La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 6

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 54-68).


CHAPITRE VI.

Il y a quelque chose quelque part qui va bien.


Être arrêté dans l’impasse où se trouvait acculé M. Henry Gowan ; avoir déserté un camp par dépit, puis manquer des qualités nécessaires pour monter en grade dans l’autre, et flâner en désœuvré sur un terrain neutre, à les maudire tous les deux, c’est là une situation morale fort malsaine, à laquelle le temps n’apporte aucun remède. Le pire de tous les calculs auxquels on se livre dans ce monde est celui de ces mathématiciens maladifs, qui ne connaissent que la soustraction lorsqu’il s’agit de donner le total des mérites et des succès d’autrui, sans que cela ajoute rien au total de leur propre addition en fait de mérite et de succès.

D’ailleurs, l’habitude de chercher une sorte de consolation à se plaindre ou à se vanter d’être désappointé, est une habitude démoralisante ; elle ne tarde pas à produire une insouciance oisive, une complète indifférence pour tout ce qu’exige un travail constant. Déprécier un chef-d’œuvre pour faire l’éloge d’une œuvre médiocre, devient un des grands bonheurs de ces caractères aigris, et on ne peut se jouer et ainsi de la vérité sans en souffrir dans l’honnêteté de ses sentiments.

Lorsqu’il avait à donner son opinion sur des tableaux ou des dessins sans valeur aucune, personne ne se montrait plus généreux, plus indulgents que Gowan. Il déclarait que tel artiste avait plus de talent dans son petit doigt (pourvu qu’il n’eût pas de talent du tout) que tel autre n’en avait dans tout son corps et dans toute sa tête (pourvu que cet autre homme fût un génie). Si on lui objectait que l’œuvre qu’il tenait n’était qu’une croûte, il répondait au nom de son art :

« Mon cher, montrez-moi le peintre qui produit autre chose que des croûtes. Moi, je ne produis pas autre chose, Je vous fais cadeau de cet aveu. »

La nature hypocondre de Henry Gowan le portait aussi à se vanter d’être pauvre ; peut-être voulait-il donner à entendre par là qu’il devrait être riche : de même il louait et décriait publiquement les Mollusques, de peur qu’on oubliât qu’il appartenait à cette illustre famille. Dans tous les cas, ces deux sujets formaient assez souvent le fond de sa conversation ; et il en tirait un si bon parti, qu’il aurait pu se louer pendant des mois entiers sans devenir un personnage aussi important de moitié qu’il le devint au moyen de cette légère trahison de ses droits à la considération de chacun.

Grâce au bavardage évaporé de M. Gowan, on ne tarda pas à savoir, partout où l’artiste conduisait Chérie, qu’il s’était marié sans consulter son illustre famille, à laquelle il avait eu beaucoup de peine à faire accepter sa femme. Ce n’était pas lui qui prenait ce préjugé à son compte ; bien au contraire, il semblait repousser une pareille idée avec un sourire de mépris. Mais, malgré toute la peine qu’il se donnait pour se déprécier lui-même, c’était toujours lui, avec tout cela, qui avait le bon bout dans le ménage. Les premiers jours de sa lune de miel, Minnie Gowan reconnut qu’elle passait pour la femme d’un homme qui avait dérogé en l’épousant, mais dont l’amour chevaleresque avait sauté à pieds joints par-dessus toutes les barrières sociales.

M. Blandois, de Paris, avait accompagné les Gowan jusqu’à Venise, où il fréquentait avec la même assiduité son ami l’artiste. Lorsqu’il avait rencontré pour la première fois à Genève ce brillant gentleman, Gowan ne savait pas trop s’il devait souffleter M. Blandois ou l’encourager. Pendant vingt-quatre heures, il avait eu tant de peine à arriver à une détermination, qu’il avait eu envie de jouer à pile ou face les soufflets ou l’encouragement : pile, soufflets ; face, encouragements. Mais Minnie ayant témoigné que le séduisant Blandois lui déplaisait, et ce personnage étant assez mal vu dans l’hôtel, Gowan se décida naturellement à encourager les avances du touriste.

Pourquoi donc cette méchanceté, puisque ce n’était pas de la générosité ? Comment Gowan, si supérieur à Blandois de Paris et si capable de démolir cet aimable gentilhomme pour voir de quelle étoffe il était empaillé, comment Gowan se coiffa-t-il d’un individu de cette espèce ? D’abord, il s’opposait au premier désir exprimé par sa femme, parce que M. Meagles avait payé ses dettes et qu’il tenait à saisir la première occasion qui se présentait de proclamer hautement son indépendance. Ensuite, il faisait de l’opposition à l’opinion générale, qui était très-défavorable à Blandois, parce qu’il avait un mauvais caractère qu’il ne voulait pas se donner la peine de corriger. Il prenait plaisir à déclarer par cette association, que, dans un pays policé, un courtisan doué de façons aussi distinguées que celles de Blandois, ne saurait manquer d’arriver aux plus hautes dignités. Il prenait plaisir à présenter Blandois comme un type d’élégance et à faire de lui comme une satire vivante de certains voyageurs de l’hôtel qui se montraient fiers des grâces de leur personne. Il affirmait avec plus grand sérieux que personne ne savait saluer comme Blandois, que sa grâce était irrésistible, qu’elle avait une aisance pittoresque qui valait cent mille francs comme un liard, si on pouvait acheter comme une denrée ce qui n’était qu’un don de nature. La politesse exagérée de cet homme, l’un des cachets de tous ces personnages-là, quelle qu’ait été leur éducation première, aussi sûr que le soleil appartient à notre système planétaire, plaisait à Gowan ; c’était une caricature qui lui permettait de tourner en ridicule une foule de gens qui faisaient plus ou moins ce que Blandois faisait trop. C’est ainsi qu’il l’avait encouragé ; c’est ainsi qu’ajoutant à ces motifs la force de l’habitude, il s’était peu à peu laissé aller à faire son compagnon de cet étranger dont le bavardage amusait sa paresse. Et pourtant il se doutait bien que Blandois n’était qu’un chevalier d’industrie ; il le soupçonnait de n’être qu’un lâche, tandis que lui, au contraire, il était plein d’audace et de courage ; il savait parfaitement que cet homme déplaisait à Chérie, et il tenait si peu à lui que, s’il avait pu le convaincre d’avoir donné à sa femme personnellement le motif le plus léger de justifier sa répugnance, il n’aurait pas hésité, après tout, à le flanquer par la croisée la plus élevée de Venise dans l’eau la plus profonde des lagunes.

