La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 24

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 250-260).


CHAPITRE XXIV.

Le soir d’une longue journée.


L’illustre M. Merdle, cet ornement du pays, continuait sa course brillante. On commençait à reconnaître partout qu’un homme, qui avait rendu à la société le service de gagner sur elle une si grande fortune, ne pouvait plus, sans injustice, être laissé dans la roture. On parlait avec certitude d’un titre de baronnet ; il était même question d’une pairie. Le bruit courait que, de sa main dorée, M. Merdle avait repoussé l’offre officielle de la première dignité ; qu’il avait formellement déclaré à lord Décimus que c’était trop peu de chose pour un homme comme lui.

« Non, milord, je resterai simple Merdle, ou vous ferez de moi un pair du royaume. »

Cette réponse, disait la rumeur publique, avait plongé lord Décimus dans l’indécision jusqu’au col, s’il est permis de parler ainsi d’un personnage aussi élevé. Car les Mollusques, formant dans la création un groupe isolé, avaient la conviction que tous les honneurs de ce genre leur appartenait de droit, et que, lorsque par le plus grand des hasards, un soldat, un marin, ou un avocat était anobli, c’était un intrus qu’ils laissaient pénétrer dans les pénates sacrés de la famille, par un acte de simple condescendance, mais sur lequel il fallait immédiatement fermer la porte, pour que l’exemple ne tirât pas à conséquence. Non-seulement, ajoutait encore la rumeur publique, lord Décimus demeurait dans un cruel état d’indécision à cause de la part héréditaire qui lui revenait de droit dans ses principes aristocratiques, mais aussi parce qu’il y avait divers Mollusques qui prétendaient au même honneur, et faisaient concurrence au grand homme du jour.

À tort ou à raison, la rumeur publique allait colportant ces nouvelles. Lord Décimus, qui était ou que l’on croyait occupé à résoudre ce difficile problème, donnait quelque consistance à ces bruits, en se lançant gauchement à un petit trot d’éléphant dans un fouillis de phrases entortillées où il balançait l’illustre M. Merdle au bout de sa trompe, le présentant au monde entier comme l’emblème immaculé des entreprises gigantesques, de la richesse des nations, du crédit, du capital, de la prospérité générale, et de toutes les autres bénédictions réunies.

La vieille faux du temps continua si tranquillement sa funèbre moisson, qu’il s’était écoulé déjà trois grands mois, sans que cela parût, depuis que les frères Dorrit avaient été confiés à la même tombe dans le cimetière des étrangers à Rome.

M. et Mme Sparkler étaient installés dans un hôtel à eux : une toute petite résidence, dans le genre de celles qu’affectionne la classe des Tenaces Mollusques, un véritable chef-d’œuvre d’incommodité, qui conservait tout le long du jour le parfum de la soupe et du fumier de la veille, mais d’un loyer exorbitant, comme il convient à un local situé au centre même du monde habitable. C’est dans cette demeure enviée (car elle excitait vraiment l’envie de bien des gens), que Mme Sparkler avait résolu de commencer à démolir la Poitrine rivale, quand l’arrivée du courrier, porteur de la triste nouvelle, était venue suspendre l’ouverture des hostilités. Mme Sparkler, qui, au fond, n’était pas méchante, avait eu un violent paroxysme de douleur qui avait duré douze heures ; puis elle s’était levée afin de s’occuper de son deuil et de prendre toutes les mesures nécessaires pour qu’il lui allât aussi bien que celui de Mme Merdle. Le journal des nouvelles élégantes annonça que cet événement venait de plonger dans la douleur plus d’une famille distinguée… et le courrier s’en retourna à Rome.

