Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 1p. 169-203).
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CHAPITRE IX.

M. Knightley était le maître de quereller avec elle ; mais Emma était en paix avec elle-même. Il était si fâché, qu’il tarda plus long-temps que de coutume à reparaître à Hartfield ; et lorsqu’ils se virent, la sévérité de ses regards lui prouva qu’elle n’était pas encore pardonnée : elle en fut fâchée, mais ne se repentait pas. Au contraire, ses plans, ses actions lui parurent justifiés et lui devinrent plus chers, par ce qui se passa les jours suivans.

Le portrait élégamment encadré arriva sain et sauf, peu après le retour de M. Elton, et ayant été posé sur la cheminée du salon, il se leva pour le regarder et soupira des demi-sentences d’admiration selon sa coutume ; quant à Henriette, sa sensibilité se changeait visiblement en un attachement aussi fort que sa jeunesse et la nature de son esprit pouvaient le permettre. Emma fut bientôt parfaitement convaincue qu’on ne se souvenait plus de M. Martin que comme d’un objet de comparaison entre lui et M. Elton, comparaison qui était très-avantageuse au dernier.

Son intention d’orner l’esprit de sa jeune amie par d’utiles leçons, ne s’était encore montrée que par la lecture de quelques chapitres qu’on se proposait de continuer le lendemain. Il était plus aisé de causer que d’étudier ; plus agréable de se repaître l’imagination et travailler à la fortune d’Henriette, que de former son jugement et d’exercer ses facultés intellectuelles ; et la seule poursuite littéraire qui occupait alors Henriette, la seule provision mentale qu’elle préparait pour l’automne de la vie, n’avait pour objet que de faire une collection de toutes les énigmes qu’elle pouvait se procurer, et de les transcrire sur un petit in-quarto, fait par son amie, orné de chiffres et de trophées. Dans cet âge littéraire, il n’est pas rare de trouver de pareilles collections en grand. Mademoiselle Nash, première gouvernante de la pension de madame Goddard, en avait transcrit plus de trois cents ; et Henriette, qui en avait reçu d’elle la première idée, espéra qu’avec l’assistance de mademoiselle Woodhouse, elle en aurait bien davantage. Emma l’assista de sa mémoire, de son bon goût et de ses inventions ; comme Henriette avait une très-jolie écriture, il y avait lieu d’espérer que ce recueil se distinguerait par sa forme et sa quantité.

M. Woodhouse s’intéressait autant à cette entreprise que les jeunes demoiselles elles-mêmes, et cherchait dans sa mémoire quelque chose digne d’y être inséré. Il s’étonnait d’avoir oublié tant de belles énigmes qui couraient dans sa jeunesse ! Il espérait néanmoins qu’il les retrouverait un jour. Elles finissaient toutes par « Catherine était une belle fille, mais elle était de glace. »

Il avait consulté son ami Perry à ce sujet, et quoiqu’il ne se souvint d’aucune énigme, il se flattait néanmoins, que comme il allait dans tant de maisons, il ne pouvait pas manquer d’en procurer quelques-unes. Ce n’était cependant pas l’intention d’Emma qu’on mît à contribution les beaux esprits d’Highbury. Ce fut au seul M. Elton qu’elle s’adressa. Il fut invité à ajouter au recueil toutes les énigmes et les charades qui mériteraient d’y être insérées, et elle eut le plaisir de savoir qu’il s’en occupait avec zèle, et qu’il avait le plus grand soin de n’offrir rien qui ne fût galant, rien qui ne fût en faveur du beau sexe. Elles lui devaient deux ou trois de leurs plus belles charades : et sa joie fut à son comble lorsqu’il eut le bonheur de se ressouvenir de la suivante, qu’il récita d’une manière très-sentimentale :

Mon premier un chagrin dénote,
Que mon second fera souffrir ;
Mais mon tout est l’antidote,
Qui mes maux saura guérir.

Emma, fâchée d’avouer que cette charade était déjà transcrite, dit : « Pourquoi n’en composez-vous pas une pour nous, M. Elton ? Nous serions sûres qu’elle serait nouvelle, et rien ne vous serait plus facile. »

« Oh ! non… Il n’avait presque jamais rien écrit de tel de sa vie. Il était si borné ! Il craignait que mademoiselle Woodhouse elle-même…, il s’arrêta, ou mademoiselle Smith ne pourraient pas l’inspirer. » Le lendemain néanmoins produisit une inspiration. Il n’était entré qu’un moment, pour laisser sur la table une feuille de papier, contenant, dit-il, une charade adressée par un de ses amis à une jeune demoiselle dont il était épris : mais Emma, d’après ce discours, fut convaincue que c’était son propre ouvrage.

