La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 10

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 106-113).


CHAPITRE X

Les rêves de Mme Jérémie se compliquent.


Dans les antichambres nombreuses du ministère des Circonlocutions, où Clennam passait beaucoup de temps en compagnie d’autres coupables condamnés à être écartelés sur la même route administrative, il avait trouvé tout le loisir d’épuiser en trois ou quatre jours les sujets de réflexion que lui avait suggérés la récente rencontre de Mlle Wade et de Tattycoram. Mais il avait beau y réfléchir, il n’y voyait pas plus clair, et fut obligé d’en rester sur cette incertitude contrariante.

Dans l’intervalle, il n’avait pas visité la sombre maison de sa mère. Un des soirs qu’il avait coutume de consacrer à ce devoir étant arrivé, il quitta son logis et son associé vers neuf heures, pour se diriger lentement vers la lugubre demeure de son enfance.

Son imagination se représentait toujours la maison maternelle colère, mystérieuse et triste, et son imagination était assez profondément émue pour prêter à tout le voisinage un peu de cette ombre sinistre. Tandis qu’il s’avançait donc par une triste soirée, les rues mal éclairées qu’il traversait lui paraissaient accablées sous le poids de quelques lourds secrets. Les comptoirs de commerce déserts, avec leur secret grimoire de registres et de papiers dans des coffres-forts ; les maisons de banque avec leurs caisses secrètes bardées de fer et leurs caveaux secrets, dont la clef se trouvait dans un petit nombre de poches secrètes et dans quelques poitrines non moins secrètes ; les secrets de tous les travailleurs dispersés de ce vaste chantier commercial (parmi lesquels il y avait sans doute des voleurs, des faussaires et des abus de confiance de toute espèce), que l’aube du lendemain pouvait mettre au jour ; il y avait là bien assez de secrets pour se figurer que l’atmosphère en était surchargée. Mais ce n’était pas tout. Les ombres devenaient de plus en plus épaisses à mesure qu’il se rapprochait de leur source, il songeait aux secrets enfermés sous les voûtes du cimetière isolé, où ceux qui avaient entassé leurs richesses secrètes dans des coffres-forts étaient eux-mêmes entassés à leur tour, sans cesser pour cela de faire du mal, puisqu’ils contribuaient à empester l’air environnant ; puis aux secrets que la rivière roulait dans son onde boueuse, entre deux déserts peuplés de secrets le long de ses rives, pendant bien des lieues, tenant à distance l’air pur de la campagne traversé par les vents et l’aile des oiseaux.

L’ombre épaississait toujours à mesure qu’il se rapprochait de la maison, le souvenir de la triste chambre autrefois occupée par son père, hantée par le visage suppliant qu’il avait vu s’éteindre lorsqu’il veillait seul auprès de son lit de mort se dressa devant lui. Il y avait encore une odeur de secret dans l’atmosphère renfermée de cette salle. L’obscurité, la moisissure et la poussière de tout le bâtiment avaient quelque chose de secret et de mystérieux. Et au centre de tous ces mystères, se tenait sa mère, au visage inflexible, à la volonté inébranlable, cachant avec résolution tous les secrets de sa propre existence aussi bien que ceux de son époux, luttant avec austérité et face à face contre le grand secret final de toute existence.

Il venait d’entrer dans une rue étroite et montueuse sur laquelle donnait la cour et l’enceinte où se trouvait la maison de Mme Clennam, lorsqu’un autre pas se fit entendre au coin de la rue et le suivit de si près, qu’il se vit pousser contre le mur. Comme Arthur était absorbé par ses rêveries contemplatives, il fut tellement surpris par ce choc imprévu, que l’autre avait eu le temps de lui dire d’un ton tapageur : « Pardon ! pas ma faute ! » et de passer devant lui avant qu’il eût eu seulement le temps de renaître à la réalité des lieux qui l’entouraient.

Lorsqu’il reprit, pour ainsi dire, connaissance, il vit que l’homme qui venait de le dépasser était justement celui auquel il avait tant pensé depuis trois ou quatre jours. Ce n’était pas une ressemblance fortuite, rendue plus trompeuse encore par la vive impression que cette rencontre avait faite sur lui. C’était bien le même homme, l’homme qu’il avait vu marcher à côté de Tattycoram, et causer avec Mlle Wade.

