Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 2p. 1-18).
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CHAPITRE XIV.

Ces deux messieurs, en entrant dans la salle d’assemblée, avaient besoin de faire un échange. M. Elton devait prendre un air moins jovial, et M. Jean Knightley oublier sa mauvaise humeur. M. Elton devait sourire moins souvent, et M. Knightley davantage, pour convenir au lieu où ils se trouvaient. Emma seule pouvait se livrer à son naturel, et se montrer aussi heureuse qu’elle l’était réellement. C’était pour elle un vrai plaisir que de se trouver avec monsieur et madame Weston. Elle aimait beaucoup le mari, et il n’y avait personne au monde à qui elle s’ouvrit avec moins de réserve qu’à sa femme : personne à qui elle pût raconter, avec la conviction d’être écoutée et comprise, toujours intéressante et intelligible, ses petites affaires, ses arrangemens, les peines qu’elle souffrait et les plaisirs qu’elle goûtait auprès de son père. Elle ne pouvait rien dire d’Hartfield qui n’interressât madame Weston, et une demi-heure de tête-à-tête employée à parler de ces petites affaires d’où dépend le bonheur de la vie privée, fut la première satisfaction dont elles jouirent.

Le plaisir qu’elles venaient de goûter était peut-être supérieur à tout ce que la visite entière leur en procurerait, quoique cette demi-heure n’en fît pas partie ; mais la vue seule de madame Weston, son souris, sa voix, tout cela ravissait Emma ; elle prit le parti de songer le moins possible aux singularités de M. Elton, à tout ce qui pourrait lui déplaire, et de s’amuser de tout. La maladie d’Henriette était connue ; il y avait assez long-temps que M. Woodhouse était arrivé sain et sauf et assis devant un bon feu, pour en avoir fait l’histoire, la sienne propre, celle d’Isabelle, l’arrivée d’Emma ; enfin, avant celle du reste de la compagnie, il avait terminé son récit par observer qu’il était charmé que le pauvre Jacques fût venu pour voir sa fille. Madame Weston qui, jusque-là, lui avait prodigué tous ses soins, le quitta pour aller recevoir Emma. Emma avait formé le projet d’oublier M. Elton pour quelque temps ; mais elle eut le chagrin de voir, lorsque tout le monde fut assis, qu’il s’était placé à côté d’elle. Elle ne pouvait s’ôter de l’esprit l’étrange insensibilité qu’il montrait pour Henriette, puisqu’il s’efforçait d’attirer son attention par ses regards et ses paroles. Au lieu de l’oublier, sa manière de se conduire était telle, qu’elle ne put s’empêcher de se rappeler la suggestion de son frère, et de se demander : « Mon frère aurait-il raison ? Cet homme commencerait-il à porter sur moi les affections qu’il avait pour Henriette ? Cette idée est absurde, insoutenable. » Cependant, il prenait tant de soin qu’elle n’eût pas froid, paraissait si attentif pour son père, si charmé de madame Weston ; et enfin, se mit à admirer, ses dessins avec autant de zèle que d’ignorance ; que cette conduite pouvait donner à penser qu’au moins il jouait le rôle d’amoureux. Cette idée la chagrina tellement, qu’elle fut obligée de se contraindre pour être simplement polie avec lui. Pour son compte particulier, elle ne pouvait pas commettre une incivilité, et pour celui d’Henriette, espérant que les choses s’arrangeraient pour le mieux, elle devait avoir des égards ; mais c’était pour elle une contrainte, et d’autant plus pénible, que d’un autre côté, au plus fort de l’impertinent éloge de M. Elton, on parlait de choses qu’elle aurait voulu entendre. Elle avait compris seulement que M. Weston donnait quelques renseignemens sur son fils, et ces paroles avaient frappé son oreille : « Mon fils et Frank ; et mon fils. » D’après quelques monosyllabes, elle pensa qu’il annonçait la prochaine arrivée de son fils ; mais avant d’avoir pu faire taire M. Elton, le sujet sur lequel on parlait avait été épuisé de manière à ce qu’il eût été maladroit à elle de le renouveler. Il est bon de remarquer ici, que, quoiqu’Emma eût formé la résolution de ne jamais se marier, il y avait néanmoins dans le nom de Frank Churchill quelque chose qui l’intéressait vivement. Elle avait souvent pensé, particulièrement depuis le mariage de son père avec mademoiselle Taylor, que si jamais elle se mariait, il était le seul homme qui pût convenir à son âge, à son caractère et à sa condition. Il semblait, par la relation qui existait entre ces deux familles, qu’il lui appartenait de droit. Elle était certaine que tous ceux qui connaissaient les deux familles avaient déjà pensé à ce mariage. Elle ne faisait aucun doute que monsieur et madame Weston n’y eussent songé ; et quoiqu’elle n’eût aucune intention de changer sa situation, qui lui semblait préférable à toute autre, de toute manière, néanmoins, elle avait la plus grande curiosité de le voir, le désir de le trouver aimable, même de lui plaire jusqu’à un certain point : enfin, l’idée que ses amis les regardaient comme devant être unis, lui causait une espèce de plaisir.

