Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 105-117).

VI

UN AIGLE SANS ASILE


Mon père me parut être presque de l’avis de Jim Horscroft, car il ne montra pas un empressement extrême à l’égard de ce nouvel hôte, il le toisa du haut en bas d’un air très interrogateur.

Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je remarquai qu’il lui jeta un regard encore plus de travers en voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se réduisait toujours à deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes, car je crois bien que pendant ces trois jours, il n’avait pas plus dormi qu’il n’avait mangé.

C’était une bien pauvre chambre que celle où je le conduisis, mais il se jeta sur le lit, s’enveloppa de son grand manteau et s’endormit aussitôt.

Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre était contiguë à la sienne, j’eus lieu de me rappeler que nous avions un hôte sous notre toit.

Le lendemain matin, quand je descendis, je m’aperçus qu’il m’avait devancé, car il était assis en face de mon père à la table de l’embrasure de la fenêtre, dans la cuisine, leurs têtes se touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de pièces d’or.

À mon entrée, mon père leva sur moi des yeux où je vis un éclair d’avidité que je n’y avais jamais remarqué jusqu’alors.

Il empoigna l’argent d’un mouvement d’avare, et l’empocha aussitôt.

— Très bien, monsieur, la chambre est à vous, et vous paierez toujours d’avance le trois du mois.

— Ah ! voici mon premier ami, s’écria de Lapp en me tendant la main et m’adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, mais où il y avait cette nuance d’air protecteur qu’on a quand on sourit à son chien.

— Me voilà tout à fait remis à présent, grâce à mon excellent souper et au repos d’une bonne nuit, reprit-il. Ah ! c’est la faim qui ôte à l’homme toute énergie. Cela d’abord, le froid ensuite.

— Oui, c’est vrai, dit mon père, je me suis trouvé sur la lande dans une tempête de neige pendant trente-six heures, et je sais ce que c’est.

— J’ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et devenaient plus semblables à des singes, et ils venaient presque sur les bords des pontons où nous les gardions ; ils hurlaient de rage et de douleur.

Les premiers jours, leurs hurlements s’entendaient dans toute la ville, mais au bout d’une semaine, nos sentinelles de la rive les entendaient à peine, tant ils s’étaient affaiblis.

— Et ils moururent ? m’écriai-je.

— Ils résistèrent pendant très longtemps. C’étaient des grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux hommes, aussi gros que votre ami d’hier. Mais quand la ville se rendit, il n’en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait en soulever trois à la fois, comme si c’étaient de petits singes. Cela faisait pitié. Ah ! mon ami, voudrez-vous me présenter à Madame et à Mademoiselle ?

C’étaient ma mère et Edie, qui venaient d’entrer dans la cuisine.

Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j’eus toutes les peines du monde à garder mon sérieux, car au lieu de leur faire, en guise de salut, un simple signe de tête, à la mode écossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il avança le pied par une glissade et mit la main sur son cœur de l’air le plus drôle.

Ma mère ouvrait de grands yeux, croyant qu’il se moquait d’elle, mais Edie se montra aussitôt enchantée.

On eût dit que c’était un jeu pour elle, et elle se mit à faire une révérence, mais une révérence si profonde, que je la crus un instant sur le point de tomber et de s’asseoir bel et bien au milieu de la cuisine.

Mais non, elle se redressa aussi légèrement qu’un rembourrage qui fait ressort.

Nous approchâmes tous nos chaises et l’on fit honneur aux galettes servies avec le lait et la bouillie.

Il avait une merveilleuse manière de se conduire avec les femmes, ce gaillard-là.

Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous aurions eu l’air de faire les imbéciles, et les filles nous auraient éclaté de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien avec son genre de physionomie et de langage qu’on en venait enfin à trouver cela tout naturel.

En effet, quand il s’adressait à ma mère, ou à la cousine Edie, — et pour cela il ne se faisait jamais prier — il ne le faisait jamais sans s’être incliné, sans prendre un air à faire croire qu’elles lui faisaient grand honneur rien qu’en écoutant ce qu’il avait à dire ; et lorsqu’elles répondaient, on eût cru, à voir sa physionomie, que leurs paroles étaient précieuses et dignes d’être conservées à tout jamais.

Et pourtant, même quand il s’abaissait devant les femmes, il gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme pour donner à entendre que c’était pour elles seules qu’il se faisait aussi doux, mais qu’à l’occasion, il savait faire preuve d’assez de raideur.

Pour ma mère, c’était merveille de voir combien elle s’adoucit à son égard.

En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos affaires, lui parla de son oncle à elle, qui était chirurgien à Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son côté.

Elle lui raconta la mort de mon frère Rob, événement que je ne l’avais jamais entendu dire à âme qui vive, — et alors on eût cru que de Lapp allait verser des larmes à cette occasion, — lui qui venait justement de nous dire, qu’il avait vu trois mille hommes mourir de faim.

Quant à Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lançait incessamment de petits coups d’œil à notre hôte, et une fois ou deux, il la regarda très fixement.

Après le déjeuner, quand il fut rentré dans sa chambre, mon père tira de sa poche huit pièces d’or d’une guinée et les étala sur la table.

— Qu’est-ce que vous dites de cela, Marthe ? fit-il.

— Eh bien, c’est que vous aurez vendu deux béliers noirs, voilà tout ?

— Non, c’est un mois de paiement pour la nourriture et le logement de l’ami de Jack, et il en rentrera autant toutes les quatre semaines.

