Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 4p. 144-169).
◄  XLVI
XLVIII  ►

CHAPITRE XLVII.

Le lendemain, le temps ne s’améliora pas ; la même solitude régna à Hartfield, et on y fut tout aussi mélancolique que la veille. Mais l’après-midi, le temps s’éclaircit, le vent changea, les nuages se dissipèrent, le soleil reparut et ramena l’été. Ce changement soudain engagea Emma à en profiter et à sortir le plus promptement possible. Jamais la nature n’avait paru si belle ; la vue et l’odorat étaient également gratifiés ; on sentait une chaleur modérée ; l’air était pur et serein ; Emma se flattait que la tranquillité dont jouissait la nature, après la tempête, passerait aussi dans son cœur. Heureusement que peu après dîner, M. Perry, qui se trouvait libre, vint à Hartfield pour passer une couple d’heures avec son père ; ce qui lui permit de se rendre dans le verger. Là, elle se sentit un peu soulagée ; elle avait déjà fait quelques tours de promenade lorsqu’elle aperçut M. Knightley qui, sortant du jardin, venait droit à elle. C’était la première nouvelle qu’elle avait de son retour de Londres. Elle pensait à lui un moment avant de le voir, et le croyait encore à seize milles d’Hartfield. Elle n’eut que le temps de se remettre un peu du désordre que sa vue lui avait causé ; elle voulait paraître calme à ses yeux ; il la joignit en un instant. Ils se demandèrent de leurs nouvelles assez froidement ; Emma le pria de lui en donner de leurs amis mutuels. — Tous se portaient bien. — Quand les avait-il quittés ? Ce matin. — Il devait avoir été mouillé sur la route ? — Oui. Elle vit que son intention était de se promener avec elle. Il avait donné un coup d’œil dans la salle à manger, et voyant qu’il n’y était pas nécessaire, il préférait rester dehors. Emma crut que ses regards et ses paroles n’annonçaient pas la gaîté, et ses craintes lui suggérèrent qu’il avait probablement communiqué à son frère son projet, et qu’il était peiné de la manière dont il avait été reçu.

Ils continuèrent à se promener. Il gardait le silence ; elle crut qu’il la regardait souvent, et qu’il essayait de voir plus de sa figure qu’elle n’avait envie de lui en montrer ; et cette croyance produisit une autre crainte. Il avait peut-être l’intention de lui faire part de son attachement pour Henriette ; il cherchait peut-être qu’elle lui donnât occasion d’en parler. Elle ne se sentait ni la volonté ni le désir d’aborder un pareil sujet. C’était à lui à prendre l’initiative. Cependant son silence lui déplaisait. C’était une chose peu naturelle en lui. Elle réfléchit, prit sa résolution, et parla ainsi :

« Nous avons quelques nouvelles à vous apprendre, à présent que vous êtes de retour, et elles vous surprendront. »

« Oui, dit-il tranquillement en la regardant. De quelle nature sont-elles ? »

« Oh ! de la meilleure possible. Un mariage. »

Après un moment de silence, comme pour s’assurer qu’elle n’avait plus rien à dire, il répliqua :

« Si vous voulez parler de celui de Frank Churchill et de mademoiselle Jeanne Fairfax, je le sais déjà. »

« Comment cela est-il possible ? s’écria Emma en se tournant vers lui, et rougissant beaucoup ; » car il lui était venu à l’idée qu’il avait passé chez madame Goddard.

« J’ai reçu ce matin un billet de M. Weston sur les affaires de la paroisse ; et à la fin de ce billet, il m’a donné en abrégé le détail de cet événement. »

Emma se sentit tout à fait soulagée, et put dire avec calme :

« Vous avez sans doute été moins surpris qu’aucun de nous, car vous aviez des soupçons ; je n’ai pas oublié que vous avez eu l’intention de me mettre sur mes gardes. »

« J’aurais bien dû vous écouter ; mais (avec un gros soupir et un son de voix altéré) je suis condamnée à un aveuglement continuel. »

On garda le silence pendant un moment, et elle ne soupçonnait pas d’avoir excité aucun intérêt, jusqu’à ce qu’elle sentît qu’il lui avait pris le bras, qu’il serrait contre son cœur, et qu’elle lui entendit dire avec une grande sensibilité :