La rue descendait vers la rivière par une pente assez rapide, en faisant un crochet. L’étranger (qui, sans être précisément ivre, paraissait assez en train) s’éloigna si vite que Clennam cessa de l’apercevoir. Sans dessein bien arrêté de le suivre, mais animé du désir de ne pas le perdre immédiatement de vue, Clennam hâta le pas afin de gagner le détour de la rue qui lui cachait l’inconnu. Lorsqu’il tourna ce coin, l’autre avait disparu.

Arrivé près de l’entrée de la maison de Mme Clennam il regarda le long de la rue : elle était vide. Il n’y avait cependant là aucune ombre dont on pût profiter pour se cacher ; Clennam n’avait pas non plus entendu ouvrir et refermer de porte. Il pensa néanmoins que l’inconnu tenait apparemment sa clef toute prête à la main, et s’était ouvert une des portes de la rue pour rentrer chez lui.

Rêvant à cet étrange hasard il se dirigea vers la maison. Comme, selon son habitude, il levait les yeux vers les fenêtres faiblement éclairées de la chambre de sa mère, il aperçut, debout contre la grille de la petite cour d’entrée, l’homme qu’il cherchait, occupé à regarder aussi les croisées de Mme Clennam en riant tout bas. Quelques-uns des nombreux chats de gouttière qui, la nuit rôdaient toujours par là, et auxquels la vue de cet homme avait fait peur, semblaient s’être arrêtés là en même temps que lui et s’être perchés sur des poutres ou sur le faîte de la muraille pour le regarder avec des yeux qui ressemblaient aux siens. Celui-ci ne s’était arrêté qu’un instant pour s’en amuser ; il ne tarda pas à s’avancer, et, rejetant l’extrémité du manteau qui lui couvrait l’épaule, monta les marches inégales, et frappa un bon coup à la porte.

La surprise de Clennam ne fut pas cependant assez forte pour l’empêcher de prendre tout de suite un parti. Il traversa également la cour et gravit les marches. L’étranger, après l’avoir regardé d’un air fanfaron, se mit à chanter à mi-voix :

Qu’est-c’qui passe ici si tard,
Compagnons de la Marjolaine ?
Qu’est-c’qui passe ici si tard,
Dessus le quai ?

Puis il frappa de nouveau.

« Vous êtes impatient, monsieur, dit Arthur.

— En effet, monsieur. Mort de ma vie, monsieur ! répondit l’étranger, c’est dans mon caractère d’être impatient. »

Au bruit que fit la prudente Mme Jérémie en assujettissant la chaîne avant d’entr’ouvrir le porte, les deux interlocuteurs tournèrent la tête de ce côté. Mme Flintwinch ayant entrebâillé la porte, apparut tenant à la main un chandelier et demanda :

« Qui donc frappe ainsi à une pareille heure ?… Comment, Arthur ! ajouta-t-elle d’un ton surpris en l’apercevant le premier. Mais ce ne peut pas être vous qui vous annonciez comme ça ! … Ah ! le ciel nous préserve ! Non, s’écria-t-elle en apercevant l’inconnu, c’est l’autre qui cet revenu !

— Mais oui, c’est encore moi, chère madame Flintwinch, répondit l’étranger. Ouvrez la porte, que je presse sur mon cœur mon ami Flintwinch ! Ouvrez donc, car j’ai hâte d’embrasser mon bien-aimé Flintwinch.

— Il est sorti, répliqua Mme Jérémie.

— Allez le chercher, dans ce cas ! s’écria l’étranger. Allez le chercher, mon Flintwinch ! Dites-lui que c’est son vieux Blandois qui ne fait que d’arriver en Angleterre ; dites-lui que son ami Blandois l’attend, Blandois, son petit chou, son bien-aimé. Ouvrez la porte, belle madame Flintwinch, et, en attendant, laissez-moi monter en haut pour présenter mes compliments… les hommages de Blandois… à madame ! Madame vit toujours ? C’est bien. Ouvrez-moi alors ! »

À la grande surprise d’Arthur, Mme Jérémie, lui faisant de grands yeux, comme pour le prévenir qu’il ne devait pas se mêler de cette visite, décrocha la chaîne et ouvrit la porte. L’inconnu, sans plus de cérémonie, entra dans l’antichambre, laissant Arthur libre de le suivre en non.