La petite Dorrit eût été heureuse de se rendre toute seule chez Mme Gowan ; mais comme Fanny, qui n’était pas encore revenue de l’impression causée par la protestation de l’oncle Frédéric (à vingt-quatre heures de date) avait offert de l’accompagner, les deux sœurs montèrent dans une des gondoles amarrées sous la fenêtre de M. Dorrit, et escortées par le courrier, se rendirent en grande cérémonie chez Mme Gowan. À vrai dire, elles faisaient plus de cérémonie qu’il n’en fallait pour visiter une modeste demeure qui, selon Mlle Fanny, se trouvait à l’autre bout du monde, et où la gondole ne put aborder qu’après avoir passé par un dédale de rues que cette demoiselle déshonora du nom d’ignobles fossés.

La maison, bâtie sur un petit îlot désert, semblait s’être détachée de quelques groupes de bâtiments voisins pour flotter au hasard et jeter l’ancre à l’endroit où elle stationnait en compagnie d’une vigne, qui paraissait aussi délaissés que les pauvres diables couchés à l’ombre de ses feuilles. Les traits saillants du paysage environnant étaient : une église entourée de planches et d’échafaudages depuis si longtemps employés eux réparations supposées dont elle était censée l’objet, que les préparatifs de réparation paraissaient avoir au moins cent ans, et commençaient à tomber eux-mêmes en ruines ; une masse de linge séchant au soleil ; quelques maisons qui ne s’accordaient pas bien ensemble et s’écartaient de la perpendiculaire d’une façon grotesque, pareilles à des fromages antédiluviens tombés en pourriture, fourmillant de vers, et jetés dans les moules les plus bizarres ; enfin, une confusion fiévreuse de croisées dont les jalousies pendaient tout de travers et où flottaient des loques sales et déchirées.

Au premier étage de la maison en question, il y avait une Banque bien faite pour surprendre tout gentleman ayant acquis la moindre expérience commerciale et rapportant des lois toutes prêtes pour le monde entier, au sortir de quelque cité britannique. Deux commis maigres et barbus, semblables à des dragons desséchés, coiffés de calottes de velours vert ornées de glands d’or, s’y tenaient derrière un petit comptoir, dans une petite salle où l’on n’apercevait d’autres meubles qu’un coffre-fort vide dont la porte était ouverte, un pot à l’eau et un papier de tenture représentant des guirlandes de roses. Mais ces commis, sur une réquisition valable, n’avaient qu’à se baisser pour trouver des masses inépuisables de pièces de cinq francs. Au-dessous de la Banque, il y avait un appartement composé de trois ou quatre chambres à fenêtres grillées, qui avait tout l’air d’une prison destinée aux rats criminels de Venise. Au-dessus de la Banque se trouvait le domicile de Mme Gowan.

Bien que les murs fussent couverts de taches d’humidité, comme s’ils se croyaient tenus de fournir spontanément des cartes muettes pour l’instruction géographique des locataires ; bien que les meubles antiques fussent lugubrement fanés et moisis ; bien que l’odeur d’eau croupie et d’herbes marines qui distingue Venise y fût très-forte, l’intérieur du logis était plus confortable qu’on ne s’y serait attendu. La porte fut ouverte par un serviteur souriant qui avait l’air d’un assassin repenti (ce n’était qu’un laquais provisoire) qui les fit entrer dans le salon où se tenait Mme Gowan, en annonçant que deux charmantes dames anglaises venaient rendre visite à la padrona.

Mme Gowan, qui était occupée à quelque travail d’aiguille, s’empressa de cacher son ouvrage dans un panier couvert et se leva d’un air un peu embarrassé. Mlle Fanny lui témoigna une politesse des plus affables et dit les riens usuels avec une habileté consommée.

« Papa a été désolé, continua Fanny, de ne pouvoir nous accompagner aujourd’hui (il n’a pas un moment à lui vu la quantité affreuse de gens qu’il connaît à Venise), et il m’a expressément recommandé de laisser sa carte pour M. Gowan. De peur que je n’oublie une commission que mon père m’a répétée au moins une douzaine de fois, permettez-moi, pour l’acquit de ma conscience, de déposer cette carte sur votre table. »

C’est ce qu’elle fit, toujours avec l’aisance d’un vétéran.

« Nous avons été charmés, reprit Fanny, d’apprendre que vous connaissez les Merdle. Nous espérons que ce sera une nouvelle occasion de rapprochement entre nous.