Mais, en entendant cela, ma mère hocha la tête.

— Deux livres par semaine, c’est beaucoup trop, dit-elle, et ce n’est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture.

— Ta ! Ta ! s’écria mon père, il peut très bien le faire sans se gêner. Il a une sacoche pleine d’or. En outre, c’est le prix qu’il a offert lui-même.

— Cet argent-là ne portera pas bonheur, dit-elle.

— Eh ! Eh ! ma femme, vous aurait-il mis la tête à l’envers avec ses façons d’étranger.

— Oui, il serait bon que les maris écossais eussent quelque peu de ses manières prévenantes, dit-elle.

C’était la première fois de ma vie que je l’entendis riposter à mon père.

De Lapp ne tarda pas à descendre et me demanda si je voulais sortir avec lui.

Lorsque nous fûmes au soleil, il tira de sa poche une petite croix faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j’eusse encore vue.

— Ce sont des rubis, dit-il, et j’ai eu cela à Tudèle, en Espagne. Il y en avait deux mais j’ai donné l’autre à une jeune fille de Lithuanie. Je vous prie d’accepter celle-ci en souvenir de la grande bonté que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez faire une épingle de cravate.

Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce présent, qui valait plus que tout ce que j’avais possédé en ma vie.

— Je pars pour aller compter les agneaux sur le pâturage d’en haut, lui dis-je. Peut-être vous plairait-il de venir avec moi et de voir un peu le pays.

Il eut un instant d’hésitation, puis il secoua la tête.

— J’ai, dit-il, quelques lettres à écrire le plus tôt possible. Je compte passer la matinée chez moi pour m’acquitter de cette tâche.

Pendant toute la matinée, j’allai et je vins sur les hauteurs, et, comme vous le croirez sans peine, je n’eus l’esprit occupé que de cet étranger que le hasard avait jeté à notre porte.

Où avait-il appris ces manières, cet air de commandement, cet éclat hautain et menaçant du regard ?

Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d’un air si détaché, quelle étonnante existence que celle où elles avaient trouvé place ?

Il avait été bon pour nous, il avait usé d’un langage plein d’amabilités et malgré tout je n’arrivais pas à chasser entièrement la défiance que j’avais éprouvée à son égard.

Peut-être, après tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-être avais-je eu tort de l’introduire à West Inch.

Quand je rentrai, il avait l’air d’être né et d’avoir vécu dans la ferme.

Il était assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe le coin de la cheminée, et il avait le chat noir sur ses genoux.

Il tenait les bras étendus, et d’une main à l’autre allait un écheveau de laine à tricoter dont ma mère faisait un peloton.

La cousine Edie était assise tout près et, en voyant ses yeux, je m’aperçus qu’elle avait pleuré.

— Eh bien, Edie, lui dis-je, qu’est-ce qui vous chagrine ?

— Ah ! Mademoiselle a le cœur tendre, comme toutes les vraies et honnêtes femmes, dit-il. Je n’aurais pas cru que la chose pût l’émouvoir à ce point. Autrement, je n’en aurais point parlé. Je contais les souffrances de quelques troupes qui avaient à traverser pendant l’hiver les montagnes de la Guadarama, et dont je sais quelque chose. Il est bien étrange de voir le vent emporter des hommes par-dessus le bord des précipices, mais le sol était bien glissant, et il n’y avait rien à quoi ils pussent se retenir. Les compagnies entrecroisèrent leurs bras, et cela alla mieux de cette façon, mais la main d’un artilleur resta dans la mienne, comme je la prenais. Elle était gangrenée par le froid depuis trois jours.

Je restais à écouter bouche béante.

— Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n’avaient plus leur ardeur d’autrefois, ils avaient peine à résister. Et pourtant, s’ils restaient en arrière, les paysans les prenaient, les clouaient à la porte de leurs granges, les pieds en haut, et allumaient du feu sous leur tête. C’était pitié de voir ainsi périr ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus avancer, c’était intéressant de voir comment ils s’y prenaient : ils s’arrêtaient, faisaient leur prière, assis sur une vieille selle, ou sur leur havresac, ôtaient leurs bottes et leurs bas et appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils mettaient leur gros orteil sur la détente, et pouf ! c’était fini : plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh ! l’on a eu une rude besogne par là-bas sur ces montagnes de Guadarama.

— Et quelle armée, était-ce ? demandai-je.

— Oh ! j’ai été dans tant d’armées que je m’y embrouille quelquefois. Oui, j’ai beaucoup vu la guerre. À propos, j’ai vu vos Écossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je croyais d’après cela que tout le monde ici portait des… comment appelez-vous cela,… des jupons ?

— Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands.

— Ah ! dans les montagnes. Mais voici là-bas, dehors, un homme. Peut-être est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres à la poste, à ce qu’a dit votre père.

— Oui, c’est le garçon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je les lui donne ?

— Oui, il en prendrait plus de soin s’il les recevait de votre main.

Il les tira de sa poche et me les remit.

Je sortis aussitôt avec ces lettres et chemin faisant mes regards tombèrent sur l’adresse que portait l’une d’elles.

Il y avait en très grosse et très belle écriture.

« À sa Majesté

» Le Roi de Suède

» Stockholm »

Je ne savais pas beaucoup de français, assez toutefois pour comprendre cela.

Quel était donc cette sorte d’aigle qui était venu se poser dans notre humble petit nid ?