Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 4p. 198-214).
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CHAPITRE XLIX.

Cette lettre toucha sensiblement Emma. Elle fut obligée, malgré la résolution qu’elle avait formée, de lui rendre toute la justice que madame Weston disait qu’elle méritait. Aussitôt qu’elle arriva à l’endroit où il parlait d’elle, elle ne put y résister ; son cœur se radoucit ; chaque ligne l’intéressa et lui parut agréable, et lorsque le charme cessa, le sujet se soutint de lui-même, par le retour des sentimens qu’elle avait eus pour l’auteur de la lettre, et surtout par l’attraction qu’elle sentait en ce moment pour tout ce qui peignait une passion amoureuse. Elle la lut du commencement jusqu’à la fin sans s’arrêter ; et, quoiqu’il fût impossible de s’empêcher de ne pas le reconnaître coupable cependant elle crut qu’il l’était moins qu’elle ne le supposait. Et puis, il avait souffert ; il était pénitent. Ensuite, il était si reconnaissant envers madame Weston, si épris de mademoiselle Fairfax ; elle était elle-même si heureuse ; sa sévérité envers lui aurait été déplacée ; et si dans ce moment-là il fût entré dans sa chambre, elle lui eût donné la main avec autant de cordialité que jamais.

Elle fut si satisfaite de cette lettre, que, lorsque M. Knightley arriva, elle le pria d’en prendre lecture. Elle était persuadée que madame Weston désirait qu’elle fût communiquée surtout à une personne qui, comme M. Knightley, avait trouvé tant à blâmer dans sa conduite.

« Je serai bien aise de la parcourir, dit-il ; elle paraît bien longue ; je l’emporterai à la maison ce soir. »

Impossible, M. Weston devait venir la reprendre dans la soirée.

« J’aimerais mieux causer avec vous, répliqua-t-il ; cependant, comme il paraît que c’est un acte de justice, il faut s’y soumettre. »

Il commença, mais s’arrêta presque sur-le-champ pour dire : « Si l’on m’eût offert, il y a quelques mois, une lettre de ce Monsieur à sa belle-mère, Emma, elle ne vous eût pas été si indifférente. »

Il poursuivit un peu plus loin, lisant tout bas, observa en souriant. « Ah ! voici un beau compliment pour servir de préface ; mais c’est sa manière ; le style d’un homme ne convient pas à un autre. Il ne faut pas être sévère. »

« Il me paraît naturel, ajouta-t-il ensuite, de faire mes réflexions tout haut, à mesure que j’en trouverai l’occasion. En le faisant, je sentirai que je suis près de vous. Ce sera autant de temps de gagné ; mais si vous ne l’approuvez pas ?… »

« Au contraire, vous me ferez plaisir. »

M. Knightley reprit gaîment sa lecture.

« Il s’amuse ici, dit-il, sur la tentation. Il sait qu’il a tort, et qu’il n’a rien de bon à dire. C’est mauvais. Il n’aurait pas dû former cet engagement. La disposition de son père. Il est injuste envers son père. Le caractère confiant de M. Weston lui a fait honneur dans toutes ses entreprises. Il a réussi, parce qu’il a toujours été juste et honorable ; il n’a pas joui des douceurs de la vie avant de les avoir méritées. C’est bien vrai, il n’est venu qu’après mademoiselle Fairfax.

« Je n’ai pas oublié, dit Emma, combien vous étiez persuadé qu’il aurait pu venir avant ce temps-là, s’il l’eût jugé à propos. Il est beau à vous de ne rien dire sur cet endroit de sa lettre. Vous aviez bien raison. »

Lorsqu’il parvint à l’article qui concernait mademoiselle Woodhouse, il le lut tout haut en entier. De temps en temps il souriait, la regardait, faisait un signe de tête, un mot ou deux pour approuver ou pour condamner ; il conclut par dire très-sérieusement :

« C’est très-mauvais, quoiqu’il eût pu arriver pis encore. C’était jouer à un jeu très-dangereux. Il comptait trop sur l’événement pour être absous. Il n’avait aucun droit de prononcer sur la conduite qu’il a tenue envers vous. Toujours guidé par ses désirs, il rapportait tout à lui-même. Il s’imaginait que vous aviez découvert son secret. Très-naturel. Son esprit était si plein d’intrigues, qu’il en supposait également aux autres. Des mystères, des finesses. Comme cela pervertit le jugement ! Ma chère Emma, tout ne prouve-t-il pas de plus en plus la beauté de la vérité et de la sincérité qui doivent présider à toutes les transactions que nous avons les uns avec les autres ? »

Emma fut de son avis ; et avec une rougeur qui lui monta à la figure, en pensant à Henriette, et dont elle ne voulait pas donner l’explication, elle dit :

« Vous feriez mieux de continuer. »

Il obéit ; mais s’arrêtant au piano : « Ah ! dit-il, c’était bien-là l’action d’un très-jeune homme, trop jeune pour considérer si l’inconvénient de faire un pareil présent ne surpasserait pas le plaisir qu’il causerait. C’était un enfantillage ! Je ne conçois pas comment un homme peut donner à une femme une preuve d’affection qu’elle refuserait, si elle en était la maîtresse. Il savait bien qu’elle se serait opposée à l’envoi de ce piano, si elle l’avait pu. »

Après cela, il lut assez long-temps sans s’arrêter. La confession que fait Frank Churchill de s’être conduit honteusement, mérita son attention.