— Ce sont des amis de la famille de M. Gowan, répondit Minnie. Personnellement, je n’ai pas encore eu le plaisir d’être présentée à Mme Merdle, mais je présume que je ferai sa connaissance à Rome.

— Ah ! tant mieux, répliqua Fanny, qui semblait faire d’aimables efforts pour modérer l’éclat éblouissant de sa propre supériorité. Je crois qu’elle vous plaira.

— Vous la connaissez beaucoup ?

— À Londres, vous savez, dit Mlle Fanny avec un mouvement libre et ferme de ses jolies épaules, on connaît tout le monde. Nous l’avons rencontrée en route, avant de nous rendre ici, et, à vrai dire, papa a d’abord été irrité contre elle parce qu’elle avait pris un des salons que nos gens avaient retenus pour nous. Mais, naturellement, cela n’a pas eu de suite, et nous sommes redevenus les meilleurs amis du monde. »

Bien que cette visite n’eût pas encore fourni à la petite Dorrit une occasion de causer elle-même avec Mme Gowan, il existait entre elles une entente muette qui suppléait aux paroles. Elle contemplait Chérie avec un intérêt vif et croissant ; le son de sa voix la faisait tressaillir ; rien de ce qui était près d’elle ou autour d’elle, rien de ce qui la concernait ne lui échappait. À une seule exception près elle reconnaissait chez elle, plus vite que partout ailleurs, la moindre trace de chagrin.

« Vous vous êtes toujours bien portée, dit-elle enfin, depuis le soir où nous nous sommes rencontrées ?

— Très-bien, chère. Et vous ?

— Oh ! moi, je me porte toujours bien, répliqua la petite Dorrit avec un peu de timidité. Je… oui, merci. »

Il n’y avait aucun motif pour que la petite Dorrit hésitât et s’arrêtât, si ce n’est que Mme Gowan lui avait touché la main en lui parlant et que leurs yeux s’étaient rencontrés. Quelque chose de craintif et de rêveur dans les grands doux yeux de Chérie avait tout à coup coupé la parole à la petite Dorrit.

« Vous ne savez pas que vous avez captivé mon mari, et que je devrais presque être jalouse de vous ? » reprit Mme Gowan.

La petite Dorrit secoua la tête en rougissant.

« S’il vous répète ce qu’il me dit à moi, il vous dira qu’il ne connaît pas de femme qui soit plus obligeante que vous, sans avoir l’air seulement d’y penser.

— Il me juge trop favorablement, répondit la petite Dorrit.

— J’en doute ; mais ce dont je ne doute pas, c’est qu’il me faudra lui annoncer que vous êtes ici. Il ne me pardonnerait jamais, si je vous laissais partir… vous et Mlle Dorrit… sans l’avoir prévenu. Voulez-vous bien permettre ? Vous excuserez le désordre d’un atelier ? »

Ces questions étaient adressées à Mlle Fanny, qui répondit gracieusement qu’elle serait au contraire charmée et ravie au delà de toute expression. Mme Gowan s’approcha d’une porte, fit quelques pas dans la salle voisine et revint.

« Voulez-vous faire à Henry la grâce de visiter son atelier ? dit-elle. Je savais qu’il serait heureux de vous voir. »

La première chose que la petite Dorrit, qui entra devant, aperçut en face d’elle, fut Blandois de Paris drapé dans un grand manteau, coiffé d’un chapeau de brigand, debout sur une estrade à l’autre bout de l’atelier tel qu’elle l’avait vu debout sur le grand Saint-Bernard, tandis que les poteaux à bras de squelette semblaient, de leur doigt indicateur, la mettre en garde contre lui. Elle recula en voyant le voyageur qui lui souriait.

« N’ayez pas peur, dit Gowan quittant son chevalet dressé derrière la porte. Ce n’est que Blandois. Il me sert de modèle aujourd’hui. Je croque une étude d’après lui. C’est toujours une économie que je fais en tirant parti de sa tête. Nous autres pauvres rapins, nous n’avons pas d’argent à jeter par la fenêtre. »

Blandois de Paris ôta son chapeau à larges bords et salua les dames sans quitter son coin.

« Mille pardons ! dit-il, mais le maestro se montre si inexorable avec moi que je n’ose pas bouger.

— Ne bougez pas alors, répondit tranquillement Gowan, tandis que les deux sœurs s’approchaient du chevalet. Que ces dames voient au moins l’original de ma croûte, afin qu’elles sachent ce que j’ai voulu représenter. Le voilà, mesdemoiselles. Un brave attendant sa proie, un illustre patriote attendant l’occasion de sauver sa patrie, l’ennemi commun attendant l’occasion de faire du mal au premier venu, ou un messager du ciel attendant l’occasion de rendre service au premier venu… tout ce que vous trouverez qui lui ressemble le mieux.

— Dites plutôt, professore mio, un pauvre gentilhomme qui attend l’occasion de présenter ses hommages à l’élégance et à la beauté, remarqua Blandois.

— Ou disons, cattivo soggetto mio, répondit Gowan, donnant un coup de pinceau au portrait à l’endroit où le visage du modèle venait de remuer, un assassin qui vient de faire son coup. Montrez votre blanche main, Blandois. Tenez-la en dehors du manteau. Ne la remuez pas. »

La main de Blandois tremblait un peu mais, comme il riait en ce moment, c’est ce qui explique pourquoi elle ne pouvait tenir en place.