« Dépêchez ! Allons, vivement ! Amenez-moi mon Flintwinch ! Annoncez-moi à madame, s’écria l’étranger arpentant bruyamment les dalles du vestibule.

— Affery, dit tout haut et d’un ton sévère Arthur, dont les yeux indignés toisaient l’étranger des pieds à la tête ; qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur-là ?

— Affery, répéta l’inconnu à son tour ; qu’est-ce… ha ! ha ! ha ! qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur-là ? »

La voix de Mme Clennam se fit entendre d’en haut d’une façon tort opportune.

« Affery, disait la malade, laissez-les monter tous les deux. Arthur, venez me trouver tout de suite !

— Arthur ! s’écria Blandois ôtant son chapeau qu’il tint à bras tendu pendant qu’il ramenait ses deux jambes écartées en lui faisant un profond salut. Le fils de madame ? Je suis le très-dévoué serviteur du fils de madame. »

Arthur le regarda de nouveau d’une façon tout aussi peu flatteuse que la première fois, et, tournant sur ses talons sans répondre à son salut, monta l’escalier. L’inconnu le suivit. Mme Jérémie prit le passe-partout accroché derrière la porte, et vite alla chercher son époux.

Un spectateur qui aurait assisté à la première visite de M. Blandois, aurait remarqué une certaine différence dans la façon dont Mme Clennam le reçut cette fois. Le visage de la paralytique était incapable de la trahir, elle exerçait toujours le même empire sur ses manières impassibles et sa voix calme. Le changement consistait seulement dans son obstination à tenir les yeux fixés sur Blandois depuis le moment où il était entré dans la chambre. Deux ou trois fois aussi, lorsque le visiteur devint turbulent, elle se pencha un peu en avant dans son fauteuil, où elle se tenait tout droit, appuyée sur ses mains qui ne quittaient pas le fauteuil, comme pour lui donner l’assurance qu’elle l’écouterait tout à l’heure aussi longuement qu’il pourrait le désirer. Arthur ne manqua pas de remarquer ces gestes, bien qu’il ne fût pas à même d’apprécier la différence qui existait entre la façon dont Mme Clennam recevait alors Blandois, et la façon dont elle l’avait accueilli lors de sa première visite.

« Madame, dit Blandois, faites-moi l’honneur de me présenter à monsieur votre fils. Il me semble, madame, que monsieur votre fils est disposé à m’en vouloir. Il n’est pas poli.

— Monsieur, répondit vivement Arthur, qui que vous soyez et quelque soit le but qui vous amène ici, soyez sûr que si j’étais le maître de cette maison, je vous aurais déjà prié de passer le pas de la porte.

— Si vous étiez le maître ! mais vous ne l’êtes pas, dit la mère sans le regarder. Malheureusement pour la satisfaction de vos préjugés déraisonnables, vous n’êtes pas le maître, Arthur.

— Je n’élève aucune prétention de ce genre, mère. Si je trouve à redire à la conduite de ce monsieur (et j’y trouve tellement à redire, que, si j’en avais le droit, je ne souffrirais pas qu’il restât ici un instant de plus), c’est à cause de vous.

— Si j’avais lieu de me plaindre, répliqua Mme Clennam, je ne me serais pas adressé à d’autres, j’aurais parlé moi-même. »

Blandois, qui s’était assis, se mit à rire aux éclats, et se frappa avec bruit sur sa jambe.

« Vous n’avez pas le droit, continua Mme Clennam sans détacher ses yeux de Blandois, bien qu’elle s’adressât directement à son fils, de critiquer qui que ce soit, et surtout un gentleman étranger parce qu’il n’a pas adopté vos habitudes, et parce qu’il ne prend pas modèle sur vous. Il est fort possible que monsieur trouvât à redire à vos manières, en partant du même principe.

— Je ne dis pas non, répondit Arthur.