« Je suis parfaitement de votre avis, monsieur ! Vous vous êtes indignement conduit ; vous n’avez jamais rien écrit de plus vrai. » Et ayant lu ce qui suivait immédiatement, c’est-à-dire le sujet de sa querelle avec Jeanne Fairfax, et son intention de persister à se conduire d’une manière opposée aux sentimens de Jeanne, il fit une longue pause pour dire : « Ceci est excessivement mauvais. Il l’a engagée par amour pour lui à se placer dans une situation extrêmement difficile et désagréable, au lieu d’empêcher qu’elle ne souffrît mal à propos. Son sort dans cette affaire était bien plus malheureux que celui de Frank. Il aurait dû respecter les scrupules, quand bien même ils eussent été peu raisonnables ; mais ils ne l’étaient pas. Il faut remonter à la faute qu’elle a commise, et se souvenir qu’elle a eu tort de contracter un engagement avec lui, pour supporter l’idée de la manière cruelle dont elle a été punie. »

Emma vit qu’il allait arriver à la partie de Box-Hill, et ne se trouva pas à son aise. Elle s’y était si mal conduite ! elle était tout à fait honteuse, et craignait ses regards. Il lut tout avec attention, sans faire la moindre remarque ; et, excepté un coup d’œil qu’il eut soin de tempérer, de peur de lui faire de la peine, il ne resta aucun souvenir de Box-Hill.

« On ne peut pas dire grand’chose sur la délicatesse de nos bons amis les Elton, fut la remarque qu’il fit. Ses sentimens sont assez naturels. Quoi ! elle est résolue de rompre avec lui ! Elle sent que leur engagement est une source de repentirs et de malheurs. Elle le dissout. On voit par-là ce qu’elle pense de sa conduite ! C’est un trait extraordinaire. »

« Lisez, lisez, et vous verrez tout ce qu’il a souffert. »

« Je suis bien aise qu’il ait souffert, répliqua M. Knightley très-froidement, en reprenant la lettre. Smallridge ! Qu’est-ce que cela veut dire ? »

« Elle s’était engagée à entrer comme gouvernante d’enfans dans la famille de madame Smallridge, une des amies intimes de madame Elton, une voisine de Maple-Grove. À propos de cela je désirais savoir comment madame Elton supportera la non-exécution de son projet sur Jeanne. »

« Ne dites rien, ma chère Emma, puisque vous m’obligez de lire, pas même de madame Elton. Encore une page, et j’ai fini. Quelle lettre écrit cet homme ! »

« Je voudrais qu’en la lisant vous eussiez un peu plus de charité pour lui. »

« Fort bien ! voici de la sensibilité. Il paraît qu’il a beaucoup souffert quand il a vu dans quel état il l’avait réduite. Je ne doute nullement qu’il ne l’aime beaucoup. Plus chère, infiniment plus chère que jamais ! Je souhaite qu’il sente long-temps le bienfait d’une telle réconciliation. Il est très-généreux. Mille et mille remercîmens. Plus heureux que je ne mérite. Il se rend justice. Mademoiselle Woodhouse m’a nommé l’enfant de la fortune. Ces paroles sont-elles sorties de la bouche de mademoiselle Woodhouse ? Belle conclusion. Voici la lettre. L’enfant gâté de la fortune, est-ce vous, Emma, qui l’avez baptisé ainsi ? »

« Vous ne paraissez pas aussi satisfait de cette lettre que moi. Je pense au moins que vous avez, ou que vous devez avoir une meilleure opinion de lui à présent que par le passé. »

« Certainement. Il a commis de grandes fautes par étourderies et par légèreté. Je suis tout à fait de son avis lorsqu’il dit qu’il est plus heureux qu’il ne mérite ; mais comme il paraît être véritablement épris de mademoiselle Fairfax, et que vraisemblablement il aura l’avantage d’être constamment avec elle, je suis porté à croire que son caractère s’améliorera, et par ses bons avis acquerrera la stabilité et la délicatesse qui lui manquent. Maintenant parlons d’autre chose ; j’ai à présent fort à cœur les intérêts d’une autre personne, ce qui m’engage à oublier Frank Churchill. Depuis que je vous ai quittée ce matin, Emma, mon esprit a été fort occupé d’un objet. »