« Il vient de lutter avec un autre meurtrier ou avec sa victime, voyez-vous, continua Gowan, traçant les mouvements de la main avec quelques coups de pinceau rapides, impatients, heurtés, et en voici les preuves. Tenez donc la main en dehors du manteau !… Corpo di San Marco, à quoi donc pensez-vous ? »

Blandois de Paris se mit à rire encore une fois, ce qui fit trembler davantage sa main ; il la leva pour caresser sa moustache qui avait l’air moite ; puis il reprit la pose voulue, avec un air encore un peu plus fanfaron que d’habitude.

Son visage était tourné vers l’endroit où se tenait la petite Dorrit, à côté du chevalet, il n’avait pas cessé de la regarder. Fascinée par le regard particulier de Blandois, la jeune fille ne pouvait en détacher les yeux et elle les tenait fixés sur lui. C’était elle qui tremblait à son tour ; Gowan s’en étant aperçu et supposant qu’elle avait peur du grand chien, qu’elle caressait et qui venait de laisser échapper un sourd grognement, se tourna vers elle pour lui dire :

« Il ne vous fera pas de mal, mademoiselle.

— Je n’ai pas peur de lui, répondit-elle vivement ; mais regardez-le donc. »

Gowan jeta son pinceau et sa palette et saisit des deux mains le chien qu’il retint par le collier.

« Blandois ! comment pouvez-vous être assez sot pour l’irriter ? Par le ciel !… et par l’enfer aussi… il vous mettra en pièces ! Couche-toi, Lion ! entends-tu, animal ? »

Le grand chien, bien qu’il fût à moitié étranglé par son collier, tirait de toutes ses forces pour échapper à son maître et gagner l’estrade. Il se baissait justement pour prendre son élan lorsque Gowan l’avait retenu.

« Lion ! Lion ! (Le chien s’était dressé sur ses pattes de derrière et il y avait lutte entre son maître et lui.) Ici, Lion ! À bas !… Sauvez-vous, cachez-vous, Blandois ! Quel démon avez-vous donc évoqué dans ce diable de chien ?

— Je ne lui ai rien fait.

— Sauvez-vous car je ne peux plus retenir cette bête sauvage ! Sortez de l’atelier ! Sur mon âme, il vous tuera ! »

Le chien, avec un aboiement féroce, fit un dernier effort, tandis que Blandois disparaissait ; puis, au moment où l’animal redevenait soumis, le maître, qui n’était guère moins furieux que la bête, le renversa d’un coup de pied à la tête, et, le tenant sous ses pieds, le frappa si cruellement avec le talon de sa botte, que la gueule du chien fut bientôt tout en sang.

« Maintenant, couche-toi dans ce coin, s’écria le peintre, au bien je t’emmène dehors et je te tue d’un coup de pistolet ! »

Lion obéit et se coucha, léchant sa gueule et sa poitrine. Le maître de Lion s’arrêta un instant pour reprendre haleine ; puis, retrouvant son sang-froid habituel, se retourna pour parler à sa femme et aux visiteuses effrayées. Cette scène s’était passée en moins de deux minutes.

« Voyons, voyons Minnie ! Tu sais bien que Lion est toujours doux et traitable. Il faut que Blandois l’ait irrité. L’animal a ses sympathies et ses antipathies, et il n’aime guère Blandois ; mais je suis sûr, Minnie, que tu peux lui donner un certificat de bonne conduite, car c’est la première fois que tu l’as vu comme ça. »

Minnie était trop troublée pour répondre ; la petite Dorrit cherchait déjà à la calmer ; Fanny, qui avait poussé deux ou trois exclamations, s’était réfugiée auprès de l’artiste, dont elle tenait le bras ; Lion, tout honteux de leur avoir causé tant d’alarmes, vint en rampant se coucher aux pieds de sa maîtresse.

« Brute furieuse, s’écria Gowan le frappant de nouveau. Tu t’en repentiras ! Et il le frappa encore et encore.

— Oh ! ne le punissez plus, je vous en prie s’écria la petite Dorrit. Ne lui faites pas de mal. Voyez comme il est doux ! »

À sa prière, Gowan épargne Lion, qui méritait bien qu’elle intercéda en sa faveur, car il eût été impossible de trouver un chien plus soumis, plus repentant et plus misérable.

Il n’était pas facile de se remettre de l’émotion causée par cet incident et d’ôter à la visite un air de contrainte, quand même la présence de Fanny n’eût pas contribué (dans les circonstances les plus favorables) à jeter un peu de glace sur la conversation. Dans le peu de paroles échangées avant le départ des deux sœurs, la petite Dorrit crut deviner que Gowan, même dans ses moments d’effusion traitait trop sa femme comme on traite une jolie enfant. Il semblait si peu soupçonner les sentiments profonds cachés à la surface, qu’elle douta qu’il eût lui-même des sentiments bien profonds. Elle se demanda si la frivolité de l’artiste ne provenait pas de l’absence de ces sentiments, et s’il n’en était pas des hommes comme des navires, lesquels, dans une mer peu profonde, où le roc est à fleur de terre, ne peuvent pas faire mordre leur ancre et s’en vont à la dérive.