M. et Mme Sparkler, après avoir dîné en tête-à-tête, étaient donc plongés dans leur douleur. Madame reposait sur un canapé, dans son salon. C’était un dimanche soir : il faisait une chaleur étouffante ; la maison, située au centre du monde habitable, close et bien bourrée en toute saison, comme si elle était affligée d’un rhume de cerveau perpétuel, paraissait plus oppressée que jamais ce soir-là. Les cloches des églises voisines avaient fait tout ce qu’elles avaient pu pour agacer les gens en réveillant les échos peu mélodieux de la rue, et les vitres des églises éclairées avaient échangé leurs tons jaunes de la brune contre un noir opaque. Madame, étendue sur une causeuse, à regarder par la croisée ouverte, à travers une forêt de réséda et d’autres fleurs, se fatigua de ce spectacle. Alors madame alla regarder dans la rue par une autre croisée, pendant que monsieur se tenait sur le balcon, et se fatigua également de ce spectacle-là. Alors madame se regarda pour voir encore une fois comment lui allait son deuil, et se fatigua aussi de ce spectacle, quoique naturellement elle s’en fatigua moins vite que des deux autres.

« Autant vaudrait être couchée au fond d’un puits, remarqua-t-elle enfin, changeant de place d’un air de mauvaise humeur. Voyons, Edmond, si tu as quelque chose à dire, dis-le. »

Edmond aurait pu répondre avec beaucoup de franchise :

« Mon âme, je n’ai rien du tout à dire. »

Mais son imagination ne lui ayant pas suggéré cette réponse, il se contenta de quitter le balcon et de prendre place auprès de la causeuse où se tenait madame.

« Bonté divine, Edmond ! s’écria la jeune épouse d’un ton de mauvaise humeur encore plus marqué, je crois vraiment que tu te fourres du réséda dans le nez. Finis donc ! »

Monsieur, dans ce moment d’absence d’esprit (peut-être faut-il prendre cette expression dans un sens plus absolu que de coutume), mettait en effet tant d’ardeur à respirer le parfum d’un brin de réséda qu’il avait à la main, qu’il semblait sur le point de commettre le délit en question. Il sourit, et jeta la fleur par la fenêtre en disant :

« Je te demande bien pardon, ma chère.

— Tu me donnes la migraine à rester debout comme cela, Edmond, reprit madame en levant les yeux vers lui après un moment de silence. Ce demi-jour te fait paraître si effroyablement gros que cela m’agace. Assieds-toi, je t’en prie.

— Certainement, ma chère, répondit monsieur, qui prit une chaise sans changer de place.

— Si je ne savais pas que le jour le plus long de l’année est passé, dit Fanny en bâillant d’une manière épouvantable, je croirais que nous y sommes. Jamais journée ne m’a paru si longue.

— N’est-ce pas ton éventail, mon amour ? demanda monsieur, ramassent à terre l’objet en question qu’il présenta à madame.

— Edmond, s’écria madame d’un ton plus ennuyé que jamais, ne m’adresse pas de ces sottes questions, je t’en conjure. À qui veux-tu qu’il soit ?

— Certainement, je savais bien qu’il était à toi.

— Alors à quoi bon me le demander ? riposta madame, qui continua au bout de quelques minutes, après s’être retournée sur la causeuse : Non jamais, jamais je n’ai eu à passer une journée aussi longue que celle-ci ! »

Après un nouveau silence, madame se leva lentement, fit quelques tours dans le salon, et vint se rasseoir à la même place.

« Ma chère, dit monsieur, illuminé par une inspiration originale, je crois bien que tu as les nerfs crispés. »

— Oh ! les nerfs crispés ! répéta madame. Voyons, Edmond as-tu bientôt fini ?

— Mon adorée, continua monsieur, si tu essayais de ton vinaigre aromatique ! J’ai souvent vu ma mère employer ce remède, et elle paraissait s’en trouver bien. Et, je ne sais pas si tu le sais, mais ma mère est une… diablement belle femme qui n’est pas du tout…

— Miséricorde ! s’écria madame se levant d’un bond. C’est insupportable ! Jamais, depuis la création du monde, le soleil n’a éclairé un jour aussi ennuyeux que celui-ci ! »

Monsieur la suivit d’un regard plein de soumission tandis qu’elle se promenait dans le salon. Il paraissait même un peu effrayé. Lorsque madame eut renversé quelques colifichets, regardé dans la sombre rue par chacune des trois croisées du salon, elle revint au canapé, et se jeta sur les coussins.

