Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 1p. 54-79).
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CHAPITRE IV.

Il fût bientôt convenu qu’Henriette Smith aurait les grandes entrées à Hartfield. Emma, vive et décidée, ne perdit pas de temps ; elle l’invita, l’encouragea et la pressa d’y venir très-souvent, et plus elles se virent, plus leur satisfaction mutuelle en augmenta.

Emma voyait depuis long-temps combien Henriette lui serait utile pour la promenade ; elle avait vivement senti la perte de madame Weston, à ce sujet. Son père ne dépassait jamais le verger, où l’on avait fait deux marques, pour faire sa grande et sa petite promenade, suivant la saison ; et depuis le mariage de madame Weston, elle avait été trop sédentaire.

Elle s’était hasardée d’aller une fois seule à Randalls ; elle y prit peu de plaisir ; mais d’avoir une Henriette, à ses ordres, pour l’accompagner à la promenade, c’était une grande addition à ses récréations.

Henriette n’était certainement pas instruite, mais elle était douce, docile et reconnaissante ; nullement capricieuse, et n’avait d’autre désir que de se laisser guider par une personne qu’elle reconnaissait lui être supérieure. Emma trouvait très-aimable qu’elle se fut sitôt attachée à elle, et ce goût qu’elle avait pour la bonne compagnie, était une preuve de son bon sens, quoique ses connaissances fussent très-bornées. Enfin elle était persuadée qu’Henriette Smith était la jeune amie qu’il lui fallait exactement, ce quelque chose qui lui manquait à la maison.

Une amie telle que madame Weston, c’était impossible : on ne pouvait pas espérer d’en trouver deux comme elle, et elle n’en avait pas besoin.

C’était une toute autre chose, un sentiment distinct et indépendant. Madame Weston était l’objet d’une considération basée sur l’estime et la reconnaissance. Emma serait aimée par une personne à qui elle voulait faire du bien. Elle ne pouvait être d’aucune utilité à madame Weston ; mais elle était à même de faire beaucoup pour Henriette.

Le premier service qu’elle voulut lui rendre fut de découvrir ses parens. Mais Henriette elle-même ne savait à qui elle appartenait. En toute occasion elle était prête à tout dire ; mais sur ce sujet il était inutile de lui faire des questions. Emma ne put que faire des conjectures ; mais elle crut qu’en pareil cas ; elle aurait découvert la vérité. Henriette n’avait pas de pénétration ; elle s’en était rapportée à ce que lui avait dit madame Goddard, et ne chercha pas à en apprendre davantage. Madame Goddard, les gouvernantes et les écolières, ainsi que ce qui regardait la maison, faisaient le sujet de ses conversations ; et sans la connaissance des Martin de l’abbaye de Mill-Farm, elle n’en aurait pas eu d’autres. Mais ses pensées se portaient souvent vers les demoiselles Martin : elle avait passé deux mois avec elles, et elle se plaisait à en parler souvent, à raconter combien elle y avait été heureuse, et à faire la description de leur habitation et des merveilles qu’on y voyait. Emma l’encourageait à causer, amusée par la peinture qu’elle faisait d’une espèce particulière de personnes qu’elle ne connaissait pas, et jouissant de sa simplicité, qui lui faisait dire, avec emphase, que les Martin avaient deux salons, dont l’un était aussi grand que la salle de compagnie de madame Goddart ; qu’ils avaient une femme de charge, qui était depuis vingt-cinq ans dans la maison ; huit vaches, dont deux étaient d’Alderney et une autre du pays de Galle ; une jolie petite vache galloise ; et que madame Martin avait dit que, puisqu’elle lui plaisait tant, on l’appellerait sa vache ; de plus, un belvéder dans le jardin, où ils devaient prendre le thé, un jour de l’année prochaine ; un très-joli belvéder, qui pouvait contenir une douzaine de personnes. Pendant quelque temps Emma s’amusa de son-babil, sans penser à autre chose ; mais à mesure qu’elle connut mieux la famille, il lui vint d’autres idées : elle en avait une fausse, en s’imaginant que la famille était composée de madame Martin, d’une fille, d’un fils et de sa femme, vivant tous ensemble ; mais lorsqu’elle apprit que M. Martin, qui jouait un rôle dans le récit que faisait Henriette, et dont elle parlait avec éloge, était garçon ; qu’il n’y avait pas de jenne madame Martin, elle soupçonna que sa jeune amie paierait chèrement l’hospitalité et les faveurs que cette famille lui avait prodiguées. Elle craignit que si on n’y apportait pas de remède, Henriette ne fût perdue pour jamais.