Il les accompagna jusqu’au bas de l’escalier, s’excusant sur un ton de plaisanterie du modeste logis dont un pauvre diable de son espèce était obligé de se contenter, et remarquant que, si les hauts et puissants Mollusques (qui rougissaient affreusement de voir un de leurs parents dans un pareil trou) jugeaient à propos de lui offrir un domicile plus convenable, il s’empresserait de s’installer pour leur faire plaisir. Au bord de l’eau, les dames reçurent les salutations de Blandois, qui était resté fort pâle depuis sa récente aventure, mais qui eut l’air néanmoins de n’y attacher aucune importance et se mit à rire lorsqu’on lui parla de Lion.

Laissant les deux amis sous la petite vigne de la chaussée dont Gowan faisait tomber en se jouant les feuilles dans l’eau, tandis que Blandois allumait une cigarette, les deux sœurs s’éloignèrent en grande cérémonie, comme elles étaient venues. Il y avait à peine quelques minutes que leur gondole glissait sur l’eau, lorsque la petite Dorrit s’aperçut que Fanny se donnait des airs plus superbes que la circonstance ne paraissait l’exiger ; elle regarda autour d’elle, à travers la fenêtre et la porte de la gondole, pour en découvrir la cause et vit qu’une autre gondole les suivait.

Cette gondole trouvait des moyens pleins d’artifices pour varier sa poursuite ; s’élançant parfois en avant, puis s’arrêtant pour les laisser passer ; d’autres fois, lorsque la route était assez large, marchant de conserve avec elles ; d’autres fois suivant à l’arrière de façon à toucher la barque des deux sœurs. Comme peu à peu Fanny écarta toute réserve et laissa voir qu’elle faisait des minauderies à l’adresse de la personne cachée dans le mystérieux canot, qu’elle affectait cependant de ne pas voir, la petite Dorrit demanda enfin :

« Qui est-ce donc ?

— Tu sais bien… cette buse, répondit Mlle Fanny.

— Qui ? redemanda la petite Dorrit.

— Ma chère enfant, répliqua Fanny (d’un ton qui donnait à croire qu’avant la protestation de l’oncle Frédéric, elle aurait remplacé cette formule par celle de petite bête), comme tu as la conception lente ! C’est le jeune Sparkler. »

Elle ouvrit la croisée qui se trouvait de son côté et se penchant en arrière, dans une attitude indolente, le coude appuyé sur le rebord, elle s’éventa avec un riche éventail espagnol noir et or. La gondole persécutrice s’étant tout à coup élancée, et les ayant dépassées, elles purent entrevoir un moment l’œil du jeune Sparkler collé à la croisée. Fanny se mit à rire avec coquetterie en disant à sa sœur :

« As-tu jamais vu un imbécile de cette force, ma chère ?

— Crois-tu qu’il ait l’intention de nous suivre ainsi jusqu’à la maison ? demanda la petite Dorrit.

— Ma précieuse enfant, répondit Fanny, je ne sais pas au juste de quoi un idiot amoureux est capable, mais je ne serais pas étonnée le moins du monde s’il allait nous accompagner jusque chez nous. La distance n’est pas si énorme. Il n’hésiterait guère, je m’imagine à nous suivre d’un bout à l’autre de Venise, s’il meurt d’envie de me voir.

— Il en meurt donc d’envie ?

— Vraiment, ma chère, tu m’adresses là une question assez embarrassante. Je crois que oui. Tu ferais mieux de demander ces renseignements à Édouard. Si je ne me trompe, Sparkler l’a pris pour son confident. Il paraît que le malheureux donne la comédie au Casino et ailleurs à force de parler de moi. Mais tu feras mieux de te renseigner auprès d’Édouard, si cela t’intéresse.

— Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’ait pas songé à nous faire une visite, remarqua la petite Dorrit après un moment de réflexion.

— Ma chère, ta surprise cessera bientôt, pour peu que je sois bien informée. Je ne serais pas étonnée qu’il vînt nous rendre visite aujourd’hui même. Je soupçonne qu’il serait venu plus tôt s’il en avait eu le courage.

— Le verras-tu ?

— Ma foi, ma chère, cela dépend. Je ne suis pas décidée. Tiens, le voilà qui repasse. Regarde-le donc… Nicodème, va ! »

Le fait est que M. Sparkler, dont l’œil collé à la vitre aurait pu passer pour un défaut dans le verre, et qui arrêtait sa barque sans motif apparent, n’avait pas du tout l’air d’un homme de génie.

« Tu me demandes si je le verrai, ma chère, continua Fanny dont la pose calme, gracieuse et indifférente eût été digne de Mme Merdle elle-même, qu’entends-tu par là ?

— J’entends… je crois que j’ai voulu te demander quelles sont tes intentions, chère Fanny ? »

Fanny se mit encore à rire d’un rire à la fois affable et malin, et elle répondit en passant le bras autour de la taille de sa sœur d’un air enjoué et affectueux :

« Dis-moi un peu, ma petite chérie. Lorsque nous avons rencontré cette femme Martigny, qu’as-tu pensé de sa conduite ? As-tu deviné la raison du parti qu’elle a pris en un clin d’œil ?

— Non, Fanny.

— Alors je vais te l’apprendre. Elle s’est dit : « Je ne ferai jamais la moindre allusion à cette autre rencontre qui a eu lieu dans des circonstances bien différentes, et je n’aurai jamais l’air de croire que ce soient les mêmes personnes. » Voilà comment cette dame se tire d’un mauvais pas. Que t’ai-je dit en sortant de son hôtel de Harley-Street ? Il n’y a pas au monde une femme plus insolente et plus fausse que celle-là. Mais quant à l’insolence, ma chérie, elle pourra rencontrer un jour ou l’autre des gens qui la valent. »

Un geste significatif de l’éventail espagnol dirigé vers la poitrine de Fanny indiqua avec beaucoup d’expression où l’on pouvait trouver ces gens-là.