Avec de pareilles sensations, les empressemens de M. Elton venaient mal-à-propos ; mais elle eut la satisfaction de paraître très-polie, quoiqu’elle fût de très-mauvaise humeur, et de penser que le reste de la journée ne se passerait pas, sans qu’on remît le même sujet sur le tapis ; le bon cœur de M. Weston lui en était un sûr garant. Elle ne se trompa pas ; car, heureusement délivrée de M. Elton, et placée à table à côté de M. Weston, celui-ci profita du premier moment qu’il eut, après avoir fait les honneurs de sa table, pour lui dire : « Il ne faudrait que deux personnes de plus pour que le nombre des convives fût juste ce qu’il doit être. Je désirerais avoir deux personnes de plus, votre jolie petite amie mademoiselle Smith et mon fils ; alors, je dirais : nous sommes complets. Je ne crois pas que vous m’ayez entendu dans le salon lorsque j’annonçais que nous attendions Frank ? J’ai reçu une lettre de lui ce matin, dans quinze jours il sera ici. »

Emma lui répondit qu’elle l’en félicitait de tout son cœur, qu’elle pensait, comme lui, que la présence de M. Frank Churchill et de mademoiselle Smith rendrait la partie complète. « Dès le mois de septembre dernier, continua M. Weston, son désir était de nous venir voir, il en parlait dans toutes ses lettres ; mais il n’est pas maître de son temps, il doit plaire à des gens qui ont le droit de tout exiger de lui, et à qui (entre nous) pour y parvenir, il faut faire de grands sacrifices. Mais à présent, je suis très-persuadé que nous le verrons vers le quinze du mois de janvier. »

« Quel bonheur pour vous ! Madame Weston a tant d’envie de faire sa connaissance, qu’elle sera presqu’aussi heureuse que vous. »

« Oui ! elle le serait ; mais elle craint que son départ ne soit encore différé. Elle n’est pas aussi sûre de son arrivée que je le suis ; mais elle ne connaît pas le terrain aussi bien que moi. Voici le cas (ceci est tout à fait entre nous ; je n’en ai pas ouvert la bouche dans le salon. Il y a, vous savez, des secrets dans toutes les familles.) Voici donc de quoi il est question : En janvier il y a une quantité d’amis invités à Enscombe, et l’arrivée de Frank dépend de ce que cette partie soit remise à un autre temps ; si elle ne l’est pas, Frank ne peut s’absenter : mais je sais qu’elle sera remise, parce que cette partie est composée d’une famille qu’une femme de grande conséquence à Enscombe ne saurait souffrir ; et quoiqu’il soit, à ce qu’on pense, nécessaire d’envoyer une invitation une fois tous les deux ou trois ans, cependant, quand le jour fixe approche, on remet toujours l’assemblée sous un prétexte quelconque. Je n’ai pas le moindre doute sur l’événement. Je suis aussi certain de voir Frank ici, avant le quinze de janvier, que je suis sûr d’y être moi-même aujourd’hui ; mais votre bonne amie (faisant signe de regarder au haut bout de la table) a si peu de caprices, et en a si peu vu à Hartfield, qu’elle ne peut pas en calculer les effets, comme j’ai été à même de le faire pendant long-temps. »

« Je serais fâchée qu’il y eût le moindre doute sur l’arrivée de M. Frank, répliqua Emma ; mais je suis disposée à être de votre avis, monsieur Weston. Si vous croyez qu’il vienne, je le croirai aussi, car vous connaissez Escombe. »

« Oui, j’ai quelques raisons de le connaître, quoique je n’y aie jamais été de ma vie. C’est une étrange femme ! Mais je ne me permets jamais de mal parler d’elle, à cause de Frank ; car je crois veritablement qu’elle l’aime beaucoup. Je m’étais accoutumé à penser qu’elle ne pouvait aimer qu’elle-même ; mais elle a toujours eu des bontés pour lui (à sa manière il est vrai ; il fallait lui passer ses caprices, ses fantaisies, et ne faire absolument que ce qui lui plaisait) ; et ce n’est pas un petit honneur à Frank, suivant moi, d’avoir gagné son affection ; car, quoique je ne confierais qu’à vous ce que je vais dire, elle a le cœur aussi dur qu’une pierre, et un caractère diabolique. »

Le sujet de cette conversation plaisait tant à Emma, qu’elle la reprit avec madame Weston, aussitôt qu’elles eurent quitté la table pour passer dans le salon : elle lui fit son compliment, observant cependant que la première entrevue devait un peu l’alarmer. Madame Weston avoua que cela était vrai, mais ajouta qu’elle serait charmée d’éprouver l’anxiété que devait causer une première entrevue, au temps où on disait qu’elle était fixée.

