Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 4p. 47-65).
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CHAPITRE XLIII.

Les méditations pensives d’Emma l’accompagnèrent jusqu’à la maison : mais en entrant au salon, elle y trouva des personnes qui les firent cesser. M. Knightley et Henriette étaient arrivés à Hartfield pendant son absence, et causaient avec son père. M. Knightley se leva aussitôt ; et d’un ton beaucoup plus grave qu’à l’ordinaire, il lui dit :

« Je n’ai pas voulu partir sans vous voir ; mais n’ayant pas plus de temps qu’il ne m’en faut, je m’en vais sur-le-champ. Je pars pour Londres, où je compte passer quelques jours avec Jean et Isabelle. Avez-vous quelque chose à leur envoyer ou à leur faire dire, outre vos amitiés que personne ne peut emporter. »

« Rien du tout. Mais est-ce un projet nouveau que ce voyage ? »

« Oui, à peu près ; il y a quelque temps que j’y pense. »

Emma fut certaine qu’il ne lui avait pas encore pardonne. Il n’était pas reconnaissable. Elle pensa que le temps lui prouverait qu’ils devaient redevenir amis. Tandis qu’il était debout, prêt à partir, et cependant ne le faisant pas, son père fit les questions suivantes :

« Eh bien ! ma chère, ne vous est-il rien arrivé sur la route ? Comment avez-vous trouvé mon ancienne et digne amie, madame Bates et sa fille ? Je suis persuadé qu’elles vous auront témoigné beaucoup de reconnaissance pour cette visite. La chère Emma est allée chez madame Bates, comme je vous l’ai dit, M. Knightley : elle a tant d’attentions pour cette famille. »

Cette louange, peu méritée, augmenta considérablement les couleurs d’Emma ; et avec un sourire et un signe de tête qui étaient très-significatifs, elle fixa M. Knightley. Ses yeux firent sur-le-champ une impression favorable sur lui ; et comme s’ils avaient communiqué la vérité aux siens, il saisit et rendit justice aux sentimens qu’ils venaient d’exprimer. Ses regards se radoucirent. Elle en ressentit une vive satisfaction : elle fut encore augmentée, un moment après, par une démarche amicale qu’il fit. Il lui prit la main : elle n’était pas sûre si elle ne la lui avait pas présentée ; il était possible qu’elle l’eût fait ; mais il la prit, la serra, et peu s’en fallut qu’il ne la portât à ses lèvres, lorsqu’une idée ou un caprice lui passant par la tête, il la laissa aller. Elle ne pouvait s’imaginer d’où venait ce scrupule, pourquoi il avait changé d’idée, la chose étant pour ainsi dire faite. Il aurait beaucoup mieux fait, pensa-t-elle, s’il ne s’était pas arrêté. Son intention était cependant indubitable, soit qu’elle ne fut pas exécutée à cause de son peu de galanterie, ou que quelqu’autre raison l’en eût empêché, elle lui en sut bon gré. Chez lui, la nature ne perdait rien de sa simplicité, et encore moins de sa dignité. Elle se souvint de cette tentative avec une très-vive satisfaction ; c’était une grande preuve qu’il lui avait rendu son amitié. Il les quitta un instant après ; et très-brusquement. Dans tous les temps il prenait son parti avec célérité ; mais dans cette circonstance, il se surpassa.

Emma ne regrettait pas d’avoir été chez les Bates, mais bien de ne les avoir pas quittées dix minutes plus tôt. Elle aurait eu grand plaisir de causer avec M. Knightley, de la situation dans laquelle mademoiselle Fairfax allait se trouver. Elle n’était pas fâchée qu’il allât à Londres, sachant combien on aurait de plaisir à l’y voir. Mais il aurait dû choisir un autre temps, et le lui avoir fait savoir plus tôt. Elle était très-certaine qu’ils s’étaient quittés bons amis ; elle ne pouvait se tromper ni à ses manières, ni sur sa demi-galanterie : tout cela s’était fait pour lui prouver qu’elle avait recouvré la bonne opinion qu’il avait d’elle autrefois. Elle trouva qu’il l’avait attendue une bonne demi-heure ; quel dommage qu’elle ne fût pas revenue plus tôt !