« Maintenant, Edmond, viens ici ! Un peu plus près, car je veux pouvoir te toucher avec mon éventail afin que mes paroles fassent sur toi une plus vive impression. Là ! Cela suffit. Tu es assez près comme cela. Oh ! mais que tu as donc l’air gros ! »

Monsieur s’excusa de son mieux, disant qu’il ne pouvait pas s’en empêcher, et que ses camarades, sans les spécifier autrement, l’avaient surnommé Quinbus Flestrin junior, ou le fils de l’Homme-Montagne.

« Tu aurais dû me dire cela avant, remarqua madame d’un air mécontent.

— Ma chère, répliqua monsieur, vivement flatté de ce reproche, si j’avais cru que cela pouvait t’intéresser le moins du monde, je n’aurais pas manqué de t’en parler.

— Là ! Au nom du ciel, tâche de te taire ! interrompit madame. J’ai quelque chose à te dire. Edmond, il ne faut plus que nous restions seuls. Il est urgent de prendre des mesures pour que je ne sois plus exposée à retomber dans cet horrible état de prostration morale.

— Ma chère, une femme aussi remarquablement belle, comme tout le monde sait, et qui n’est pas du tout…

— Oh ! encore ! Miséricorde !!! » s’écria madame.

Monsieur fut si troublé par l’énergie de cette exclamation pendant laquelle madame s’était levée brusquement pour se rasseoir aussitôt, qu’il s’écoula quelques minutes avant qu’il eût la force de s’expliquer.

« Je voulais dire, ma chère, que tout le monde sait que tu es faite pour briller dans la société.

— Briller dans la société ! répéta Fanny avec un redoublement de mauvaise humeur. Oui, vraiment ! Voyez un peu ce qui arrive ! Je ne suis pas plutôt remise du coup que m’a porté la mort de mon pauvre cher père et de mon pauvre oncle… pourtant je ne me dissimule pas que c’est peut-être un grand bonheur pour ce dernier, car, dès que l’on cesse d’être présentable, on fait aussi bien de mourir…

— J’espère que tu ne fais pas allusion à moi, mon amour ? interrompit humblement monsieur.

— Edmond, Edmond, tu lasserais la patience d’une sainte ! N’est-il pas clair comme le jour que je parle de mon oncle ?

— Tu me regardais d’un air si expressif, mon adorée, que je me suis senti mal à l’aise. Merci, mon amour.

— Maintenant que vos interruptions m’ont fait oublier ce que je voulais dire, reprit madame avec un geste résigné de son éventail, je ferai aussi bien d’aller me coucher.

— Ne fais pas cela, mon amour. Prends tout le temps qu’il te faudra pour te recueillir. »

Madame prit beaucoup de temps : la tête penchée en arrière, les yeux fermés et les sourcils levés avec une expression désespérée comme si elle avait complétement renoncé aux affaires de ce monde. Enfin, sans le moindre avertissement préalable, elle rouvrit les yeux, et recommença d’un ton sec et acerbe :

« Qu’est-ce qui arrive alors, je vous le demande ? Qu’est-ce qui arrive ? Au moment même où je pourrais briller dans la société, où des motifs de la plus haute importance m’inspirent le désir d’y briller, je me trouve dans une situation qui m’empêche, jusqu’à un certain point de me présenter dans le monde. C’est trop fort !

— Ma chère, je ne vois pas pourquoi cela te priverait d’aller dans le monde ?

— Edmond, vous ne savez dire que des absurdités ! s’écria madame avec beaucoup d’indignation. Crois-tu donc qu’une femme dans toute la fleur de l’âge, et qui n’est pas tout à fait dénuée de charmes, puisse, dans ma position (elle regarda sa taille intéressante), entrer en rivalité avec une femme qui lui serait certainement, en d’autres temps, inférieure sous tous les autres rapports ? Si c’est là ton opinion, je ne sais quel nom te donner ! »

Monsieur fit observer, en toute humilité, que cela ne se voyait presque pas.

« Non, cela ne se voit presque pas ! répéta madame avec un mépris indicible.

— Pour le moment, » ajouta monsieur.

Ne prêtant aucune attention à ce faible correctif, madame déclara avec amertume que c’était vraiment trop fort ! Qu’il y avait là de quoi faire désirer la mort !