« Je ne l’offre pas pour faire partie du recueil de mademoiselle Smith ; comme elle appartient à un de mes amis, je n’ai pas le droit de l’exposer aux yeux du public : mais peut-être seriez-vous bien aise d’y jeter un coup d’œil. »

Emma comprit fort bien que ce discours s’adressait plutôt à elle qu’à Henriette. Il paraissait très-satisfait de lui-même, et il lui fut plus aisé de rencontrer les yeux d’Emma que ceux de son amie. Peu après il disparut : après un moment de silence :

« Prenez-le, dit Emma, en souriant, et poussant le papier vers Henriette, c’est pour vous, prenez ce qui vous appartient. »

Mais Henriette tremblante, ne voulut pas y toucher, et Emma ne refusant jamais d’être la première à agir, fut obligée de l’examiner elle-même.

À MADEMOISELLE.
CHARADE.

Mon premier vous instruit de la pompe des rois,
Du luxe et du bonheur des souverains du monde ;
Mon second… vous présente encor un autre choix ;
Il offre à vos regards le monarque de l’onde.
Mais, unis, quel revers ! tombés dans l’esclavage,
Leur pouvoir si vanté, tout a pour eux fini,
Jusqu’à leurs libertés ; et la femme en partage
Reçoit leur brillant sceptre à leur couronne uni.
Ton esprit pénétrant me saura deviner,
Et puisse un doux regard de tes yeux m’approuver !

Elle jeta un coup d’œil dessus, réfléchit, comprit le sens de la charade, la relut toute entière pour, s’assurer qu’elle ne s’était pas trompée, et la faisant passer à Henriette, elle s’assit en souriant, se disant à elle-même, tandis qu’Henriette, confuse et peu instruite, faisait de vains efforts pour, en découvrir le sens, « Fort bien, M. Elton, très-bien en vérité ! J’ai lu de plus mauvaises charades. Cour et Vaisseau[1], une bonne idée : je vous en fais mon compliment. C’est sonder le terrain. Cela veut dire ouvertement, je vous prie, mademoiselle Smith, de me permettre de vous présenter mes hommages. Approuvez ma charade et mes intentions du même coup d’œil. »

Et puisse un doux regard de tes yeux m’approuver !

Henriette, exactement. Doux est bien le mot pour ses yeux, c’est de toutes les épithètes la plus juste qu’on puisse trouver.

Ton esprit pénétrant me saura deviner.

« Oh ! oh ! l’esprit pénétrant d’Henriette ! Tant mieux ; il faut qu’un homme soit bien amoureux, en vérité, pour faire une pareille description. Ah, M. Knightley ! que n’êtes-vous ici, je pense que vous seriez convaincu : vous seriez obligé d’avouer que vous vous êtes trompé une fois dans votre vie. Cette charade est en vérité très-bonne, et faite à propos. L’affaire doit bientôt se décider. »

Elle fut obligée d’interrompre ses agréables observations qu’elle pouvait étendre à volonté, par les vives et surprenantes questions d’Henriette.

« Qu’est-ce que cela peut être, mademoiselle Woodhouse ? Qu’est-ce que cela peut être ? Je n’y comprends rien ; je ne puis pas le deviner. Que cela signifie-t-il ? Ayez la bonté d’essayer à le trouver, je vous en prie, mademoiselle Woodhouse ! Aidez-moi. Je n’ai jamais rien trouvé de si difficile. Est-ce un royaume ? Je m’étonne quel est l’ami et quelle peut être la jeune demoiselle. Croyez-vous que la charade soit bonne ? Est-ce femme ?

Et la femme en partage
Reçoit leur brillant sceptre à leur couronne uni.

Serait-ce Neptune ?

Il offre à vos regards le monarque de l’onde.