— Monsieur, poursuivit Mme Clennam, lors d’une première visite, nous a remis une lettre de recommandation d’une maison estimable et digne de toute confiance. Je ne sais pas du tout le but de sa visite actuelle. Je l’ignore absolument, et on ne saurait supposer que j’en aie la moindre idée (ici les sourcils toujours froncés de Mme Clennam se froncèrent davantage, tandis qu’elle appuyait fortement sur chaque mot) ; mais, lorsque le gentleman m’expliquera l’objet de sa visite… ce que je le prie de faire dès que Flintwinch sera revenu… Je suis sûre que l’on verra qu’il s’agit d’une affaire qui rentre plus ou moins dans notre spécialité, et dont ce sera pour nous un devoir comme un plaisir de nous occuper. Il ne peut pas s’agir d’autre chose.

— C’est ce que nous allons voir, madame ! répliqua l’autre.

— C’est ce que nous allons voir, répéta Mme Clennam. Monsieur connaît Flintwinch ; et, lorsqu’il est venu à Londres une première fois, je me rappelle avoir entendu dire qu’ils avaient passé la soirée ensemble et s’étaient quittés très-bons camarades. Je ne suis guère à même de savoir ce qui se fait en dehors de cette chambre, et le bruit des mille petits riens du monde ne m’intéresse que fort peu ; mais je me rappelle bien avoir entendu dire cela.

— Vous ne vous trompez pas, madame ; c’est parfaitement exact, dit Blandois qui se remit à rire et à siffler le refrain de l’air qu’il avait chanté à la porte.

— Vous voyez donc, Arthur, que monsieur est ici une connaissance et non un étranger aussi est-il à regretter que, grâce à votre caractère déraisonnable, vous lui fassiez mauvais visage. Je le regrette, et je le dis à monsieur. Je sais très-bien que vous ne le lui direz pas ; c’est pourquoi je le lui dis pour moi et pour Flintwinch, puisque c’est à nous que monsieur a affaire. »

On entendit tourner la clef dans la serrure de la porte d’entrée ; puis la porte s’ouvrit et se referma. M. Flintwinch ne tarda pas à apparaître. Il ne fut pas plutôt dans la chambre que le visiteur se leva en riant tout haut et serra Jérémie dans ses bras.

« Comment ça va-t-il, ami de mon cœur ? dit-il. Quelle existence menez-vous, mon Flintwinch ? Une existence couleur de rose ? Tant mieux, tant mieux ! Ah ! mais je vous trouve une mine charmante. Vous êtes frais et fleuri ! comme le printemps. Ah ! le bon petit homme ! le brave enfant ! le bon garçon ! »

Tout en prodiguant ces compliments à M. Flintwinch, Blandois, qui lui avait posé une main sur chaque épaule le faisait tourner tant et tant, que les mouvements de l’associé de Mme Clennam finirent par ressembler à ceux d’un toton qui va tomber de guerre lasse.

« J’avais un pressentiment, la dernière fois que je vous ai vu, que nous finirions par nous connaître plus intimement. Sentez-vous que cela vous vienne, Flintwinch ? Sentez-vous que nous allons devenir intimes ?

— Ma foi, non, monsieur, riposta Flintwinch, pas encore. Ne feriez-vous pas mieux de vous asseoir ? Vous vous êtes fait servir derechef un peu de ce vin de Porto, monsieur, si je ne me trompe.

— Ah ! mauvais plaisant ! petit animal ! s’écria le visiteur ; Ah ! ah ! ah ! »

Et Blandois, lançant M. Flintwinch loin de lui, comme pour le bouquet de cette série d’aimables plaisanteries, regagna son siège.

La surprise, la colère, la honte, le soupçon avec lesquels Arthur contempla cette scène le rendirent muet. M. Flintwinch, qui avait reculé de deux ou trois pieds sous l’impulsion qu’on venait de lui communiquer, se rapprocha avec un visage aussi impassible que jamais, sauf qu’il était un peu essoufflé, et regarda fixement Arthur. M. Flintwinch n’était ni moins muet, ni moins impénétrable que d’habitude ; la seule différence qu’on put remarquer en lui, c’est que le nœud de sa cravate, au lieu d’être sous son oreille comme à l’ordinaire, se trouvait derrière sa tête, où il ressemblait à une bourse de cheveux, ce qui donnait à Jérémie un certain air d’homme de cour.