« Ce n’est pas tout, continua Fanny. Elle fait la même recommandation à Sparkler ; elle ne lui permet pas de me suivre jusqu’à ce qu’elle ait fait entrer dans sa ridicule caboche (on ne peut vraiment pas appeler ça une tête), qu’il doit faire semblant d’être devenu amoureux de moi dans la cour de l’auberge.

— Pourquoi cela ? demanda la petite Dorrit.

— Pourquoi ? Bonté divine, ma chérie, comment peux-tu me faire une pareille question ? (Ici les mots ma chérie ressemblaient encore beaucoup par le ton à la petite bécasse d’autrefois.) Ne vois-tu donc pas que je suis devenue un assez beau parti pour ce jeune nigaud ? Et ne vois-tu pas aussi qu’elle affecte de mettre cette dissimulation à notre compte, et que, pour s’en décharger les épaules (de fort belles épaules, je suis forcée d’en convenir), remarqua Mlle Fanny en se regardant avec complaisance), elle fait semblant de tenir cette conduite par égard pour nos sentiments ?

— Mais nous pouvons toujours rétablir la vérité.

— Oui ; mais, s’il te plaît, nous ne rétablirons rien du tout, riposta Fanny. Non, non, je ne souffrirai pas cela, Amy. Ce mensonge est de son cru, il n’est pas du mien ; quand elle en aura assez, elle le dira. »

Dans l’enivrement de son triomphe anticipé, Mlle Fanny, agitant d’une main son éventail espagnol, serra de l’autre la taille de sa sœur comme si elle eût été entrain de broyer les côtes de Mme Merdle.

« Non, non, répéta Fanny. Elle verra qu’on peut lui rendre la monnaie de sa pièce. C’est elle qui a tracé la route : je l’y suivrai. Et avec la bénédiction du destin et de la fortune, je continuerai à cultiver la connaissance de cette dame jusqu’à ce qu’elle m’ait vue donner à sa femme de chambre des objets de toilette dix fois plus fins et plus coûteux que ceux qu’elle m’a fait donner par sa modiste ! »

La petite Dorrit garda le silence : elle savait qu’elle n’avait pas voix au chapitre lorsqu’il s’agissait de maintenir la dignité de la famille, et elle tenait à ne pas perdre la faveur que Fanny venait de lui rendre d’une façon inattendue. Elle ne pouvait approuver, mais elle garda le silence. Fanny savait très-bien à quoi elle pensait : elle le savait si bien qu’elle ne tarda pas à le lui demander.

« As-tu l’intention d’encourager M. Sparkler, Fanny ? demanda la petite Dorrit en réponse.

— Encourager, ma chère ? répliqua la sœur avec un sourire dédaigneux. Cela dépend de ce que tu entends par encourager. Non, je n’ai pas l’intention de l’encourager. Mais je veux en faire mon esclave. »

La petite Dorrit lança à sa sœur un regard sérieux et inquiet ; mais Mlle Fanny ne s’intimidait pas pour si peu. Elle ferma son éventail noir et or et s’en servit pour donner une petite tape sur le nez de sa sœur, de l’air d’une fière beauté qui s’amuse à instruire une humble compagne.

« Je vais le faire courir et rapporter comme un chien de chasse, ma chère, et il faut qu’il devienne mon vassal. Et si je ne parviens pas aussi à humilier sa mère, ce ne sera pas ma faute.

— As-tu bien réfléchi… chère Fanny (ne te fâche pas, nous sommes si bonnes amies maintenant…) où cela peut te mener ?

— Je n’y ai pas encore songé, ma chère, répondit Fanny d’un ton de suprême indifférence ; nous verrons. En attendant, telles sont mes intentions. Et il m’a fallu si longtemps pour te les expliquer que nous voici arrivées. Et voilà la gondole du jeune Sparkler qui stationne devant notre porte, où il demande si la famille est visible… Par le plus pur des hasards, naturellement ! »

En effet l’amoureux était là, debout devant sa gondole, une carte de visite à la main, feignant d’adresser à un domestique son hypocrite question. Grâce à ce concours de circonstances, le jeune homme, l’instant d’après, se présenta devant les deux demoiselles dans une pose que l’antiquité n’eût pas regardée comme d’un bon augure pour le succès de sa passion ; car les bateliers des jeunes filles, ayant été fort ennuyés par la poursuite de M. Sparkler, ménagèrent une si douce collision entre leur barque et celle de ce gentlemen qu’il fut renversé par la base comme une grande quille et exhiba les semelles de ses bottes à l’objet de sa flamme, tandis que le reste de son individu se débattait au fond du bateau dans les bras d’un de ses gondoliers.

Cependant Mlle Fanny ayant demandé avec beaucoup d’intérêt si le monsieur ne s’était pas fait mal, M. Sparkler se redressa plus promptement qu’on n’aurait pu s’y attendre et bégaya en rougissant « Pas le moins du monde. » Mlle Fanny ne se rappelant pas avoir jamais rencontré ce jeune homme, continuait son chemin après avoir répondu par un salut assez hautain, lorsque M. Sparkler s’avança et se nomma. Même alors, elle ne put parvenir à se rappeler où elle avait entendu ce nom et il fallut que M. Sparkler lui expliquât qu’il avait eu l’honneur de la rencontrer à Martigny. Alors seulement elle daigna se souvenir de l’avoir déjà vu et demander si madame sa mère se portait bien.