Ou bien un trident ? une sirène ? ou un requin ? Oh, non. Requin n’a que deux syllabes. Il faut que cela soit bien beau, autrement il ne l’aurait pas apporté. « Oh ! mademoiselle Woodhouse, croyez-vous que nous le trouvions jamais ? »

« Des sirènes, des requins ? Sottises, ma chère Henriette ; à quoi pensez-vous ? À quoi lui servirait de nous apporter une charade, composée par un de ses amis, sur une sirène, un requin ? Donnez-moi ce papier, et écoutez :

« Pour mademoiselle ****. Lisez, mademoiselle Smith,

Mon premier vous instruit de la pompe des rois,
Du luxe et du bonheur des souverains du monde,

(C’est la cour.)

Mon second vous présente encor un autre choix ;
Il offre à vos regards le monarque de l’onde.

(C’est un vaisseau.)

aussi clairement que possible. Maintenant pour la rime.

Mais unis, (Court-ship, vous entendez) quel revers !
tombés dans l’esclavage.
Leur pouvoir si vanté, tout a pour eux fini,
Jusqu’à leurs libertés ; et la femme en partage
Reçoit leur brillant sceptre à leur couronne uni.

« Ce compliment est très-bien tourné ; vient ensuite l’application. Je pense, ma chère Henriette, qu’il vous sera aisé de la faire. Lisez, cela vous servira de confortatif. Il n’y a pas de doute que cette charade n’ait été faite pour vous. »

Henriette ne résista pas long-temps, il lui était agréable d’être persuadée. Elle lut les dernières ligues, et fut hors d’elle-même ; elle ne pouvait parler. Mais on ne désirait pas qu’elle le fît ; c’était assez qu’elle sentît. Emma parla pour elle.

« Il y a dans ce compliment un dessein si particulier et si marqué, dit-elle, que je ne puis douter un moment des intentions de M. Elton. Vous êtes l’objet qu’il a en vue, et bientôt vous en recevrez la preuve la plus complète. Je savais bien que cela arriverait. J’étais certaine de ne m’être pas trompée : mais à présent la chose est claire, l’état de son cœur est décidé, saute aux yeux, et est tel que j’ai désiré qu’il fût, dès que je vous ai connue. Oui, Henriette, c’est depuis ce temps-là que je désirais que ce qui vient d’arriver eût lieu. Je n’ai jamais pu décider si un attachement entre vous et M. Elton était plus désirable qu’il n’était naturel. La probabilité d’un pareil événement allait de pair avec son éligibilité ! Cela me rend parfaitement heureuse. Je vous en félicite, ma chère Henriette, de tout mon cœur. C’est un attachement tel qu’une femme peut se glorifier de l’avoir inspiré. Une pareille alliance ne peut que tourner à bien. Elle vous procurera tout ce dont vous avez besoin : de la considération, de l’indépendance et une bonne maison ; elle vous fixera dans le centre de vos véritables amis, près de moi et d’Hartfield, et resserrera les liens qui nous unissent. Cette alliance enfin, ma chère Henriette, ne peut jamais nous faire rougir, ni vous ni moi. » !

« Ma chère demoiselle Woodhouse, et ma chère demoiselle Woodhouse, » fut tout ce qu’Henriette put dire, en l’embrassant plusieurs fois avec tendresse. Mais quand elle fut un peu remise, son amie reconnut qu’elle voyait, sentait, anticipait et se souvenait parfaitement de tout, comme elle le devait. La supériorité de M. Elton fut reconnue.

« Tout ce que vous dites est toujours vrai, s’écria Henriette, c’est pourquoi je suppose, je crois et j’espère que tout cela arrivera ; quant à moi, je ne me le serais jamais imaginé. C’est fort au-dessus de ce que je mérite. M. Elton qui pourrait épouser qui bon lui plairait ! Il n’y a pas deux opinions sur lui. Il est si supérieur aux autres ! Songez à ces beaux vers à mademoiselle. Mon Dieu ! que c’est beau ! Croyez-vous qu’ils aient été véritablement faits pour moi ? »

« Je ne veux faire aucune question, ni répondre à celles qu’on m’adresserait sur ce sujet. La chose est certaine. Rapportez-vous-en à mon jugement. C’est une espèce de prologue à la pièce, une sentence à un chapitre, et sera bientôt suivi d’un fait, la prose. »

« Personne ne s’y serait attendu : il y a un mois que je n’en avais pas moi-même la moindre idée ! »

« Les choses les plus étranges arrivent quelquefois ! »