« Mais, ajouta-t-elle lorsqu’elle eut étouffé le sentiment de ses griefs personnels, quelque contrariant, quelque cruel que ce soit, il faut cependant bien que je m’y résigne.

— D’autant plus qu’on devait s’y attendre, remarqua monsieur.

— Edmond, répliqua Fanny, si vous ne voyez rien de plus convenable à faire que d’insulter celle qui vous a fait l’honneur de vous donner sa main, lorsqu’elle se trouve dans le malheur, je vous conseille d’aller vous coucher. »

Ce reproche affligea beaucoup Edmond, qui s’excusa d’une façon très-tendre. Ses excuses furent agréées, mais madame le pria d’aller se calmer de l’autre côté du canapé, dans l’embrasure de la croisée.

« Maintenant, Edmond, poursuivit-elle allongeant le bras et touchant son mari avec le bout de son éventail, ce que j’allais te dire quand tu as commencé, selon ta coutume, à m’ennuyer de tes discours, c’est que je prendrai des précautions pour me protéger contre le danger d’un tête-à-tête trop prolongé, et que, tant que les circonstances m’empêcheront de me présenter dans le monde, je ferai en sorte d’avoir toujours ici du monde, de manière ou d’autre ; car, je ne peux ni ne veux passer une autre journée aussi monotone que celle-ci. »

Monsieur approuva ce plan d’une façon très-laconique, puis il ajouta :

« D’ailleurs, tu sais que tu auras bientôt ta sœur…

— Chère petite, oui ! s’écria madame avec un soupir affectueux. Bonne petite sœur ! Non pas qu’Amy puisse suffire par sa seule présence… »

Monsieur allait dire : « Non ? » sur le ton de l’interrogation ; mais il reconnut tout de suite le danger d’une pareille ponctuation, et se reprit d’un ton convaincu :

« Oh non ! Certainement. Elle ne suffirait pas à elle seule !

— Non, Edmond. Car, non-seulement les vertus de cette chère enfant sont de cette nature calme et paisible qui a besoin d’être relevée par les contrastes ; il leur faut un entourage bruyant et animé qui les fasse éclater dans leur vrai jour pour qu’on les en aime davantage ; mais elle aura elle-même besoin d’être réveillée sous plus d’un rapport.

— Justement ! dit monsieur. Il faudra la réveiller.

— Voyons, Edmond ! Tu me fais perdre la tête avec ton habitude d’interrompre les gens quand tu n’as rien à dire. Il faudra voir à te corriger de cela… Mais revenons à cette chère petite… Elle était dévouée à papa, et sans doute elle aura été vivement peinée et l’aura beaucoup pleuré. C’est comme moi. J’ai tant souffert ! Mais sans doute Amy aura plus souffert encore que moi, vu qu’elle se trouvait là et qu’elle est restée avec notre pauvre cher papa jusqu’au dernier moment, tandis que, malheureusement, je n’y étais pas. »

Fanny s’arrêta pour pleurer et s’écrier : « Cher, cher, bien-aimé papa ! Quelles manières distinguées il avait ! Quelle différence avec notre pauvre oncle ! Il faudra donc, poursuivit-elle, tirer notre bonne petite chatte de son état de torpeur : d’autant plus que sa santé a dû souffrir d’avoir tant veillé pendant la longue maladie d’Édouard, qui n’est pas tout à fait rétabli, qui peut même rester malade longtemps encore, et qui, en attendant, nous cause de grands ennuis, en empêchant de régler les affaires de ce pauvre cher papa. Par bonheur, les papiers étant sous scellés et sous clef, chez les agents auxquels il les a confiés lors de son voyage providentiel à Londres, ses affaires sont dans un état qui permet d’attendre qu’Édouard reprenne assez de force en Sicile pour venir administrer, ou exécuter, ou faire ce qu’il a à faire.

— Dans tous les cas, il ne pouvait trouver nulle part une meilleure garde-malade qu’Amy, se hasarda à dire M. Sparkler.