Afin d’empêcher son père de se chagriner sur le départ si précipité de M. Knightley pour Londres, et surtout à cheval, ce qu’il regardait comme un voyage de désespéré, Emma lui rendit compte des nouvelles qu’elle avait apprises sur Jeanne Fairfax. Cela lui réussit, car il s’y intéressa sans en être troublé. Il y avait long-temps qu’il était préparé à voir Jeanne Fairfax accepter une place de gouvernante ; il pouvait en parler tout à son aise. Mais le voyage de M. Knightley était pour lui un coup de massue.

« Je suis enchanté, ma chère, d’apprendre qu’elle ait une place agréable. Madame Elton est une femme d’un bon naturel, et fort aimable ; et je suis persuadé que ses connaissances lui ressemblent. Je me flatte que le pays qu’elle va habiter, n’est pas humide, et qu’on aura grand soin de sa santé. C’est le point le plus important. C’est ce que je n’ai jamais négligé à l’égard de la pauvre mademoiselle Taylor. Vous savez, ma chère, qu’elle va remplir chez une dame, les mêmes fonctions que mademoiselle Taylor avait ici. Et j’espère qu’elle ne finira pas comme elle, par quitter une maison où elle avait demeuré si long-temps. »

Le jour suivant apporta de Richemont des nouvelles qui firent oublier tout ce dont on s’était occupé auparavant. Un exprès arriva à Randalls pour annoncer la mort de madame Churchill. Quoique son neveu n’eût pas eu de raisons, à son sujet, pour accélérer son départ, elle ne vécut que trente-six heures après son arrivée. Une attaque d’une maladie étrangère à celle à laquelle elle était sujette, l’emporta en peu de temps. Enfin, la haute et puissante dame Churchill n’existait plus.

On ressentit cette perte comme elle devait l’être. Chacun emprunta un air grave et triste. On s’appitoya sur le sort de la défunte ; ensuite on eut une douce inquiétude sur le sort des survivans : enfin on eut la curiosité de connaître le lieu de sa sépulture. Goldsmith nous dit que lorsqu’une femme s’abaisse à faire des folies, elle n’a d’autre parti à prendre que de mourir ; et que lorsqu’elle s’abaisse au point de devenir désagréable, elle n’en a pas d’autre non plus, parce que la mort passe l’éponge sur tous les défauts. Madame Churchill, après avoir été détestée pendant vingt-cinq ans, à présent qu’elle n’était plus, gagna beaucoup dans l’opinion publique : on la plaignit ; elle ne fut plus jugée avec sévérité. Sur un point, elle fut pleinement justifiée. On n’avait jamais voulu croire qu’elle fût sérieusement malade. L’événement prouva que sa maladie n’était pas imaginaire.

« Cette pauvre madame Churchill ! elle a dû beaucoup souffrir, plus qu’on ne supposait. Un mal permanent devait nécessairement aigrir son caractère. C’était un événement malheureux, un coup terrible. Malgré tous ses défauts, que fera M. Churchill sans elle ? C’est une perte énorme pour lui ; il ne pourra la supporter. »

« M. Weston lui-même disait, en branlant la tête avec un air grave ; Pauvre femme, qui l’aurait cru ! Il résolut de se faire faire de très-beaux habits de deuil : et sa femme soupira, moralisa, en travaillant à l’aiguille, avec beaucoup de bon sens et de commisération. Leurs premières pensées à tous deux furent de savoir l’effet que produirait cette mort sur le sort de Frank. Emma s’en occupa aussi. Elle passa légèrement sur le caractère de madame Churchill, le chagrin de son mari, non, toutefois, sans les plaindre ; mais elle s’attacha principalement à pouvoir conjecturer de quelle manière cet événement pouvait affecter Frank, ce qu’il avait à espérer ou à craindre. Elle ne prévit rien que de bon. À présent un attachement pour Henriette ne pouvait trouver d’obstacle. M. Churchill, délivré de sa femme, ne pouvait nuire à personne : c’était un brave homme, doux, aisé à conduire, et à qui son neveu ferait faire tout ce qu’il voudrait. Tout ce qui lui restait à désirer, c’était qu’il formât cet attachement, qui, malgré toute sa bonne volonté, ne lui paraissait pas encore bien assuré. »