« Certainement puisque mademoiselle Smith et M. Elton ont fait connaissance ensemble. La chose est arrivée, et réellement c’est fort étonnant. On trouve extraordinaire que ce qui est évidemment jugé désirable soit comme arrangé d’avance, par des gens étrangers à la chose, et réussisse. Vous et M. Elton devez être ensemble par votre situation respective : vous vous appartenez l’un à l’autre par la circonstance des maisons que vous occupez. Votre mariage sera le pendant de celui de Randalls. Il semble qu’il y ait quelque chose dans l’air qu’on respire à Hartfield, qui enseigne à l’amour la direction qu’il doit prendre, et lui montre le chemin qu’il doit suivre ! La carrière d’un amour véritable ne fut jamais unie. Une édition de Shakspeare faite à Hartfield, aurait une longue note sur ce passage. »

« Que M. Elton soit véritablement amoureux de moi, de moi qui ne le connaissais pas assez à la St.-Michel, pour oser lui parler ! Et lui le plus bel homme qui fût jamais, un homme que tout le monde respecte autant que M. Knightley ! dont la compagnie est si recherchée, que tout le monde dit que s’il prend un repas seul, c’est qu’il le veut bien, et qu’il reçoit plus d’invitations qu’il n’y a de jours dans la semaine, et si grand prédicateur ! Mademoiselle Nash a pris par écrit le texte de tous ses sermons, depuis qu’il est arrivé à Highbury. Mon Dieu ! quand je me souviens du jour où je l’ai vu pour la première fois ! Je ne m’en serais pas doutée ! Les deux demoiselles Abbot et moi nous courûmes dans une salle sur le devant, pour le regarder au travers de la jalousie, comme il passait ; et mademoiselle Nash nous gronda, nous fit retirer et se mit à notre place pour le voir. Cependant elle me rappela, et me permit de le regarder aussi ; ce que je trouvai fort aimable de sa part. Oh ! que nous le trouvâmes beau ! Il marchait bras dessus, bras dessous avec M. Cole. »

« Cette alliance, quels que soient ou quoique soient vos parens, doit leur être agréable, pourvu qu’ils aient le sens commun ; et nous ne devons pas baser notre conduite sur la façon de penser des sots. S’ils désirent vous voir heureusement mariée, voilà un homme dont l’aimable caractère en donne l’assurance. S’ils désirent que vous vous établissiez dans le pays et dans le cercle où ils vous avaient placée, leurs vœux se trouvent accomplis ; et si le seul objet qu’ils ont en vue est suivant le langage ordinaire, que vous fassiez un bon mariage, ici vous avez une fortune honnête, un bon établissement, un rang dans le monde, tout cela doit les satisfaire. »

« Oui ! C’est bien vrai. Que vous parlez agréablement ! J’aime à vous entendre. Vous comprenez tout. Vous et M. Elton, vous avez autant d’esprit l’un que l’autre. Cette charade ! quand j’aurais étudié pendant un an je n’aurais jamais pu faire rien de pareil. »

« De la manière dont il chercha à s’excuser hier, son intention était de s’essayer. »

« C’est sans exception la plus belle charade que j’aie jamais lue. »

« Certainement je n’en ai point lu de plus signifiante. »

« Elle est du double plus longue qu’aucune de celles que nous avions auparavant. »

« Ce n’est pas, suivant moi, ce qui la rend meilleure : de pareilles choses au contraire ne sauraient être trop courtes. »

Elle était trop occupée pour entendre cette dernière phrase.

« Une chose est, dit Henriette, peu après en rougissant, d’avoir beaucoup de sens dans les petites choses, comme tout le monde, et si on a quelque chose à faire savoir, de l’écrire en peu de lignes ; mais c’en est une autre de faire une charade, et des vers comme ceux-ci. »

Emma ne pouvait désirer un refus plus direct de la prose de M. Martin.