Il s’expliqua ; c’était tout simplement de savoir comment un véritable gentilhomme Anglais pourrait s’y prendre pour se marier sans mettre en compromis le bonheur du père de sa maîtresse ; c’est-à-dire comment M. Knightley pourrait, en épousant Emma, ne pas causer le malheur de M. Woodhouse. Emma répondit au premier mot que, tant que son cher papa vivrait, elle ne pouvait changer d’état, parce qu’elle ne quitterait jamais son père. Il n’approuva qu’une partie de cette réponse. Il sentait aussi bien qu’elle l’impossibilité où elle était d’abandonner son père ; mais il n’admit point celle de changer d’état. Il y avait pensé long-temps : d’abord il avait espéré pouvoir engager M. Woodhouse à venir résider à Donwell ; il avait cru un moment la chose possible ; mais la connaissance qu’il avait de son tempérament ne lui avait pas permis de s’abuser plus d’un instant ; et maintenant il convenait qu’une pareille transplantation mettrait en danger son bien-être, peut-être même sa vie, qu’il serait imprudent de hasarder. Retirer M. Woodhouse d’Hartfield ! Non, il sentit qu’il était inutile d’y penser. Mais quant au second plan, il se flattait que sa chère Emma n’y ferait aucune objection. C’était qu’il serait reçu à Hartfield, et qu’il y resterait jusqu’à la mort de son père.

Emma avait déjà pensé à ce qu’ils allassent tous à Donwell. Ainsi que lui elle avait eu cette idée, et l’avait rejetée. Mais elle n’avait pas songé à son second plan ; elle sentait combien il prouvait l’affection qu’il avait pour elle. En quittant Donwell, il sacrifiait son indépendance et ses habitudes, et que n’habitant pas sa propre maison, et résidant constamment avec son père, il souffrirait beaucoup. Elle lui promit d’y réfléchir, et le pria d’en faire autant de son côté. Mais il était convaincu qu’aucune réflexion ne pouvait changer son opinion ni ses désirs. Il s’était promené long-temps seul pour y songer, ayant renvoyé Larkins, pour que ses pensées ne soient pas détournées d’un objet qui lui tenait tant à cœur.

« Mais voici un obstacle que vous n’avez pas prévu. Larkins n’approuvera pas votre projet, il faudra que vous obteniez sa permission avant de me demander la mienne. » Malgré tout cela elle lui promit, non-seulement de songer à ce plan, mais même d’y penser de manière à l’approuver.

Il est à remarquer qu’Emma, sous tous les points de vue qu’elle considérât Dorrwell, n’ait pas une fois songé au tort qu’elle faisait à son neveu Henri, dont elle avait autrefois défendu les droits d’héritier présomptif avec beaucoup de ténacité. Elle fut cependant forcée d’y penser, et à la différence que cela ferait pour ce pauvre petit garçon. Elle ne fit qu’en rire, et s’amusa beaucoup à découvrir que la violente aversion qu’elle avait de voir M. Knightley épouser mademoiselle Fairfax, ou toute autre, était la cause de la tendre sollicitude de la sœur d’Isabelle et de la tante d’Henri. Plus elle songeait au plan de M. Knightley, de se marier, et de venir demeurer à Hartfield, plus ce projet lui plaisait. Le malaise de son père diminuait, et son propre bonheur augmentait. Le bien l’emportait de beaucoup sur le mal. Avoir un tel compagnon pour éviter les inquiétudes de la saison à venir ! un tel partenaire pour partager ses devoirs et ses soins envers son père dans ses momens de malaise et de mélancolie.

Sans le triste sort de la pauvre Henriette, elle se serait regardée comme parfaitement heureuse ; mais tout le bien qui lui arrivait semblait augmenter les malheurs et les souffrances de son amie, qu’elle était même obligée de ne plus admettre à Hartfield. Les délicieuses parties de famille qu’Emma s’assurait seraient défendues à la pauvre Henriette qui, par prudence, devait être écartée, ainsi elle perdait de tous les côtés. Emma ne sentit pas que son absence diminuât de beaucoup la félicité dont elle jouissait. Dans le fait, avec de pareilles personnes, à quoi était-elle bonne ? Cependant il était désagréable qu’elle fût punie sans l’avoir mérité. Avec le temps, sans doute, M. Knightley serait oublié, c’est-à-dire, supplanté ; mais on ne pouvait s’y attendre de sitôt. M. Knightley lui-même ne ferait rien pour accélérer sa guérison. Différent d’Elton, M. Knightley, toujours bon, toujours sensible, ayant des égards pour tout le monde, ne mériterait jamais qu’on l’aimât moins ; et c’était un peu trop attendre, même d’Henriette, qu’elle sentît de l’amour pour quatre hommes dans une année.