— Par le plus grand des hasards, nous sommes du même avis, répliqua Fanny, qui d’un air de langueur tourna un peu les paupières de son côté (car d’habitude elle avait plutôt l’air en lui parlant de s’adresser à quelque meuble du salon), et je puis même adopter les paroles dont tu t’es servi. Il ne pouvait trouver nulle part une meilleure garde-malade. La chère enfant a des moments où elle est bien impatientante pour quelqu’un qui a l’esprit actif ; mais, comme garde-malade, c’est la perfection, chère petite ! »

Edmond, encouragé par son récent succès, remarqua qu’Édouard, sapristi, s’était longtemps trouvé dans une vilaine passe.

« Si vilaine passe, répliqua Mme Sparkler, est un terme d’argot qui signifie une dangereuse maladie, je ne te contredirai pas. Sinon, je ne puis formuler une opinion sur le langage barbare que tu emploies en parlant de la sœur d’Édouard. Qu’il ait attrapé la malaria quelque part, soit en voyageant nuit et jour jusqu’à Rome, où, après tout, il est arrivé trop tard pour voir notre pauvre cher papa avant sa mort, soit par d’autres influences insalubres, la chose est incontestable, si c’est là tout ce que tu as voulu dire. D’ailleurs, l’existence qu’il mène rend la maladie plus dangereuse pour lui que pour d’autres. »

M. Sparkler opina qu’il y avait beaucoup d’analogie entre le cas d’Édouard et celui des camarades morts de la fièvre jaune aux Indes occidentales. Mme Sparkler ferma de nouveau les yeux, comme pour protester contre les camarades, la fièvre jaune et les Indes orientales dont elle n’avait aucun souci.

« Donc, reprit-elle en rouvrant les yeux, il faudra tirer Amy de l’état de torpeur qu’ont produit chez elle bien, bien des semaines de fatigue et d’inquiétude. En dernier lieu, nous aurons à lui faire oublier un sentiment indigne qu’elle entretient au fond de son cœur, et qu’elle croit m’avoir toujours caché. Ne me demande pas ce que c’est, Edmond, parce que je ne te le dirais pas.

— Aussi je ne te le demande pas, ma chère.

— J’aurai donc bien des choses à faire de ce côté-là, continua Fanny, et je ne saurais trop tôt avoir cette douce enfant auprès de moi. Aimable et bonne petite fée ! Quant au règlement des affaires de pauvre papa, je n’ai guère d’intérêt direct là-dedans. Papa a agi très-généreusement à mon égard lorsque je me suis mariée, et je n’ai plus grand’chose à attendre. Pourvu qu’il n’ait pas fait de testament valable qui nous oblige à donner quelque chose à Mme Général, c’est tout ce que je demande. Cher papa ! ah ! cher, cher papa ! »

Elle se mit encore à verser quelques larmes ; mais le souvenir de Mme Général ne tarda pas à la remettre. Elle s’essuya les yeux et reprit :

« Un détail très-encourageant de la maladie d’Édouard, qui me fait espérer qu’il n’a rien perdu de son bon sens ni de son entrain (du moins jusqu’au moment de la mort de notre pauvre père)… c’est qu’il a soldé les gages de Mme Général et l’a mise à la porte immédiatement. Je ne saurais trop l’en féliciter, et je suis prête à lui pardonner bien des choses en voyant l’empressement avec lequel il a fait ce que j’aurais eu tant de plaisir à faire moi-même ! »

Mme Sparkler se livrait à toute la joie de cette exécution triomphante, lorsqu’un double coup de marteau retentit à la porte ; un coup de marteau assez bizarre. On ne frappait pas fort, comme si on avait peur de faire du bruit et d’attirer l’attention. On frappait longtemps, comme si le visiteur préoccupé oubliait de s’arrêter à temps.

« Tiens ! s’écria Mme Sparkler. Qui donc ce peut-il être ? Serait-ce Amy et Édouard qui arriveraient sans nous prévenir et sans voiture ? Regarde par la fenêtre. »

Le salon était obscur, mais on n’en voyait que plus clair dans la rue, à cause des réverbères. La tête de M. Sparkler, qui passait par-dessus le balcon pour regarder en bas, semblait si lourde et si grosse, qu’un peu plus elle allait lui faire perdre l’équilibre, au risque d’écraser le visiteur inconnu.