« Quels beaux vers ! continua Henriette, ces deux derniers. Mais comment m’y prendrai-je pour rendre le papier, ou dire que je l’ai devinée ? Oh ! mademoiselle Woodhouse, que devons-nous faire ? »

« Laissez-moi faire ; ne vous inquiétez pas, il viendra ce soir, j’en suis sûre ; je le lui rendrai ; il se fera quelques plaisanteries entre nous, et vous ne serez pas compromise. Vos doux yeux choisiront leur temps pour lancer leurs traits. Fiez-vous à moi. »

« Oh ! mademoiselle Woodhouse, quel dommage que je ne puisse pas transcrire cette charmante charade dans mon livre ! Je suis sure qu’il n’y en a pas une qui soit la moitié aussi bonne. »

« Laissant à part les deux dernières lignes, je ne vois pas de raison qui puisse vous empêcher de la transcrire dans votre livre. »

« Oh ! mais ces deux lignes sont… — Les meilleures de toutes, j’en conviens, pour une jouissance particulière : servez-vous-en pour votre usage. Ils n’en seront pas moins écrits, pour être divisés. La strophe sera toujours la même, et le sens n’en sera pas changé. Emportez-le, toute propriété cesse, et il restera une charade galante, digne de figurer dans un recueil. Comptez sur ce que je vous dis ; il n’aimerait pas plus qu’on méprisât sa charade que sa passion. Un poëte amoureux veut être encouragé comme amant et comme poëte, ou point du tout. Donnez-moi le recueil, je vais la transcrire ; ainsi l’on n’aura rien à vous dire. »

Henriette se soumit, quoiqu’elle ne comprit pas trop qu’on pût séparer les deux parts ; de sorte qu’elle n’était pas bien sûre que son amie n’était pas occupée à écrire dans son livre une déclaration d’amour. Une pareille offre est trop précieuse pour lui donner le moindre degré de publicité.

« Ce livre, dit-elle, ne sortira jamais de mes mains ».

« Fort bien, répliqua Emma, ce sentiment est très-naturel, et plus il durera, plus je serai satisfaite. Mais voici mon père qui vient. Vous ne trouverez pas mauvais que je lui lise la charade : cela lui fera le plus grand plaisir ! Il aime ces sortes de productions, et surtout lorsqu’on y fait des complimens au beau sexe. Il a le véritable esprit de la plus tendre galanterie pour nous toutes ! Permettez-moi de la lui lire. » Henriette parut sérieuse.

« Ma chère Henriette, cette charade ne doit pas tant vous affecter ; vous découvrirez vos sentimens mal à propos, si vous paraissez si concentrée en vous-même, et si vous y attachez plus, ou même tout le prix que la chose mérite. Ne perdez pas la tête pour un aussi mince tribut d’admiration. S’il avait tant désiré le secret, il n’aurait pas laissé son papier devant moi ; et puis c’était plutôt à moi qu’à vous qu’il le présentait. Il a assez d’encouragement pour continuer, sans que nous soupirions sur sa charade. Cela ne doit pas tant vous affecter. »

« Oh ! non. Je tâcherai d’éviter de me rendre ridicule. Faites ce qu’il vous plaira. »

M. Woodhouse entra, et tomba bientôt sur son sujet favori, demandant, suivant sa coutume, à ces demoiselles où elles en étaient de leur recueil. « Avez-vous quelque chose de nouveau ? »

« Oui papa, nous avons quelque chose de nouveau à vous lire. Nous avons trouvé ce matin un papier sur cette table (qu’une fée y a probablement mis) contenant une très-jolie charade, et nous venons de la copier. »

Elle lui en fit lecture, comme il le désirait, doucement et distinctement, et deux ou trois fois de suite, avec des explications où elles étaient nécessaires. Il en fut extrêmement satisfait, et particulièrement de la conclusion.

« Oui ! c’est très-bien dit, très-juste et très-vrai. Femme, charmante femme ! Cette charade est si jolie, que je devine aisément le nom de la fée qui l’a apportée. Il n’y a que vous, Emma, qui puissiez si bien écrire. »

Emma, souriant, ne fit qu’un signe de tête.

Après avoir pensé un peu et poussé un tendre soupir, il ajouta : « Ah ! il est aisé de voir de qui vous tenez. Votre chère mère était si habile à ces sortes de choses ! Si j’avais seulement sa mémoire ! Mais je ne me souviens de rien, pas même de l’énigme dont je vous ai parlé ; je ne me rappelle que de la première strophe ; et il y en a plusieurs. »

Catherine est jolie, autant qu’elle est cruelle,
L’amour m’a consumé, j’en suis encore honteux ;
J’invoquai Cupidon, me fiant à son zèle,
Malgré que je craignis son humeur infidèle,
Car il m’avait rendu déjà trop malheureux.