« Merci, bégaya M. Sparkler. À merveille… c’est-à-dire, assez mal.

— À Venise ? demanda Mlle Fanny.

— À Rome, répliqua M. Sparkler. Je suis ici tout seul. Je venais faire une visite à M. Édouard Dorrit. Et même à M. Dorrit père, également… en un mot, à la famille. »

Se tournant d’un air gracieux vers ses gens, Mlle Fanny demanda si son papa et son frère étaient à la maison. Sur leur réponse affirmative, M. Sparkler offrit humblement le bras à Mlle Fanny, qui l’accepta et monta le grand escalier, ornée de son berger. Si ce jeune gentleman se figurait, comme c’est vraisemblable, qu’il avait affaire à une demoiselle pas rouée du tout, il se trompait de beaucoup.

Arrivé dans un salon de réception un peu moisi, dont les tristes tentures d’un vert de mer fané étaient si usées et si flétries qu’elles auraient pu, par analogie, réclamer une parenté très-rapprochée avec les épaves d’herbes marines qui flottaient sous les croisées ou se cramponnaient aux murs, pleurant sur le malheureux sort de leurs parents emprisonnés, Mlle Fanny envoya des messagers à la recherche de son père et de son frère. En attendant l’arrivée de ces deux messieurs, l’ex-danseuse s’arrangea sur un canapé dans une attitude très-avantageuse, et acheva la conquête de M. Sparkler en hasardant quelques remarques sur le Dante, personnage que ce gentleman regardait comme un vieux bonhomme assez excentrique qui avait l’habitude de se coiffer d’une couronne de feuillage et de s’asseoir sur un escabeau, sans que personne pût deviner pourquoi, devant le portail de la cathédrale de Florence.

M. Dorrit reçut le visiteur avec une urbanité extrême, ou plutôt avec sa grâce la plus aristocratique. Il demanda spécialement des nouvelles de madame Merdle. Il demanda spécialement des nouvelles de monsieur Merdle. Le jeune Sparkler, qui paraissait arracher les paroles une à une du col de sa chemise, répondit que Mme Merdle, blasée de sa maison de campagne, non moins blasée de son pied-à-terre de Brighton, ne pouvant pas non plus, voyez-vous, rester à Londres, lorsqu’il n’y avait plus une âme dans la ville, et ne se sentant pas d’humeur à aller en visite à la campagne chez un tas de gens, s’était décidée à pousser une pointe jusqu’à Rome, où une femme comme elle, d’une beauté proverbiale et pas bégueule du tout, ne pouvait pas manquer de produire un certain effet. Quant à M. Merdle, les gens de bourse et autres individus de ce genre avaient tellement besoin de lui que M. Sparkler ne croyait pas le système monétaire du pays assez fort pour se passer d’un pareil homme ; M. Sparkler ne dissimula pourtant pas que les occupations de M. Merdle paraissaient quelquefois mettre sur les dents ce banquier phénoménal, dont la santé avait grand besoin d’un petit temps de galop à la campagne ou à l’étranger. M. Sparkler donna aussi à entendre que, quant à lui personnellement, il comptait se rendre (pour affaire assez urgente) partout où irait la famille Dorrit.

Cet immense effort oratoire demanda du temps, mais on en vit la fin. M. Dorrit exprima alors l’espoir que M. Sparkler leur ferait le plaisir de dîner avec eux un de ces jours. M. Sparkler accueillit si gracieusement cette idée, que M. Dorrit lui demanda ce qu’il comptait faire ce jour même, par exemple ?

Le jeune Edmond, comptant ne rien faire du tout (son occupation habituelle, la seule à laquelle il fût propre), on l’engagea sans plus tarder et on lui fit promettre d’accompagner les dames à l’Opéra après le repas.

Vers l’heure du dîner, M. Sparkler sortit de l’onde, comme le fils de Vénus quand il vint après madame sa mère, et monta le grand escalier dans ses plus beaux atours. Si Fanny lui avait paru charmante le matin, elle lui sembla trois fois plus belle le soir, grâce à une toilette qui allait à ravir à son genre de beauté et à un air de nonchalance qui doubla, tripla, riva les fers du jeune amoureux.

« Il paraît, monsieur Sparkler, lui dit son amphitryon pendant le repas, que vous connaissez… hem !… M. Gowan…. M. Henry Gowan ?

— Très-bien, monsieur, répondit M. Sparkler. Sa mère et la mienne sont de vieilles connaissances.

— Si j’y avais songé, continua M. Dorrit avec un air de protection aussi imposant que celui de lord Decimus lui-même, je vous aurais priée, Amy, de lui écrire un mot pour les engager à dîner avec nous aujourd’hui. Nos gens seraient allés… hem !… les prendre et les auraient ramenés. Nous avons plus de… hem !… gondoles qu’il ne nous en faut. Je regrette de n’y avoir pas songé. Rafraîchissez-m’en demain la mémoire, je vous prie. »

La petite Dorrit se demanda comment M. Henry Gowan prendrait leur patronage ; mais elle promit à son père de ne pas oublier sa recommandation.

« Savez-vous si M. Henry Gowan fait… hem !… des portraits ? » demanda M. Dorrit.

M. Sparkler opina que M. Henry Gowan était prêt à accepter toutes les commandes qu’on voudrait bien lui faire, portraits ou autres.

