lorsque l’épuisement de mes chevaux m’avait forcé de descendre à terre.

18. Ô roi des hommes ! les paroles enjouées de Mâdhava (Krĭchṇa) embellies par un noble et gracieux sourire, ces entretiens pleins de tendresse, ces mots : Ô Pârtha, ô Ardjuna ! ô mon ami ! ô joie de la race de Kuru, tous ces souvenirs enfin agitent mon cœur.

19. Ce Dieu qui, partageant avec moi lit, siège, repas, promenades, éloges, répondait à mes reproches par ces mots : « Ami, tu as raison, » savait, dans l’excès de sa magnanimité, souffrir toutes les fautes où m’entraînait mon ignorance, comme un ami souffre celles d’un ami, et un père celles de son enfant.

20. Et moi, roi des rois ! privé du meilleur des hommes, d’un ami affectueux et chéri, dont l’absence a enlevé mon cœur de mon sein ; chargé de défendre dans leur marche le cortège de ses épouses, j’ai été vaincu, comme une femme, par de vils bergers.

21. Cet arc, ces flèches, ce char, ces chevaux, moi-même enfin, avec ce qui me valait les hommages des rois, tout cela, délaissé par mon maître, fut en un instant frappé d’impuissance, réduit en cendres et enlevé comme par le pouvoir d’un magicien ; [tout cela devint aussi inutile] que du grain semé sur un sol aride.

22. Nos amis, ô roi, dont tu voulais connaître le sort dans la ville de Krĭchṇa notre ami, égarés par la malédiction d’un Brâhmane,

23. L’esprit troublé par les vapeurs enivrantes d’une liqueur funeste, ne se connaissant plus entre eux, se sont égorgés les uns les autres, jusqu’à ce qu’il n’en survécût plus que quatre ou cinq.

24. C’est là une des œuvres de Bhagavat, le souverain Seigneur, par qui les créatures se détruisent, comme elles se conservent, les unes par les autres.

25. De même qu’au fond des eaux les gros poissons dévorent les petits, que les forts détruisent les faibles, ô grand roi, et que les grands avec les forts se détruisent entre eux,

26. Ainsi l’Être suprême se servant des plus grands et des plus forts d’entre les Yadus pour anéantir le reste de leur race, détruisit les uns par les autres ce peuple qui était devenu un fardeau pour la terre.

27. Mais le souvenir des discours de Gôvinda, dont le sens était si approprié aux temps et aux lieux, en apaisant le trouble de mon cœur, m’enlève mon intelligence.

28. En songeant ainsi, avec une profonde tendresse, au lotus des pieds de Krĭchṇa, l’âme de Djichṇu devint calme et pure.

29. Là dévotion d’Ardjuna, dont l’ardeur était augmentée par la contemplation profonde des pieds du fils de Vasudêva, ayant achevé de purger son cœur de toute souillure,

30. Il repassa de nouveau cette science [de la Gîtâ] qu’avait chantée Bhagavat au commencement du combat, mais dont le temps, les œuvres et l’ignorance lui avaient dérobé le sens.

31. Affranchi de l’erreur de la dualité, délivré des qualités de la Nature qui s’était évanouie devant Brahma, au sein duquel il s’était reconnu, dégagé par là de la forme immatérielle du corps et de son enveloppe grossière, tous ses chagrins disparurent.

32. Cependant Yudhichṭhira ayant appris le départ de Bhagavat et l’anéantissement de la race de Yadu, pensa de toute son âme à se mettre en route vers le ciel.

33. Prĭthâ qui avait appris également, d’après le récit de Dhanam̃djaya, la destruction des Yadus et le départ de Bhagavat, déposant avec une dévotion exclusive son âme dans Adhôkchadja, se retira de ce monde.

34. L’Être incréé abandonna ce corps dont il s’était servi pour débarrasser la terre du fardeau qui l’accablait, comme on se sert d’une épine pour en arracher une autre ; car l’un et l’autre étaient également indifférents aux yeux du souverain Seigneur.