« Voilà tout ce que je n’ai pas oublié. Elle est belle d’un bout à l’autre ; mais il me semble, ma chère, que vous m’avez dit que vous l’aviez ? »

« Oui, papa, elle est écrite sur la seconde page de notre recueil. Nous l’avons copiée des extraits élégans. Elle est de Garrick, vous savez ? »

« Eh ! oui, c’est vrai, je voudrais en savoir davantage. »

« Son nom me fait souvenir de la pauvre Isabelle ; car il s’en est peu fallu qu’elle ne reçut au baptême le nom de Catherine, d’après sa grand’mère. »

« J’espère que nous l’aurons ici la semaine prochaine. Avez-vous songé, ma chère, où nous la placerons, et quelle chambre on donnera aux enfans ? »

Oh ! oui, elle aura sa chambre, celle qu’elle occupe toujours, et les enfans celle qui leur est destinée ; pourquoi ferions-nous aucun changement ? »

« Je n’en sais rien, ma fille ; mais il y a si long-temps qu’elle n’est venue ici : depuis Pâques, et encore elle ne resta que quelques jours. Il est désagréable que M. Jean Knightley soit homme de loi. Pauvre Isabelle ! C’est bien malheureux qu’on nous en prive comme on fait ! Quel chagrin elle ressentira, à son arrivée, de ne pas trouver mademoiselle Taylor ici. »

« Au moins, papa, elle n’en sera pas surprise. »

« Je n’en sais rien, ma chère. Je sais seulement que je fus extrêmement surpris, lorsque je sus qu’elle allait se marier. »

« Nous inviterons monsieur et madame Weston à dîner ici tant qu’Isabelle restera avec nous. »

« Oui, ma chère, si nous en avons le temps. Mais (d’un ton mélancolique il ajouta) elle ne vient que pour une semaine, nous n’aurons le temps de rien faire. »

« Il est malheureux qu’ils ne puissent rester plus long-temps ; mais il paraît qu’ils sont forcés, ou du moins M. Jean Knightley, de se trouver à Londres le 28, et nous devons être reconnaissans, papa, de ce qu’ils nous donnent tout leur temps ; qu’ils ne passeront pas deux ou trois jours à l’Abbaye. M. Knightley promet de céder ses prétentions pour ces fêtes de Noël ; et vous savez fort bien qu’il y a plus long-temps qu’il ne les a eus que nous. »

« Il serait bien dur que la pauvre Isabelle fût ailleurs qu’à Hartfield. »

M. Woodhouse voulait à peine reconnaître les droits qu’avait M. Knightley sur son frère, et ceux de qui que ce soit sur Isabelle. Il réfléchit un instant et dit :

« Mais, je ne vois pas pourquoi la pauvre Isabelle serait obligée de s’en retourner sitôt à Londres. Il me semble, Emma, que je ferais bien d’essayer de lui persuader de rester plus long-temps avec nous. Elle et ses enfans pourraient bien rester ici. »

« Ah ! papa, c’est à quoi vous n’avez jamais pu réussir, et vous n’y réussirez jamais. Isabelle ne peut supporter l’idée de quitter son mari. »

Cette vérité était trop palpable pour la contredire, quelque mortifiante qu’elle fût ; aussi M. Woodhouse se contenta de soupirer douloureusement ; et comme Emma vit que ses esprits étaient abattus par l’idée de l’attachement qu’avait Isabelle pour son mari, elle tourna la conversation sur la partie du même sujet qui pouvait les relever.

« Henriette passera avec nous le plus de temps qu’elle pourra, tandis que mon frère et ma sœur seront ici. Je suis sûre que les enfans lui plairont. Nous sommes fiers de ces enfans, n’est-ce pas, papa ? Je désire bien savoir lequel, elle trouvera plus joli d’Henri ou de Jean ? »

« Et moi aussi, pauvres petits, qu’ils seront contens de venir ici ! Ils aiment beaucoup Hartfield, s’adressant à Henriette : J’en suis bien persuadé, et je ne connais personne qui ne pense comme eux. Henri est un joli garçon ; mais Jean ressemble beaucoup à sa maman. Henri est l’aîné, on lui a donné mon nom de préférence à celui de son père, qu’on a donné au second. Quelques personnes ont été surprises qu’on ne l’ait pas donné à l’aîné ; mais Isabelle a voulu, qu’il s’appelât Henri ; je lui en ai su bon gré. C’est en vérité un gentil garçon. Ils sont tous très-gentils ; ils ont tous des manières si engageantes. Ils viennent près de mon fauteuil, l’un me demande un bout de ficelle ; Henri me dit une fois, grand-papa, donnez moi un couteau ; je lui répondis que les couteaux étaient faits pour les grand-papas. Je pense que leur père est souvent trop dur avec eux. »