De même que Mme Clennam continuait à tenir les yeux fixés sur Blandois (sur qui ils produisaient un certain effet de fascination semblable à celui d’un regard fixe sur un roquet), de même Jérémie ne cessa pas de regarder Arthur. On eût dit qu’ils s’étaient entendus pour choisir chacun leur victime. Aussi, durant le silence qui s’ensuivit, Jérémie se tint debout, se caressant le menton et considérant Arthur comme s’il cherchait le moyen de lui arracher ses pensées avec un tire-bouchon.

Au bout de quelque temps, le visiteur, que le silence commençait à agacer, se leva et alla se placer devant la cheminée, le dos au feu sacré qui brûlait là depuis tant d’années. Alors Mme Clennam, remuant une de ses mains pour la première fois pour adresser à son fils un geste d’adieu, lui dit :

« Veuillez nous laisser à nos affaires, Arthur.

— Mère, j’obéis, mais à contre-cœur.

— À contre-cœur ou autrement, veuillez-nous laisser, répondit la mère. Revenez dans un moment, lorsque vous regarderez comme un devoir de passer une triste demi-heure auprès de moi. Bonsoir. »

Elle lui tendit ses doigts enveloppés de flanelle, afin qu’il pût les toucher avec les siens selon leur habitude, et il se pencha au-dessus du fauteuil à roulettes pour embrasser la malade. Il lui trouva, ce soir-là, la joue plus tendue et plus froide qu’à l’ordinaire. En se redressant, il suivit la direction des yeux de sa mère qui regardait toujours Blandois, et l’ami de M. Flintwinch fit claquer ses doigts avec un geste de mépris.

« M. Flintwinch, dit Clennam, c’est avec beaucoup de surprise et beaucoup de répugnance que je laisse votre… votre ami dans la chambre de ma mère. »

L’ami en question fit encore une fois claquer ses doigts.

« Bonsoir, mère.

— Bonsoir.

— J’avais une fois un ami, mon cher camarade Flintwinch, dit Blandois en écartant les jambes devant la cheminée (il était si clair qu’il disait cela pour Clennam, que celui-ci se tint un instant sur le seuil pour l’entendre) ; j’avais une fois un ami qui avait entendu raconter tant de terribles histoires de ce quartier-ci et de ce qui s’y passe, qu’il ne s’y serait pas risqué le soir avec deux personnes qui auraient eu quelque intérêt à le faire disparaître… non, ma foi ! pas même dans une maison aussi respectable que celle-ci… À moins qu’il ne fût de force à lutter contre eux. Bah ! c’était un fameux poltron, Flintwinch ! n’est-ce pas ?

— Un roquet, monsieur.

— Soit ! un roquet ! Mais il ne l’aurait pas fait, mon Flintwinch, s’il n’avait pas su qu’ils pouvaient bien avoir le désir de lui fermer la bouche, mais qu’ils n’en avaient pas le pouvoir. Il n’aurait pas bu un verre d’eau, en pareille circonstance… pas même dans une maison aussi respectable que celle-ci, mon Flintwinch… à moins d’avoir vu l’un d’eux y boire avant lui, et avaler quelques gorgées encore ! »

Dédaignant de répondre, et du reste incapable de le faire, car il étouffait presque d’indignation, Clennam ne fit que lancer un coup d’œil au visiteur avant de s’éloigner. Celui-ci fit de nouveau claquer ses doigts en signe d’adieu, et son nez descendit sur sa moustache, tandis que sa moustache se relevait sous son nez avec un sourire sinistre et de mauvais augure.

« Au nom du ciel ! Affery, demanda Clennam à voix basse, tandis qu’elle lui ouvrait la porte de l’obscur vestibule où il s’avançait à tâtons vers la faible clarté des étoiles, que se passe-t-il donc ici ? »

Mme Jérémie, debout dans l’obscurité, la tête cachée dans son tablier, comme un grand fantôme, lui répondit d’une voix étouffée par son voile improvisé :

« Ne me faites pas de questions, Arthur. Voilà je ne sais combien de temps que je ne fais que rêver. Allez-vous-en ! »

Il sortit, et elle referma la porte sur lui. Il leva les yeux vers la chambre de sa mère, et la faible clarté, rendue plus faible encore par les stores jaunes semblait répéter la réponse de Mme Jérémie et murmurer :

« Ne me faites pas de questions. Allez-vous-en ! »