D’après ces nouvelles idées, elle redoubla ses questions, surtout à l’égard de Martin, et Henriette ne se fit pas prier. Elle dit naïvement la part qu’elle avait prise à leurs promenades au clair de la lune, ainsi qu’à leurs jeux, et s’étendit beaucoup sur le bon naturel de M. Martin, dont elle vanta les qualités et la bonne humeur. « Il avait couru, un jour, trois milles, pour lui chercher des noisettes, parce qu’elle avait dit qu’elle les aimait beaucoup. Il était en tout d’une obligeance extrême. Il avait fait entrer un soir le fils de son berger dans le salon, pour le faire chanter. Elle aimait beaucoup les chansons. Il chantait un peu lui-même. Elle le croyait très-instruit et connaisseur en toutes choses. Il avait un très-beau troupeau, et lorsqu’elle était chez lui, on lui avait offert pour ses laines, plus qu’on n’en offrait aux autres fermiers. Elle était bien sûre que tout le monde disait du bien de lui. Sa mère et ses sœurs l’aimaient beaucoup. Madame Martin lui dit un jour (elle ne put s’empêcher de rougir ), qu’il n’existait pas un meilleur fils que lui, et qu’elle était certaine qu’il serait un très-bon mari ; que cependant elle ne désirait pas qu’il se mariât encore, qu’elle n’était pas pressée. »

« Fort bien, madame Martin ! se dit Emma, à elle-même, vous entendez fort bien vos affaires ; et lorsqu’elle quitta la maison, madame Martin envoya une belle oie à madame Goddard, une oie superbe ; la plus belle que madame Goddard eût jamais vue. Madame Goddard la fit cuire pour le dimanche suivant, et invita les trois gouvernantes à souper avec elle, savoir, mesdemoiselles Nash, Prinse et Richarsdson. »

« Je suppose que M. Martin n’a pas d’instruction, qu’il ne connaît que ses affaires. Il ne lit sans doute pas ? »

« Oh ! pardonnez-moi, c’est-à-dire non. Je n’en sais rien, mais je crois qu’il a beaucoup lu. Il lit des rapports sur l’agriculture et quelques autres livres, qui sont déposes dans un des siéges qui sont au bas des fenêtres. Mais il les lit tout bas. Il lui arriva cependant un soir, avant notre partie de cartes, de nous lire, tout haut, un passage des Extraits élégans. C’était fort amusant. Et je sais qu’il a lu le vicaire de Wakfield. Il ne connaît pas le roman de la Forêt, ni celui des Enfans de l’abbaye. Il n’en avait même jamais entendu parler avant mon arrivée ; mais il est déterminé à se les procurer aussitôt qu’il le pourra. »

La question suivante fut :

« Quelle espèce d’homme est M. Martin ? »

« Oh ! il n’est pas beau, pas beau du tout. D’abord je l’ai trouvé laid ; mais maintenant je le trouve mieux. Vous savez que cela arrive toujours ; Mais ne l’avez vous jamais vu ? Il va souvent à Highbury ; il le traverse toutes les semaines pour aller à Kingston. Il a passé devant vous plusieurs fois. »

« C’est possible, et je puis l’avoir vu cinquante fois, sans le connaître. Un jeune fermier, à pied ou à cheval, est le dernier homme qui puisse exciter ma curiosité. Les riches paysans sont justement les gens avec qui je sens que je ne puis rien avoir à faire. Un degré ou deux au-dessous d’eux, avec une bonne apparence, pourraient m’intéresser. J’aurais lieu d’espérer d’être utile à leur famille, d’une manière ou d’une autre ; mais un riche paysan n’a nul besoin de moi, et, dans un sens, il est autant au-dessus de moi, qu’il est au-dessous, dans un autre. »

« Oh, oui ! certainement, il n’est pas probable que vous l’ayez observé ; mais il vous connaît bien, je veux dire de vue. »

« Je ne doute pas qu’il soit un très-honnête garçon. Je sais même qu’il l’est, et, comme tel, je lui souhaite toute sorte de bonheur. »

« Quel âge croyez-vous qu’il ait ? » :

« Il a eu vingt-quatre ans, le 8 de juin, et le jour de ma naissance tombe le 23. Au juste, seize jours de différence : ce qui est très-extraordinaire ! »