« C’est un individu tout seul. Je ne le reconnais pas… Mais voyons un peu !… »

Cette réticence le ramena une seconde fois sur le balcon, où il se pencha de nouveau. Il rentra au moment où l’on ouvrait la porte et déclara qu’il croyait avoir reconnu le castor de son gouverneur. Il ne se trompait pas, car quelques instants après fut introduit le gouverneur, son bolivar à la main.

« Des bougies ! commanda Mme Sparkler, en demandant pardon de recevoir M. Merdle dans l’obscurité.

— Oh ! il fait assez clair pour moi, » répliqua le millionnaire.

Lorsqu’on apporta les bougies, on aperçut M. Merdle debout derrière la porte, se pinçant les lèvres.

« J’ai voulu vous dire un petit bonsoir en passant, ajouta-t-il. Je suis assez occupé pour le moment ; mais, comme je me trouvais dehors pour faire un tour, j’ai voulu vous dire un petit bonsoir. »

Le banquier se trouvait en grande tenue : Fanny lui demanda chez qui il était allé dîner.

« Oh ! moi, fit M. Merdle, je n’ai dîné chez personne, que je sache.

— Mais vous avez dîné au moins ? reprit Mme Sparkler.

— Mais non… je n’ai pas précisément dîné, répliqua l’illustre capitaliste. »

Il venait de passer sa main sur son front jaune, comme s’il réfléchissait pour savoir s’il était bien sûr d’avoir dîné. On offrit de lui faire servir quelque chose.

« Non, merci, répondit M. Merdle. Je n’ai pas d’appétit. Je devais dîner en ville avec Mme Merdle. Mais, comme je ne me sentais pas en train, j’ai laissé Mme Merdle partir seule au moment où nous allions monter en voiture, et j’ai mieux aimé faire un petit tour.

— Ne voulez-vous pas prendre une tasse de thé ou de café ?

— Non, merci, répéta le millionnaire ; je suis entré au club en passant, et je me suis fait donner une bouteille de vin. »

À cette période de sa visite, M. Merdle s’assit dans le fauteuil qu’Edmond Sparkler lui avait offert tout d’abord, et que jusqu’alors il avait continué à pousser devant lui comme un maladroit qui vient de chausser pour la première fois une paire de patins, et qui ne peut pas se décider à se lancer sur la glace. Il posa son chapeau sur une autre chaise qui se trouvait à côté de lui, et regardant le fond de la coiffe, comme si elle eût été au moins à une vingtaine de pieds de profondeur, il répéta :

« Vous voyez, j’ai voulu vous dire un petit bonsoir.

— C’est d’autant plus flatteur pour nous, remarqua Fanny, que vous n’êtes pas grand visiteur.

— N…on, répondit M. Merdle, qui pendant ce temps-là s’arrêtait prisonnier en se prenant par le poignet sous le parement de ses manches, non, je ne suis pas un grand visiteur.

— Vous êtes beaucoup trop occupé pour cela. Mais savez-vous que, pour un homme aussi criblé d’affaires, la perte de l’appétit est une chose sérieuse ? Il ne faut pas vous laisser tomber malade.

— Oh ! je me porte très-bien, répondit M. Merdle après y avoir réfléchi un peu. Je ne suis pas plus mal qu’à l’ordinaire. Je me porte assez bien. Je n’ai pas du tout besoin de mieux me porter. »

Le grand esprit du siècle, fidèle à sa réputation d’homme qui n’a que fort peu de chose à dire, et qui ne le dit pas sans peine, redevint muet. Mme Sparkler commençait à se demander si le grand esprit n’allait pas bientôt leur tirer sa révérence.

« Je parlais de pauvre papa au moment où vous êtes entré, monsieur.

— Vraiment ? Curieuse coïncidence, remarqua M. Merdle. »

Fanny ne voyait pas du tout la coïncidence, mais elle se crut obligée de soutenir la conversation.

« Oui, j’étais en train de dire à Edmond que la maladie de mon frère avait retardé l’examen et le règlement des affaires de papa.

— Oui, oui, il y a eu un retard.