« Il vous paraît dur, dit Emma, parce que vous êtes si doux ; mais si vous le compariez à d’autres pères, vous ne le croiriez pas dur. Il désire que les garçons soient actifs et hardis ; et lorsqu’ils se conduisent mal, il leur parle un peu durement de temps en temps ; mais c’est un père très-affectionné. Certainement M. Jean Knightley est un père tendre, tous ses enfans l’aiment beaucoup. »

« Puis vient leur oncle qui les fait sauter jusqu’au plancher de la manière la plus terrible. »

« Cela leur fait plaisir, papa, il n’y a rien qu’ils aiment tant ; cet exercice leur plaît tellement, que si leur oncle n’avait pas posé comme règle qu’ils viendraient chacun à leur tour, celui qui commence ne voudrait jamais céder sa place. »

« Bien, je n’y comprends rien. »

« C’est ce qui nous arrive à tous, papa. La moitié du monde ne peut comprendre le plaisir que prend l’autre. »

Un peu tard dans la matinée, juste au moment où les demoiselles allaient s’habiller pour le dîner, le héros de l’inimitable charade se présenta une seconde fois. Henriette se tourna de côté ; mais Emma le reçut avec son sourire accoutumé, et son œil pénétrant crut reconnaître en lui l’homme qui, ayant fait un pas en avant et jeté le dé, venait s’informer s’il avait réussi. Il donna cependant pour raison ostensible, qu’il était venu pour savoir si M. Woodhouse pouvait faire sa partie sans lui, ou si l’on avait le moindre besoin de lui à Hartfield. S’il en était ainsi, il abandonnerait tout ; autrement son ami Cole l’ayant tant pressé de dîner avec lui, il n’avait pu s’empêcher de lui promettre d’y aller : cependant il n’avait promis que conditionnellement.

Emma le remercia, mais ne voulut pas permettre qu’il manquât de parole à son ami, la partie de son père étant assurée. Il s’offrir encore, et fut refusé. Il allait se retirer, lorsqu’Emma prenant le papier qui était sur la table, le lui rendit.

« Oh ! voilà la charade que vous avez eu la bonté de nous laisser ; je vous remercie de nous avoir permis de la lire. Nous l’avons trouvée si belle, que j’ai pris la liberté de la transcrire dans le recueil de mademoiselle Smith. J’ose espérer que votre ami n’en sera pas fâché : au reste, je n’ai écrit que les huit premières lignes. »

M. Elton ne savait trop que dire ; il paraissait incertain et confus, dit un mot sur l’honneur, jeta un coup d’œil sur Emma et Henriette, et voyant le recueil ouvert sur la table, il le prit, l’examina avec beaucoup d’attention. Pour le tirer d’embarras, Emma lui dit en souriant :

« Présentez mes excuses à votre ami ; mais une si bonne charade ne peut pas n’avoir qu’un ou deux admirateurs. Il peut compter, tant qu’il écrira avec autant de galanterie, qu’il sera toujours approuvé par les dames. »

« Je n’hésite pas de dire, répliqua M. Elton (quoiqu’il hésitât beaucoup en parlant), je n’hésite pas en disant : Au moins, si mon ami sent comme je fais, je ne doute pas que, s’il voyait le cas qu’on fait de cette production (jetant les yeux sur le recueil, en le remettant sur la table), il le regarderait comme le moment le plus fortuné de sa vie. »

Après ce discours il s’éclipsa. Emma lui en eut obligation ; car, malgré ses bonnes et agréables qualités, il y avait dans sa manière de parler une sorte d’ostentation qui lui donnait une envie démesurée de rire. Elle s’enfuit, pour s’en donner à cœur joie, laissant à Henriette sa part de ce qui se trouvait de tendre, de sublime et d’agréable dans ce qu’elles venaient d’entendre.


  1. Cour et vaisseau, en anglais court-ship, ce qui signifie aussi faire la cour. Mot de la charade.