« Il n’a que vingt-quatre ans ; il est trop jeune pour se marier. Sa mère a grandement raison de dire qu’elle n’est pas pressée. Il paraît qu’ils vivent fort bien tous ensemble, et si elle cherchait à le marier, elle s’en repentirait certainement. Dans six ans, s’il trouve une jeune femme agréable, de son rang, qui ait un peu d’argent, alors il pourra se marier. »

« Dans six ans ? ma chère, demoiselle Woodhouse, il aurait trente ans ! »

« Fort bien ; et ce n’est qu’a cet âge là que la plupart des hommes sont en état de se marier, ceux surtout qui ne sont pas nés avec une fortune indépendante. Je m’imagine que M. Martin a encore la sienne à faire. Il ne peut pas avoir mis grand’chose de côté. Quelqu’argent qu’il ait reçu à la mort de son père, quelque part qu’il ait dans la propriété de la maison, tout est employé, j’en suis sûre, en bestiaux, provisions, etc. Et quoiqu’avec beaucoup d’application et de bonheur, il puisse un jour devenir riche, il est presqu’impossible qu’il ait encore rien réalisé. »

« Cela est très-vrai : mais ils vivent fort bien. Ils n’ont pas de domestiques mâles dans la maison ; autrement ils ne manquent de rien ; et madame Martin dit que l’année prochaine elle prendra un jokey ! »

« Je désire que vous ne vous mettiez pas dans un grand embarras, Henriette, lorsqu’il se mariera ; je veux dire en faisant la connaissance de sa femme ; car quoique vous puissiez continuer à voir ses sœurs, à cause de l’éducation qu’elles ont reçue, il ne s’ensuit pas qu’il épouse une femme digne de votre société. Le malheur de votre naissance doit vous faire prendre un soin particulier dans le choix de vos connaissances. Il n’y a pas de doute que vous ne soyez la fille d’un homme comme il faut, et vous devez faire tous vos efforts pour vous rendre digne du rang qu’il occupe dans le monde, où vous rencontrerez beaucoup de gens qui se feraient un plaisir de vous mortifier. »

« Oh, certainement, il y en a beaucoup. Mais tant que je serai admise à Hartfield (et vous avez tant de bontés pour moi, mademoiselle Woodhouse) je ne craindrai pas ce qu’on pourrait dire de moi. »

« Vous comprenez tout le pouvoir de l’influence, Henriette, mais je voudrais que vous fussiez si bien établie dans la bonne société, que tous pussiez être indépendante d’Hartfield et de mademoiselle Woodhouse. Je désire que vous voyez une bonne société, et pour y parvenir, il est nécessaire que vous ne gardiez qu’un très-petit nombre de vos anciennes connaissances ; et je dis que si vous étiez encore dans ce pays lorsque M. Martin se mariera, je désire que vous ne soyez pas entraînée, par l’intimité qui existe entre vous et ses sœurs, à vous lier avec sa femme, qui ne saurait être que la fille d’un fermier, sans aucune éducation. »

« Certainement, oui. Je ne crois pas cependant que M. Martin épouse une personne sans éducation et mal élevée ; mais je ne prétends point préférer mon opinion à la vôtre, et je ne désire aucunement faire connaissance avec sa femme. Je ferai toujours un très-grand cas des demoiselles Martin, particulièrement d’Elisabeth, et je serais très-fâchée de ne plus les voir, car elles sont tout aussi bien élevées que moi. Mais s’il épousait une femme ignorante et grossière, je ne la verrais pas, si je pouvais m’en dispenser. »

Emma l’épiait attentivement pendant ce discours, et ne vit point de symptômes d’amour, qui pussent l’alarmer. Ce jeune homme avait été son premier admirateur ; mais elle croyait qu’il n’avait pas jeté de profondes racines, et qu’Henriette ne s’opposerait pas aux arrangemens qu’elle voulait prendre en sa faveur.

Elles rencontrèrent M. Martin, le lendemain, étant à la promenade, sur le chemin de Donwell.

Il était à pied, et après avoir très-respectueusement salué Emma ; il regarda sa compagne avec une satisfaction qu’il ne se donna pas la peine de déguiser. Emma ne fut pas fâchée d’avoir cette occasion de faire ses remarques ; et avançant quelques pas, tandis qu’ils causaient ensemble, ses yeux perçans surent bientôt l’apprécier. Il était proprement mis, avait un air sentimental ; mais sa personne n’avait rien qui le recommandât, et en le comparant à un jeune homme comme il faut, elle pensa qu’il perdrait beaucoup des progrès qu’il avait pu faire dans le cœur d’Henriette.