— Ce n’est pas que cela tire à conséquence, ajouta Fanny.

— Non, répliqua le banquier après avoir examiné la corniche de la partie du plafond qui se trouvait en face de lui, ce n’est pas que cela tire à conséquence.

— Mon seul désir, continua Mme Sparkler, c’est que Mme Général ne reçoive rien.

— Elle ne recevra rien, » dit M. Merdle.

Fanny fut enchantée de lui entendre exprimer cette opinion. Le grand capitaliste, après avoir jeté un second coup d’œil dans les profondeurs de son chapeau, comme s’il croyait apercevoir quelque chose tout au fond, passa les doigts dans ses cheveux, et annexa à sa première assertion ces paroles justificatives :

« Oh ! mon Dieu, non ! du tout ! Elle n’aura rien. Que voulez-vous qu’elle ait ? »

Comme ce sujet de conversation paraissait épuisé et que M. Merdle ne l’était pas moins, Fanny demanda au millionnaire s’il allait prendre Mme Merdle et la voiture avant de rentrer ?

« Non, répondit le banquier, je m’en retournerai par le chemin le plus court et je laisserai Mme Merdle (le grand homme examina la paume de sa main, comme pour y lire sa bonne aventure)… se tirer d’affaire toute seule. Elle n’est pas empruntée, elle n’aura besoin de personne.

— C’est probable, » dit Mme Sparkler.

Un long silence succéda à cette remarque. Fanny, s’enfonçant de nouveau parmi les coussins de son canapé, ferma les yeux et leva les sourcils, comme pour dire encore une fois adieu aux choses de ce bas monde.

« Mais, avec tout ça, reprit M. Merdle, je vous fais perdre votre temps et le mien. Je voulais seulement vous dire un petit bonsoir en passant, vous savez ?

— Charmée, je vous assure.

— À présent, je m’en vais, ajouta M. Merdle en se levant. À propos, pourriez-vous me prêter un canif ?

— La drôle de chose, comme le remarqua Fanny en souriant, de voir une femme dont la paresse avait tant de peine à se décider à écrire un simple billet, prêter quelque chose à un homme d’affaires comme M. Merdle ! N’est-ce pas bien étrange ? »

— C’est vrai. Mais j’ai besoin d’un canif, et je sais que vous avez plusieurs petits nécessaires bien garnis de ciseaux, de pinces, etc. On vous le rapportera demain.

— Edmond, vous allez ouvrir (mais prenez bien garde de rien casser ; vous êtes si maladroit !) la boîte de nacre que vous voyez sur mon petit guéridon, et donnez à M. Merdle le canif à manche de nacre.

— Merci, interrompit le millionnaire ; mais je crois que je préférerais un manche plus foncé.

— En écaille ?

— Merci ; oui. Je crois que j’aime mieux cela. »

Edmond fut donc chargé d’ouvrir le nécessaire d’écaille, et de remettre à son beau-père le canif demandé. Lorsqu’il eut exécuté cette commission, Mme Sparkler dit d’un ton fort gracieux au grand esprit :

« Si vous y faites une tache d’encre, je vous pardonne d’avance.

— Je vous promets de ne pas y faire de tache, » reprit M. Merdle.

L’illustre visiteur tendit alors sa manche à Mme Sparkler, dont la main (poignet, bracelet et tout) se trouva un instant ensevelie sous le vaste parement. Quant à la main du banquier, impossible de deviner où elle était allée, car Fanny ne le sentit pas plus que si elle eût eu affaire à un vétéran sans bras de Chelsea, ou à un invalide manchot de Greenwich.

Parfaitement convaincue, au moment où le millionnaire disparaissait derrière la porte, que ce dimanche était le jour le plus long que personne eût jamais eu à passer, et qu’il n’existait pas au monde une femme pourvue de quelques charmes qui fût aussi assommée par des crétins et des idiots, Fanny s’avança sur le balcon pour respirer un peu. Ses yeux se couvrirent de larmes de dépit, à travers lesquelles elle crut voir le célèbre M. Merdle, qui remontait la rue, sauter, valser et tournoyer comme s’il eût été possédé par cinq cent mille diables.