« Le temps, ma chère Emma, cicatrisera la blessure : votre jugement, les attentions que vous avez pour votre père. Je sais que vous ne permettrez, pas… » Ici il lui pressa encore le bras, et dit d’une voix concentrée : « L’amitié la plus tendre ; l’indignation ! Homme exécrable ! » Il continua d’une voix plus élevée et plus ferme : « Il partira bientôt. Ils iront dans peu dans le comté d’York. Je la plains ; elle méritait un meilleur sort. »

Emma le comprit, et aussitôt que l’extrême plaisir qu’elle ressentit lui permit de prendre la parole, elle dit :

« Vous êtes bien bon ; mais vous vous trompez, et je dois vous faire connaître en quoi. Je n’ai pas besoin des consolations que vous m’offrez. Mon aveuglement sur ce qui se passait m’a fait commettre des actions dont j’aurai toujours honte ; j’ai cédé à la tentation de dire et de faire des choses qui peuvent m’exposer à des conjectures désagréables ; mais je n’ai aucune raison de regretter de n’avoir pas été initiée plus tôt dans le secret. »

« Emma, s’écria-t-il avec véhémence, est-ce bien là votre position ? » Mais radoucissant sa voix : « Non, non, je vous entends. Excusez-moi. Je suis enchanté que vous en puissiez dire autant. Il ne mérite pas qu’on le regrette. Et dans peu, je suis persuadé qu’il ne sera pas nécessaire d’avoir autant de jugement que vous, pour être convaincu de cette vérité. Heureusement pour vous, vos affections n’ont pas été irrévocablement engagées ! J’avoue que, d’après votre conduite, je n’ai jamais pu connaître vos véritables sentimens pour lui. J’étais seulement certain que vous lui accordiez une préférence dont je ne l’ai jamais cru digne. Il dégrade le nom d’homme ; et cependant il en est récompensé par la main de cette charmante femme. Jeanne ! Jeanne ! que vous serez malheureuse ! »

« M. Knightley, dit Emma, qui essayait d’être gaie, mais qui de fait était confuse, je suis dans une situation bien extraordinaire. Je ne puis vous laisser plus long-temps dans l’erreur où vous êtes ; et cependant, puisque ma conduite a fait sur vous l’impression que vous venez de manifester, j’ai autant de honte à avouer que je n’ai jamais été attachée à la personne en question, qu’une autre en aurait à confesser le contraire. Je le répète, je n’ai jamais eu de passion pour lui. »

Il écoutait en silence. Elle désirait qu’il parlât ; mais il n’en fit rien. Supposant donc que pour mériter sa clémence, il était nécessaire d’en dire davantage, quoiqu’elle craignît de perdre dans son opinion, elle continua ainsi :

J’ai très-peu de choses à dire en faveur de ma conduite. J’ai été tentée, par les attentions qu’il avait pour moi, et je me permis d’en paraître satisfaite. Vieille histoire. Lieux communs. C’est ce qui est arrivé à des milliers de femmes avant moi. J’avoue que je n’en suis pas plus excusable, surtout à moi, qui me donnais les airs d’avoir des prétentions à un jugement sain.

Plusieurs circonstances vinrent à l’appui de cette tentation. Il était fils de M. Weston, continuellement ici ; je le trouvais toujours complaisant : et enfin, (soupirant) j’aurais beau représenter les causes de cette tentation le plus ingénieusement du monde, il faut confesser que ma vanité était flattée, et que c’était la seule raison qui me faisait recevoir les attentions qu’il avait pour moi. En dernier lieu, cependant, il y a même quelque temps, je ne les regardais que comme des plaisanteries, rien qui me parût sérieux. S’il a cherché à m’en imposer, il n’a pas réussi. Je n’ai jamais eu d’attachement pour lui. Et maintenant, je conçois ses intentions. Il n’a jamais eu celle de se faire aimer de moi : ce n’était qu’une feinte pour cacher la position dans laquelle il se trouvait avec une autre. Il voulait tromper tout le monde. Personne ne l’a plus été que moi ; mais ma bonne fortune, d’une manière ou d’une autre, ma sauvée de ses mains. »

Elle s’attendait ici à une réponse, qu’il dirait au moins qu’elle s’était bien conduite. Mais il garda le silence, et lui parut enseveli dans ses pensées. À la fin, avec son ton de voix ordinaire, il s’exprima ainsi :