Henriette n’était pas insensible aux belles manières ; elle avait remarqué avec attention celles de son père, en avait été surprise et enchantée. M. Martin ne savait pas ce que c’était que les belles manières. Ils ne restèrent pas long-temps ensemble, parce qu’on ne pouvait pas faire attendre mademoiselle Woodhouse, et Henriette courut après elle, en souriant, et dans une agitation qu’Emma espéra faire promptement cesser.

« Que penser de cette rencontre ! Qu’elle est surprenante ! C’est un pur hasard, m’a-t-il dit, qu’il n’ait pas fait le tour de Randalls. Il ne croyait pas que nous nous promenassions jamais sur cette route-ci. Il pensait que c’était toujours sur celle de Randalls. Il n’a pas encore pu se procurer le roman de la Forêt. Il a eu tant d’affaires la dernière fois qu’il a été à Kingston, qu’il n’a pas pu se le procurer ; mais il y retournera, demain. Il est extraordinaire que nous l’ayons rencontré ! Eh bien ! mademoiselle Woodhouse, le trouvez-vous tel que vous le supposiez ? Qu’en pensez-vous ? Le trouvez-vous si laid ? »

« Il est laid, sans doute, très-laid ; mais ce n’est rien en comparaison de son manque d’usage. Je ne devais pas m’attendre à grand’chose, il est vrai, et je n’ai pas été trompée. Cependant j’avoue que je ne lui croyais pas un air si grossier, une si mauvaise tournure, et je pensais qu’il devait être mieux. »

« Certainement, dit Henriette, un peu mortifiée, il n’a pas l’air d’un gentilhomme ? »

« Je pense, Henriette, que depuis notre connaissance vous avez vu très-souvent de véritables gentilshommes, et vous vous serez sans doute aperçue de la différence qui existe entre eux et M. Martin. À Hartfield vous avez vu plusieurs modèles de jeunes gens bien élevés. Je serais surprise, qu’après les avoir vus, vous pussiez vous trouver dans la compagnie de M. Martin, sans vous apercevoir qu’il est de cent piques au-dessous d’eux. Vous devriez vous étonner vous-même d’avoir rien trouvé d’agréable en lui. Ne commencez-vous pas à vous en apercevoir à présent ? N’en êtes-vous pas frappée ? Je suis très-convaincue que vous avez dû être choquée de son air gauche, de ses manières brusques, de sa voix rauque, dont les accens grossiers m’ont frappée, quoique je fusse éloignée de lui lorsqu’il vous parlait. »

« Certainement, il ne ressemble pas à M. Knightley, il n’a pas la prestance et la manière de marcher de M. Knightley. Je n’ai pas de peine à m’apercevoir de la différence qui existe entre eux. Mais M. Knightley est un homme si accompli ! »

« M. Knightley a si bonne tournure qu’on ne peut établir aucune comparaison entre lui et M. Martin. Peu d’hommes, peut-être pas un sur cent, n’annoncent à la première vue, comme M. Knightley, la présence d’un homme comme il faut. Mais il n’est pas le seul que nous ayons vu dernièrement à Hartfield. Que pensez-vous de MM. Weston et Elton ? Comparez M. Martin à l’un ou l’autre des deux ; comparez leur manière de se présenter, de marcher, de parler, de garder le silence, et vous devez sentir la différence qui existe entre eux. »

« Oh ! oui, il y en a une grande ; mais M. Weston est presqu’un vieillard, M. Weston doit avoir de quarante à cinquante ans. »

« C’est ce qui donne plus de prix à ses belles manières. Plus une personne est avancée en âge, Henriette, plus il lui importe que ses manières ne soient pas mauvaises ; car alors, la grossièreté, le ton bruyant, l’élévation de la voix, etc., sont plus apparens et plus désagréables. Ce qui est passable dans la jeunesse, est détestable dans un âge avancé. M. Martin est maintenant gauche et brusque, et que sera-t-il à l’âge de M. Weston ? »

« En vérité, on ne saurait le deviner, dit Henriette, d’un air assez grave. »