Henriette se conduisit parfaitement bien, suivant Emma, dans cette occasion, elle fut maîtresse d’elle-même : quelques espérances qu’elle conçût, elle ne se trahit point. Emma se réjouit beaucoup de voir que son caractère acquérait de la force, et évita de parler de choses qui eussent pu retarder les progrès qu’elle faisait. En conséquence, leurs discours sur la mort de madame Churchill furent très-réservés.

On reçut à Randalls de courtes lettres de Frank, sur leur santé et les projets qu’ils formaient. M. Churchill allait mieux qu’on n’avait osé l’espérer ; leur première destination, lorsque le convoi partirait pour le comté d’York, était d’aller à Windsor, chez un ami intime de M. Churchill, à qui, depuis dix ans, il promettait une visite. À présent il n’y avait rien à faire pour Henriette ; des souhaits pour l’avenir, c’était tout ce qu’Emma pouvait être en état de faire pour elle.

Il était plus pressant de s’occuper de Jeanne Fairfax, dont les espérances s’évanouissaient, tandis que celles d’Henriette paraissaient devoir s’accomplir. Les engagemens de Jeanne ne souffraient aucun délai pour ceux qui voulaient lui donner des marques d’amitié, et Emma désirait être des premières. Les plus grands regrets qu’elle éprouvât, peut-être les seuls, c’était sa froideur envers elle ; et la personne à laquelle elle avait marqué le plus d’éloignement, se trouvait celle à qui elle désirait donner des preuves de considération, d’égards et de sympathie. Elle souhaitait pouvoir lui être utile ; lui témoigner que sa société lui était agréable. Elle résolut de l’engager à venir passer une journée à Hartfield ; elle lui envoya un billet d’invitation. Elle fut refusée verbalement. « Mademoiselle Fairfax était trop indisposée pour écrire. » Et lorsque M. Perry vint à Hartfield, il dit qu’il l’avait visitée malgré elle ; qu’elle souffrait beaucoup de la tête, et d’une fièvre nerveuse, ce qui le faisait douter qu’elle pût se rendre chez madame Smallridge au temps fixé. Sa santé paraissait tout-à-fait dérangée. Elle n’avait plus d’appétit, et quoiqu’il n’y eût pas de symptômes alarmans, rien qui annonçât que la poitrine fut attaquée, maladie que sa famille craignait pour elle, M. Perry n’était pas tranquille sur son compte. Il était d’avis qu’elle avait entrepris plus qu’elle ne pouvait faire, et que, quoique le sentant parfaitement, elle ne voulait pas en convenir. Ses esprits étaient entièrement abattus. Il observa que la maison qu’elle habitait n’était pas favorable à sa maladie ; toujours renfermée dans une petite chambre, elle ne pouvait qu’empirer ; il aurait désiré qu’elle pût changer d’habitation. Il ajoutait que sa bonne tante, quoiqu’elle l’aimât de tout son cœur, n’était pas la compagne qu’il lui fallait, dans sa situation présente. Mademoiselle Bates était pleine d’attentions pour sa nièce, mais elle l’excédait, ce qui lui faisait plus de mal que de bien. Emma l’écoutait avec un tendre intérêt, la plaignait de plus en plus, et cherchait dans sa tête les moyens de lui être utile. La séparer de sa tante, ne fût-ce que pendant une heure ou deux, pour la faire changer d’air, lui présenter de nouvelles scènes, l’amuser par une conversation délicate, cela pourrait lui faire du bien. Aussi, le lendemain matin, elle lui écrivit de nouveau de la manière la plus pressante. « Qu’elle se rendrait chez elle à l’heure qu’elle voudrait choisir pour la mener promener en voiture, observant que M. Perry avait déclaré que ce genre d’exercice ne pouvait que lui être très-avantageux. » Elle reçut la réponse suivante :