« Je n’ai jamais eu trop bonne opinion de Frank Churchill. Il est possible que je ne lui aie pas rendu justice, l’ayant fort peu connu. Et si, jusqu’ici, je ne la lui ai pas rendue, il pourra néanmoins devenir homme de bien. Avec une pareille femme on peut l’espérer. Je n’ai aucune raison pour lui vouloir du mal ; et à cause de sa femme, dont le bonheur dépendra de son caractère et de sa conduite, je lui voudrai toujours du bien. »

« Je ne doute nullement qu’ils ne soient heureux ensemble, dit Emma ; je crois qu’ils sont mutuellement très-attachés l’un à l’autre. »

« Il est bien fortuné, cet homme-là, répartit M. Knightley, avec énergie. Si jeune, à vingt-trois ans. Temps où, si un homme choisit une épouse, son choix est ordinairement mauvais. À vingt-trois ans, avoir gagné un pareil lot ! Combien d’années de félicité ; suivant toutes les probabilités humaines, n’a-t-il pas à parcourir ? Assuré de l’amour désintéressé d’une pareille femme, car le caractère connu de Jeanne Fairfax répond de son désintéressement, tout est en sa faveur : égalité de situation, je veux dire, quant à ce qui a rapport à la société, aux yeux de laquelle l’égalité d’habitudes et de manières est importante : enfin, une parfaite égalité en tout, excepté en un seul point. Et celui-là, d’après la pureté de son cœur, doit ajouter à sa félicité ; car c’est lui qui donnera le seul avantage qui lui manque. Un homme désire toujours donner à la femme de son choix une meilleure maison que celle où il la prend ; et celui qui peut le faire, lorsqu’il est assuré de son amour, doit être le plus heureux des hommes. Frank Churchill est le favori de la fortune ; tout lui réussit. Il rencontre une jeune personne aux bains de Weymouth, se fait aimer d’elle, et avec une passion si sincère, que sa conduite dédaigneuse ne peut la diminuer. Si lui et toute sa famille s’étaient occupés de faire un choix, il leur eût été impossible d’en faire un meilleur. Sa tante se serait opposée à son bonheur. Elle meurt. Il n’a qu’à dire un mot, et ses parens s’empressent d’y souscrire.

« Il s’est mal conduit avec tout le monde, et on se fait un plaisir de lui pardonner. En vérité, il est bien heureux ! »

« Vous parlez de lui comme si vous en étiez jaloux. »

« Oui ; Emma, j’en suis jaloux, pour une raison particulière, non pas pour toutes. »

Emma ne dit plus rien, elle craignait qu’on ne vînt à parler d’Henriette ; et son intention était d’écarter ce sujet de conversation le plus possible. Elle forma le projet de changer tout-à-fait d’objet, d’en choisir un tout différent. Par exemple, de lui faire des questions sur ses neveux de la place Brunswick. Elle allait commencer, lorsque M. Knightley la fit tressaillir, en lui disant :

« Vous ne voulez pas me demander la raison que j’ai d’être jaloux de lui. Vous êtes déterminée à ne manifester aucune curiosité. Vous êtes sage, et moi je ne puis l’être. Emma, je veux vous dire ce que vous ne me demandez pas, quoique probablement je m’en repentirai le moment d’après. »

« Oh ! s’il en est ainsi, je ne demande rien : ne parlez pas, dit-elle avec feu. Prenez un peu de temps pour y réfléchir, de peur de vous compromettre. »

« Je vous remercie, dit-il, d’un ton qui prouvait combien il était mortifié, et il ne dit plus rien. »

Emma ne pouvait pas soutenir l’idée de lui causer de la peine. Il voulait lui donner sa confiance, la consulter peut-être. À quelque prix que ce fût, elle résolut de l’écouter. Elle pourrait l’aider dans ses projets ; elle se sentait capable de donner des louanges à Henriette, ou, en lui représentant l’état d’indépendance dont il jouissait, le tirer de l’indécision dans laquelle il paraissait être, qui, à un homme tel que lui, devait être insupportable. Ils étaient alors près de la maison.