« Il me semble que cela n’est pourtant pas très-difficile. Il deviendra un véritable fermier, lourd et grossier, inattentif aux apparences, et ne pensant qu’aux profits et aux pertes qu’il peut faire. »

« En vérité ! cela serait très-mal ! »

« On voit clairement jusqu’à quel point il est uniquement occupé de ses affaires, puisqu’il a oublié de demander le livre que vous lui aviez recommandé d’apporter. Il était trop attentif à ses marchés pour penser à autre chose. C’est justement la conduite que doit tenir un homme qui veut s’enrichir. Qu’a-t-il besoin de livres ? Je ne doute nullement qu’il ne fasse bien ses affaires, et qu’il ne devienne riche avec le temps. Au reste, qu’il soit illettré et grossier, qu’est-ce que cela nous fait ? »

« Je m’étonne qu’il ait oublié ce livre », fut la seule réponse que fit Henriette, d’un air piqué. Emma crut devoir la livrer à elle-même, et cessa de parier. Peu après elle recommença ainsi :

« À quelques égards, peut-être, les manières de M. Elton sont supérieures à celles de M. Knightley ou de M. Weston ; il a plus de douceur dans le caractère. On pourrait les donner pour exemple. Chez M. Weston on trouve une franchise, une vivacité, une brusquerie même, que tout le monde aime en lui, parce que tout cela est accompagné d’une grande gaîté. Mais on ne pourrait pas l’imiter. On passe à M. Knightley ses manières décidées et son ton impératif ; sa figure, son regard, le rang qu’il occupe, semblent le lui permettre ; mais si un jeune homme s’avisait de l’imiter, il se rendrait insupportable. Je crois qu’un jeune homme, au contraire, pourrait fort bien prendre M. Elton pour modèle. M. Elton a l’humeur douce, est gai, obligeant et bien né. Il me semble que depuis quelque temps sa douceur naturelle s’est encore augmentée. Je croirais qu’il a l’intention de gagner les bonnes grâces de l’une de nous deux, Henriette, par cette douceur additionnelle. Il me semble que ses manières sont encore plus douces qu’à l’ordinaire. Si telle est son intention, c’est sans doute à vous qu’il en veut. Ne vous ai-je pas fait part de ce qu’il disait de vous l’autre jour ? » Elle répéta alors les louanges passionnées qu’elle avait tirées de M. Elton au sujet d’Henriette, louanges qu’elle reconnaissait justes ; et Henriette rougit et dit, avec un sourire, qu’elle avait toujours cru M. Elton un jeune homme infiniment agréable.

M. Elton était la personne qu’Emma avait choisie pour chasser M. Martin de la tête d’Henriette. Elle crut que ce serait un excellent mariage pour tous les deux : et que comme la chose était si claire, si naturelle et si probable, elle n’aurait pas grand mérite d’en avoir formé le plan. Elle craignait que tout le monde, pensant comme elle, n’en prédit le succès. Cependant il n’était guère possible que personne y eût pensé avant elle, car il était entré dans sa tête la première fois qu’Henriette était venue à Hartfield. Plus elle y pensait, et plus elle reconnaissait qu’il devait avoir lieu. La situation de M. Elton était convenable : bien né, sans alliance vulgaire, et en même temps d’une famille qui n’avait pas le droit de trouver à redire à la naissance douteuse d’Henriette.

Il pouvait mettre à sa disposition une bonne maison, et Emma pensait qu’il jouissait d’un honnête revenu ; car, quoique la cure d’Highbury ne fût pas considérable, on savait qu’il avait des propriétés : elle le regardait comme un jeune homme respectable, bien intentionné, d’une humeur douce, qui ne manquait pas de jugement et qui connaissait le monde.

Elle était déjà convaincue qu’il trouvait qu’Henriette était une très-jolie fille, ce qu’elle regardait comme suffisant, avec leurs fréquentes rencontres d’Hartfield ; et quant à Henriette ; l’idée seule d’être préférée par lui, emporterait la balance. C’était véritablement un jeune homme fait pour plaire, un jeune homme que toute femme qui ne serait pas délicate à l’excès pouvait aimer. Il passait pour un très-bel homme : on admirait sa personne, excepté Emma, à cause qu’il n’avait pas cette élégance dans les traits qu’elle exigeait. Mais une fille qui pouvait savoir gré à un Robert Martin de galoper pour lui chercher des noisettes, pouvait être aisément conquise par l’admiration que M. Elton aurait pour elle.