« Je n’ai pas tant de confiance, que M. Weston, et je crains qu’il n’arrive pas. M. Weston vous a sans doute dit où l’affaire en était ? »

« Oui, il semble que tout dépend de l’humeur bonne ou mauvaise de madame Churchill ; c’est ce qu’il y a de plus certain dans le monde. »

« Ma chère Emma, répliqua, en riant madame Weston, quelle certitude y a-t-il dans un caprice ? Et se tournant vers Isabelle, qui venait d’entrer. »

« Vous saurez, ma chère madame Knightley, que nous ne sommes pas si assurés de l’arrivée de M. Franck Churchill, que son père semble l’être. Elle dépend entièrement du bon plaisir de sa tante, enfin de son caractère. À vous, à mes deux filles, je puis confier la vérité. »

« Madame Churchill commande à Enscombe ; c’est une femme d’un étrange caractère ; et le départ de Frank dépend absolument d’elle. »

« Oh ! madame Churchill, tout le monde la connaît, dit Isabelle ; et je vous assure que je ne pense jamais à ce pauvre jeune homme sans en avoir pitié. C’est une chose affreuse que de passer sa vie avec une femme d’un mauvais naturel. C’est ce qu’heureusement nous n’avons pas éprouvé ; mais une pareille vie doit être bien misérable. Quel bonheur qu’elle n’ait jamais eu d’enfans ! Pauvres petites créatures, qu’elle les aurait rendues malheureuses ! »

Emma eût désiré d’être seule avec madame Weston ; elle en eût appris davantage, car elle lui parlait plus ouvertement qu’elle ne faisait à Isabelle, et pensait qu’elle ne lui cacherait rien relativement aux Churchill, excepté les vues que son imagination lui faisait supposer qu’on avait sur le jeune homme : mais pour le moment on n’en pouvait dire davantage. M. Woodhouse suivit bientôt les dames au salon. Il ne pouvait supporter de rester long-temps à table ; il n’aimait pas plus le vin que la conversation ; et ce fut de grand cœur qu’il vint joindre celles avec qui il était toujours fort à son aise. Tandis qu’il causait avec Isabelle, Emma trouva l’occasion de dire à madame Weston.

« Ainsi, vous n’êtes donc pas certaine de recevoir la visite de votre fils. J’en suis fâchée. La première entrevue vous inquiète sans doute ; et le plus tôt qu’elle aura lieu, sera le mieux pour vous. »

« Oui, et chaque délai en fait craindre d’autres. Quand bien même la visite de la famille des Braithwate serait remise à un autre temps, je craindrais encore qu’on ne trouvât quelque excuse pour tromper notre attente. Je ne crois pas qu’il ait aucune répugnance à venir ; mais je suis sûre que les Churchill désirent le garder pour eux seuls. Ils en sont jaloux au point, qu’ils trouvent mauvais qu’il ait des égards pour son père. Enfin, je ne suis pas disposée à croire à son arrivée ; et je désirerais que M. Weston n’y eût pas tant de confiance. »

« Il faut qu’il vienne, s’écria Emma ; il faut qu’il vienne, ne fût-ce que pour rester deux jours : et il est difficile de concevoir qu’un jeune homme ne prenne pas sur lui une si petite liberté. Une jeune femme, si elle tombe en de mauvaises mains, peut être chagrinée : on peut lui empêcher de voir les personnes qu’elle aime ; mais ou ne peut comprendre qu’un jeune homme soit tenu de si près, qu’il ne lui soit pas possible de passer huit jours chez son père, si cela lui plaît. »

« Il faudrait être à Enscombe, connaître la famille, avant de décider ce qu’il pourrait faire, répliqua madame Weston ; il est bon de ne pas juger légèrement les individus d’une famille quelconque ; mais celle d’Enscombe, je pense, ne peut pas être jugée d’après les règles générales. Cette femme est si déraisonnable, et tout le monde lui obéit. »

« Mais elle aime tant son neveu ; elle lui est si attachée. »

« Maintenant, d’après ce que je sais de madame Churchill, il serait très-naturel, que ne faisant aucun sacrifice pour le bonheur de son mari, à qui elle doit tout, et qui est au contraire victime de ses caprices, elle soit à son tour gouvernée par son neveu, à qui elle ne doit rien. »

« Ma très-chère Emma, douée d’un si heureux naturel que vous l’êtes, ne prétendez pas parler d’un très-mauvais caractère, ni établir des règles pour en juger : il faut l’abandonner à lui-même. Je ne doute pas que Frank, de temps à autre, n’ait de l’influence sur elle ; mais il lui est tout à fait impossible de savoir à l’avance quand il en aura. »

Emma, après l’avoir écoutée, dit froidement :

« Je ne serai satisfaite que lorsqu’il arrivera. »

« Il peut avoir beaucoup d’influence sur elle en certaines occasions, continua madame Weston, mais aucune en d’autres ; et parmi ces dernières, il n’est que trop probable que la permission de venir nous voir ne tienne le premier rang. »