« Vous allez sans doute rentrer, dit-il. »

« Non, répondit Emma, qui voyait son trouble, je voudrais faire un autre tour de promenade ; M. Perry n’est pas encore parti ; papa n’a pas besoin de moi. Je vous ai arrêté tout à l’heure, M. Knightley, d’une manière peu gracieuse ; et je crains de vous avoir fait de la peine. Mais, si vous avez quelque chose à me confier, comme à votre amie, ou à me demander mon opinion sur quelque objet en contemplation, comme à une véritable amie, je vous assure que vous pouvez vous fier à moi. Je suis prête à entendre tout ce qu’il vous plaira de me dire. Vous pouvez aussi compter que je ne vous cacherai pas ma pensée. »

« Comme à une amie, répéta M. Knightley. Emma, je crains que ce ne soit qu’un mot. Non, je ne désire pas… Attendez… Si fait… Pourquoi hésiterais-je ? J’ai été trop loin pour rétrograder. Emma, j’accepte vos offres, quelque extraordinaires qu’elles soient ; je les accepte, et m’en rapporte à vous en ami. Dites-moi donc. Ai-je quelque espoir de remplacer… ?

Il s’arrêta, empressé de la regarder et de lire la réponse dans ses yeux. Mais l’expression des siens ne lui permit pas de parler.

« Ma très-chère Emma, continua-t-il, car vous me serez toujours chère de plus en plus, de quelque manière que se termine cette conversation, ma très-chère, ma bien aimée Emma, dites non, si ce mot cruel doit être prononcé. »

Il lui fut impossible de parler.

« Vous gardez le silence, dit-il tendrement. Pour le présent ce silence me suffit, je n’en demande pas davantage. »

Emma était sur le point de succomber à l’émotion que ces paroles lui causèrent. La crainte d’être réveillée, peut-être, d’un rêve aussi agréable, était sans doute ce qui l’occupait le plus.

« Ma chère Emma, je ne sais pas faire de belles phrases, reprit-il de l’air le plus tendre, le plus passionné et le plus capable de convaincre ; si je vous aimais moins, je pourrais parler davantage. Mais vous me connaissez, vous n’entendrez jamais de moi que la vérité. Je vous ai fait des reproches, des leçons, et vous avez souffert tout cela mieux qu’aucune femme n’eût pu le supporter. Recevez donc ces vérités, comme vous avez fait des autres. Je m’y prends peut-être mal. Mais, Dieu sait que je suis assez gauche à faire l’amour. Au reste, vous me comprenez. Vous me voyez à découvert. Vous connaissez mes sentimens ; répondez-y si vous pouvez. Maintenant je ne demande qu’une faveur, c’est celle de vous entendre parler. »

Tandis qu’il s’exprimait ainsi, Emma, sans perdre une parole de ce qu’il disait, était très-occupée à saisir l’ensemble de tout ce qu’elle entendait. Elle vit que les espérances d’Henriette étaient mal fondées, qu’elle était sous l’empire de l’illusion la plus complète, ainsi qu’elle-même l’avait été ; qu’elle était tout pour M. Knightley, et Henriette rien. Elle était convaincue de ces vérités qui assuraient son bonheur, et d’avoir eu la force de ne rien découvrir de ce qui regardait Henriette, dont elle se promit bien de garder religieusement le secret. C’était en effet le seul service qu’il fût en son pouvoir de rendre à sa pauvre petite amie ; car d’avoir l’idée romanesque de le prier de faire le transfer de la passion qu’il avait pour elle a Henriette, comme la plus digne des deux de mériter son amour, ou de former le dessein sublime de le refuser sur-le-champ, parce qu’elles ne pouvaient pas l’épouser toutes les deux, et surtout de n’alléguer aucun motif pour son refus, c’est ce qu’Emma ne fut pas tentée de faire. Elle était sensible au malheur d’Henriette, et se repentait sincèrement de l’avoir causé en partie ; mais elle n’eut à ce sujet aucun écart d’imagination, aucune générosité mal placée. Elle avait induit son amie en erreur, lui avait donné des conseils qui l’avaient égarée, et elle se le reprocherait toute la vie ; mais elle pensait alors comme auparavant, sur une alliance qui, vu la disproportion existante entre les deux parties, ne pouvait qu’être très-dégradante pour M. Knightley. Enfin Emma se trouvait dans un fort beau chemin ; mais il était scabreux.

Se sentant pressée avec tant d’instance, elle parla. Que dit-elle ? Justement ce qu’elle devait dire, comme font toutes les femmes.