35. Tout comme il sut revêtir et abandonner diverses formes, celle d’un poisson et tant d’autres, semblable à un acteur [qui prend et quitte tour à tour de nouveaux déguisements] ; de même il fit disparaître ce corps avec lequel il avait détruit le fardeau de la terre.

36. Lorsque Mukunda, Bhagavat, dont l’excellente histoire est si digne d’être entendue, quitta cette terre, enlevant avec lui son corps, de ce jour, parut après lui Kali qui, pour les hommes dont l’intelligence n’est point attentive, est la cause du vice en ce monde.

37. S’apercevant que Kali assiégeait son royaume, sa capitale, sa maison, enfin son propre cœur, en établissant partout l’empire de la cupidité, de l’injustice, de la fraude, de la haine et des autres vices, le prudent Yudhichṭhira prit son vêtement pour partir.

38. Le monarque sacra dans Hâstinapura, comme souverain de la terre dont les eaux forment la ceinture, son petit-neveu, le sage Parîkchit, qui ne lui était pas inférieur en vertus.

39. Il établit ensuite, à Mathurâ, Vadjra en qualité de roi des Çûrasênas, et célébrant le sacrifice où l’on abandonne tout son bien, il but les [cendres, restes des] feux sacrés.

40. Là renonçant aux vêtements précieux, aux bracelets et à toutes ses richesses, sans orgueil, sans égoïsme, affranchi de tous les liens de ce monde,

41. Il absorba sa parole [et ses sens] dans son cœur, son cœur dans le souffle aspiré, ce dernier dans le souffle expiré, celui-ci avec le mouvement de l’émission dans la mort, la mort enfin dans la réunion des cinq éléments.

42. Le solitaire ramenant les cinq éléments aux trois qualités, et celles-ci à l’unité de leur principe, anéantit ce principe, avec le tout qu’il constitue, dans l’esprit, et l’esprit dans Brahma, l’être immuable.

43. Couvert d’un vêtement en lambeaux, se privant de nourriture, s’interdisant l’usage de la parole, les cheveux en désordre, montrant dans tout son extérieur l’apparence d’un insensé, d’un idiot ou d’un Piçâtcha (démon famélique),

44. Il partit, insensible à toutes choses, n’écoutant pas plus que s’il eût été atteint de surdité ; il entra dans la région du nord, où s’étaient jadis retirés les héros ; et méditant dans son cœur sur Brahma, l’être absolu, il parvint au lieu d’où l’on ne revient plus.

45. Tous ses frères abandonnèrent ensuite leur demeure, déterminés à imiter sa conduite, à la vue de Kali, l’ami de l’injustice, qui frappait les créatures sur la terre.

46. Après avoir fidèlement accompli tous leurs devoirs, ils renfermèrent dans leur cœur le lotus des pieds de Vâikuṇtha (Vichṇu), qu’ils reconnaissaient comme le refuge suprême de l’âme.

47. Quand la dévotion, augmentée par cette méditation, eut purifié leur intelligence, absorbés dans la contemplation exclusive de la forme suprême de Nârâyaṇa,

48. Affranchis de tout péché, ils obtinrent, avec leur âme libre de tout attachement, une place au séjour de la béatitude dont la possession est refusée au méchant, esclave des objets extérieurs.

49. Le magnanime Vidura abandonna aussi son corps à Prabhâsa, en déposant sa pensée dans Krĭchṇa, et partit, avec ses ancêtres, pour la demeure qui lui était réservée.

50. Drâupadî, que ses époux avaient abandonnée, apprenant ces nouvelles et fixant sa méditation sur Bhagavat, fils de Vasudêva, obtint de même de se réunir à lui.

51. Celui qui écoute avec foi cette histoire du départ des fils de Pâṇḍu, chers à Bhagavat, histoire qui est un trésor de bonheur et de pureté, se sent pénétré de dévotion pour Hari et obtient la béatitude suprême.


FIN DU QUINZIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
ASCENSION DE YUDHICHṬHIRA ET DE SES FRÈRES AU CIEL,
DE L’ÉPISODE DE PARÎRCHIT, DANS LE PREMIER LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.