« Mademoiselle Fairfax fait ses complimens à mademoiselle Woodhouse, la remercie, étant hors d’état de prendre aucune espèce d’exercice. »

Emma sentit que son billet méritait une réponse plus polie ; mais on ne devait pas se fâcher contre des mots qui, tracés par une main tremblante, prouvaient assez l’indisposition de l’écrivain. Elle ne songea plus qu’à vaincre l’obstination qu’elle montrait à n’être ni vue, ni secourue. Malgré sa réponse, elle fit atteler et se rendit chez madame Bates, dans l’espérance que Jeanne se laisserait persuader de lui tenir compagnie. Elle ne réussit pas. Mademoiselle Bates, extrêmement reconnaissante, vint à la portière, remercia Emma, et dit : « Qu’elle était sûre qu’une promenade en voiture soulagerait beaucoup Jeanne, qu’elle avait essayé en vain de l’engager à accepter les offres de mademoiselle Woodhouse. » Elle retourna encore auprès de sa nièce, faire de nouveaux efforts. Elle n’eut pas plus de succès. Jeanne était obstinée, la seule proposition de sortir augmentait son mal.

Emma désirait la voir, elle eût voulu essayer elle-même de l’engager à venir avec elle ; mais avant de faire part de son intention, elle apprit qu’elle avait promis à sa nièce de prier mademoiselle Woodhouse de ne se pas donner la peine de monter. « Le fait était qu’elle ne voulait voir âme qui vive. À la vérité, elle ne pouvait refuser de voir madame Elton ; madame Cole avait toujours été si attentive ; madame Perry, dont le mari était si empressé ; il était impossible de leur fermer la porte ; mais excepté ces personnes-là, il était impossible de lui faire entendre raison. »

Emma ne voulait pas être classée avec les Elton, les Perry et les Cole, femmes qui se fourraient partout ; elle s’avoua en même temps que sa conduite ne lui méritait pas la préférence. Elle se soumit, et continua à faire des questions à mademoiselle Bates, sur l’appétit de sa nièce, sur la nourriture qu’elle préférait. Elle brûlait d’envie de lui procurer ce qui lui plaisait le plus. Mademoiselle Bates toujours très-communicative, avoua que cet article causait son plus grand chagrin, que Jeanne ne mangeait presque rien ; que M. Perry avait recommandé les choses les plus nourrissantes, mais qu’elle ne trouvait rien à son goût, quoique, grâce à Dieu, par le secours de leurs bons voisins, ont eût souvent varié ses mets.

Emma en rentrant à Hartfield, fit sur-le-champ appeler sa femme de charge, et lui demanda quelles étaient les provisions les plus nourrissantes qu’elle eût dans ses magasins. Elle se les fit apporter, et en envoya un plein panier à mademoiselle Bates avec un billet très-amical. Une demi-heure après on rapporta le panier, avec les humbles remercîmens de mademoiselle Bates. La chère Jeanne avait insisté qu’on le renvoyât sur-le-champ, ne pouvant se servir de ce qu’il contenait ; de plus elle désirait qu’on dît qu’elle n’avait besoin de rien.

Lorsqu’Emma apprit dans la suite qu’on avait vu Jeanne se promener dans les prairies aux environs d’Highbury, le soir même du jour où, sous prétexte qu’elle ne pouvait faire aucune espèce d’exercice, elle avait refusé de monter dans la voiture, elle n’eut plus aucun doute que Jeanne était résolue à n’accepter d’elle aucune faveur. Elle en fut très-affligée. Elle la plaignait de tout son cœur d’être tombée dans un état qui, vu son extrême irritation, lui faisait tenir une conduite si peu mesurée ; elle fut très-mortifiée qu’elle ne rendit pas justice à ses sentimens, et qu’elle ne la jugeât pas digne d’être son amie. Mais elle avait la consolation de savoir que ses intentions étaient bonnes, et de pouvoir se dire à elle-même, que si M. Knightley, témoin des tentatives qu’elle avait faites pour être utile à Jeanne Fairfax, eût pu lire dans son cœur, il ne pourrait lui faire aucun reproche.