Elle en dit assez pour lui prouver qu’il ne devait pas désespérer, et pour l’inviter à parler de nouveau sur le même sujet. Il avait commencé par perdre tout espoir, lorsqu’il reçut l’injonction de garder le silence, de peur qu’il ne se compromît : elle avait refusé de l’entendre. Son changement de résolution lui avait peut-être paru trop prompt ; sa proposition de faire un autre tour de promenade, et de reprendre la conversation qu’elle avait elle-même fait cesser, était un peu extraordinaire : elle en sentit l’inconséquence ; mais M. Knightley n’y fit pas attention et ne demanda pas d’autres explications.

Rarement, très-rarement les ouvertures qu’on se fait même entre amis contiennent-elles la stricte vérité, on s’en déguise toujours quelque petites parties ; mais lorsque dans un cas comme celui-ci, quoique la conduite ne soit pas tout ce qu’elle devrait être, si les sensations sont aussi démonstratives qu’on peut le désirer, cela ne fait pas une grande différence. M. Knightley avait lu dans le cœur d’Emma ce qu’elle n’avait pas tout à fait avoué ; il était certain qu’elle acceptait le sien, il ne pouvait désirer rien de plus.

Il ne lui était jamais venu dans l’idée qu’il eût la moindre influence sur le cœur d’Emma. Lorsqu’il la suivit dans le verger, son intention n’était pas de s’en informer, mais bien de voir comment elle supportait la nouvelle de l’engagement de Frank Churchill. Sans vue particulière d’intérêt personnel, il se proposait, si elle lui en fournissait l’occasion, de lui administrer toutes les consolations dont elle devait avoir besoin. Tout le reste avait été l’affaire du moment, l’effet immédiat de ce qu’il avait entendu, et celui de ses sentimens.

L’agréable assurance de son indifférence pour Frank Churchill, la certitude que son cœur était libre lui avait donné l’espérance qu’avec le temps il pourrait parvenir à mériter ses affections. Il ne s’en flattait pas pour le moment présent. Il ne désirait, lorsque sa passion l’avait emporté sur son jugement, que de s’assurer si elle lui permettrait ou non, de faire tous ses efforts pour lui plaire. Il avait été enchanté de voir augmenter ses espérances d’un moment à l’autre. Il était déjà en possession de l’attachement qu’il demandait la permission de solliciter ! Dans une demi-heure, de l’état le plus misérable, il passait à celui du parfait bonheur. Le même changement s’était opéré en elle. Cette même demi-heure leur avait donné l’assurance qu’ils aimaient et qu’ils étaient aimés, avait dissipé leurs doutes, leur jalousie et leur méfiance. De son côté, il y avait long-temps que la jalousie le tourmentait, elle datait de l’arrivée anticipée et réelle de Frank Churchill. Il avait été amoureux d’Emma dans le même temps qu’il était jaloux de Frank Churchill, ou pour mieux dire la jalousie lui avait fait découvrir qu’il aimait. C’était encore elle qui l’avait forcé à s’absenter de chez lui. La partie qui avait eu lieu à Box-Hill, l’avait forcé à prendre cette résolution. Il ne voulait pas être témoin des attentions très-marquées qu’on avait pour Emma, et du consentement qu’elle semblait donner à une pareille conduite. Son intention était de l’oublier et de faire tous ses efforts pour y être indifférent. Mais il avait mal choisi le lieu de sa retraite. Il trouva trop de bonheur domestique dans la maison de son frère, sa belle-sœur y jouait un trop beau rôle, Isabelle ressemblait trop à Emma, (l’infériorité de ses talens ne faisait que mieux ressortir la supériorité de sa sœur) pour qu’il eût espéré de réussir dans son projet, quand bien même il y fût resté plus long-temps. Il avait eu néanmoins le courage d’y demeurer jusqu’à ce même jour où la poste lui apprit l’histoire de mademoiselle Fairfax. Alors la joie s’empara de son cœur, il n’avait jamais cru Frank digne d’Emma, il sentit qu’il l’aimait passionnément, et ne put rester plus long-temps à Londres. Malgré la pluie il monta à cheval, et immédiatement après son dîner, se rendit à Hartfield, pour voir comment la plus douce, la meilleure des créatures, la plus accomplie malgré ses défauts, supporterait cette découverte.

Il la trouve agitée, abattue. Frank Churchill est un monstre. Elle lui déclare qu’elle ne l’a jamais aimé. Frank n’est pas si noir. Emma est à lui de parole et de fait. Lorsqu’ils rentrèrent, s’il eût alors songé à Frank Churchill, il l’eût sans doute reconnu pour un assez brave garçon.