« Il n’est pas entré dans une voie particulière ? » demanda M. Dorrit.

M. Sparkler, auquel l’amour inspirait le désir de briller, répondit que, pour entrer dans une voie particulière, il faudrait qu’un homme commençât par adopter une chaussure particulière : par exemple, un chasseur devait porter des souliers de chasse, un cavalier, des bottes à éperons, tandis qu’il croyait avoir remarqué que son ami Henry Gowan se chaussait comme tout le monde.

« Pas de spécialité ? » remarqua M. Dorrit.

Comme c’était là un mot peu familier à Sparkler, que sa récente tirade avait d’ailleurs épuisé, il répondit :

« Non, merci. Je n’en prends jamais.

— Dans tous les cas, ajouta M. Dorrit, il me serait très-agréable de présenter à un gentleman si bien né, un… hem !… léger témoignage du désir que j’ai de lui rendre service et de développer… hem !… les germes de son génie. Je crois que je ferai bien d’engager M. Gowan à faire mon portrait. Si le résultat de cet essai est… hem !… était satisfaisant des deux parts, je pourrais ensuite le prier d’entreprendre les autres membres de ma famille. »

M. Sparkler pensa bien que ce serait là une bonne occasion de faire la remarque qu’il y avait certains membres de la famille Dorrit (en appuyant d’une façon marquée sur le mot certains) auxquels nul peintre n’était capable de rendre justice. Mais, faute d’une formule pour exprimer cette idée originale, M. Sparkler la laissa remonter au ciel sans emploi.

Ce malheur fut d’autant plus regrettable que Mlle Fanny applaudit beaucoup au projet du portrait et poussa son père à le mettre à exécution. Elle savait que M. Gowan avait renoncé à un brillant avenir pour épouser sa jolie femme ; une chaumière et son cœur, peindre des tableaux pour payer son dîner, c’était quelque chose de si délicieux et de si intéressant qu’elle suppliait son papa de donner cette commande à M. Gowan, qu’il réussît ou non dans les portraits ; d’ailleurs Amy et elle savaient d’avance qu’il s’en tirait à merveille, car elles avaient vu sur son chevalet un portrait frappant qu’elles avaient eu l’occasion de comparer à l’original. Ces remarques (ainsi que le voulait Fanny) firent presque perdre la tête à l’infortuné M. Sparkler ; car si, d’un côté, elles annonçaient que Mlle Fanny n’était pas imperméable au sentiment, cette naïve demoiselle paraissait dans l’innocence de son cœur ne pas se douter seulement de l’admiration de son soupirant, qui sentait, dans sa jalousie contre le rival inconnu, que les yeux lui sortaient de la tête.

Redescendant au sein de la mer après le dîner et ressortant des flots pour monter l’escalier de l’Opéra, précédée d’un gondolier, en manière de triton armé d’une vaste lanterne de toile, la famille Dorrit entra dans sa loge et M. Sparkler commença une soirée d’angoisse.

La salle étant sombre et la loge bien éclairée, Mlles Dorrit reçurent pendant la représentation plusieurs visites de leur connaissance. Fanny s’intéressa tellement à ses visiteurs, elle prit en leur faveur des poses si séduisantes, échangea tant de petites confidences et se disputa si gentiment avec eux sur l’identité des personnes assises dans des loges éloignées, que l’infortuné Sparkler se prit à détester l’humanité tout entière. Mais le sort lui tenait deux consolations en réserve pour la fin de la soirée. Fanny lui donna son éventail à tenir tandis qu’elle ajustait son manteau, et il eut l’inestimable privilège de lui offrir le bras derechef pour regagner sa gondole. Ces menus encouragements n’étaient pas grand-chose, mais c’était tout juste ce qu’il fallait, selon M. Sparkler pour empêcher un individu de se livrer au désespoir. Il n’est pas impossible que Mlle Fanny eût la même pensée.

Le triton, toujours armé de sa lanterne, se tenait à la porte de la loge, ainsi qu’une foule d’autres tritons aux portes d’autres loges. Le triton des Dorrit baissa sa lanterne afin d’éclairer les marches, et M. Sparkler chargea de plus en plus la lourde chaîne qu’il traînait en esclave, lorsqu’il vit

… De sa petitesse étalant l’ironie
Son pied moqueur rire à côté du sien.

Parmi les flâneurs rassemblés sur le perron, se trouvait Blandois de Paris. Il leur parla et descendit à côté de Fanny.

La petite Dorrit marchait en avant avec son frère et Mme Général (M. Dorrit était resté chez lui) ; mais au bord du quai ils se rejoignirent de nouveau. La jeune fille tressaillit en voyant si près d’elle Blandois, qui aidait Fanny à monter dans la gondole.

« Gowan a fait une grande perte, dit-il, depuis qu’il a été assez heureux pour recevoir la visite de deux charmantes dames.

— Une perte ? répéta Fanny au moment où Sparkler, sacrifié au nouveau venu, la quittait pendant qu’elle se disposait à s’asseoir dans la barque.

— Oui, répliqua Blandois. Son chien, Lion. »

Il tenait dans sa main celle de la petite Dorrit en parlant.

« Il est mort, dit-il.

— Mort ? répéta la petite Dorrit. Ce noble animal ?

— Ma foi, chères dames, dit Blandois souriant et haussant les épaules, il faut que quelqu’un ait empoisonné ce noble animal : les dogues meurent comme les doges. »