Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (1p. 132-149).

CHAPITRE VIII.


Dès-lors le capitaine Wentworth et Alice Elliot se trouvèrent journellement ensemble ; ils dînèrent d’abord chez M. Musgrove : la santé du petit Charles s’améliorait tous les jours, et ne pouvait plus servir de prétexte à sa tante pour se retirer de la société ; ce dîner fut suivi de beaucoup d’autres, et les rencontres étaient fréquentes. Leurs anciens sentimens, cette inclination jadis, réciproque et si vive et si tendre pouvait-elle être oubliée ? Non, du côté d’Alice, qui se rappelait alors jusqu’au moindre mot de Wentworth ; ces souvenirs, qu’elle s’était efforcé d’étouffer depuis le départ de Frederich, s’étaient réveillés à tel point qu’elle aurait pu répéter les propres paroles de Wentworth, dire le lieu, le jour, l’heure où elles avaient été prononcées. Le capitaine n’avait pas l’air de s’en souvenir ; souvent dans la conversation générale il lui arrivait de citer l’année de leur engagement, ou des circonstances, qui y avaient rapport, avec le ton et l’air d’une entière liberté d’esprit et de cœur, tandis que celui d’Alice battait bien fort lorsqu’elle entendait parler de l’époque où commença ou finit leur liaison.

C’est en l’an 6 que je me remis sur mer, disait-il la première fois qu’ils se trouvèrent ensemble ; c’est en l’an 6 que je vins dans ce pays ; c’est en l’an 6 que je pris la résolution de me faire tuer ou de m’enrichir, etc. Cet an 6, si bien gravé dans la mémoire d’Alice, ne paraissait pas l’être moins dans celle de Wentworth ; ils semblaient alors avoir une association d’idées et de souvenirs, mais non de sentimens ; Wentworth parlait de cette année, comme de toute autre, avec indifférence et gaîté ; Alice ne pouvait l’entendre nommer sans battemens de cœur et sans être obligée d’étouffer un soupir.

Ils n’avaient ensemble aucune conversation, aucune entrevue autres que celles que la civilité exige : autrefois tout l’un pour l’autre, actuellement rien. Elle se rappelait le temps où, même au milieu d’une société nombreuse, il leur eût été difficile de cesser de se parler : aujourd’hui, sans se rechercher, sans s’éviter, ils n’étaient pour eux-mêmes que l’objet d’une froide politesse. L’heureux ménage de l’amiral Croft et de sa Sophie, pouvait seul donner à Alice une idée du sentiment qui l’unissait naguère à Frederich ; même confiance, mêmes goûts, mêmes opinions, même attachement l’un pour l’autre, et se voir, se traiter comme des étrangers, et moins bien que des étrangers, car ils ne pouvaient se rapprocher, et voir s’établir entre eux les douces liaisons de l’amitié ! c’était un perpétuel contraste entre le passé et le présent, qui rendait pour Alice le présent bien douloureux.

Quand il parlait, elle entendait le même son de voix, elle retrouvait le même esprit si gai, si animé, si aimable. On était à Uppercross dans une ignorance totale en matière de marine et de navigation : il était sans cesse questionné, d’abord par la bonne mère, qui saisissait ce prétexte pour parler de son pauvre Richard, auquel elle n’avait jamais tant pensé ; puis par les deux jeunes filles, qui n’avaient d’yeux que pour le charmant capitaine, et qui, pour lui faire plaisir et attirer son attention, ne cessaient de lui demander des détails de la manière de vivre à bord d’un vaisseau, et témoignaient leur surprise en apprenant qu’on y vivait à-peu-près comme sur terre. Ces conversations donnaient lieu à mille plaisanteries qui rappelaient à la pauvre Alice l’heureux temps où elle était dans la même ignorance, faisait les mêmes questions, et obtenait cette douce réponse : « J’espère, chère Alice, vous faire convenir un jour qu’un vaisseau peut être une agréable demeure, et le séjour du bonheur. »

Qu’était devenu ce doux espoir ? Elle fut tirée de ses souvenirs par la bonne maman Musgrove, qui lui prit la main, et la serra dans les siennes : « Je vois, ma chère Alice, lui dit-elle, que vous pensez à mon pauvre Richard, qui vivait aussi sur un vaisseau ; si le ciel avait voulu l’épargner, il serait là à présent avec nous et le capitaine ; il nous raconterait ses voyages. Henriette, mon enfant, allez chercher l’almanach de la marine, nous verrons le nom du vaisseau où était votre pauvre frère. »

Henriette apporta ce livre, et s’assit à côté de sa sœur pour le feuilleter : le capitaine les intéressait beaucoup plus que leur frère Richard. « Comment s’appelait le premier bâtiment que vous avez commandé, capitaine ? n’était-ce pas l’Aspic ? Nous chercherons l’Aspic.

— Vous ne le trouverez pas, dit Wentworth ; il y a long-temps qu’il est mis en pièces ; je suis le dernier qui l’aie monté ; à peine pouvait-il faire encore le service pour un an ou deux ; on lui fit faire ses adieux à la mer par un voyage aux Indes occidentales, où j’eus l’honneur de conduire sa vieille carcasse à demi-pourrie.

— Qu’est-ce que vous dites là contre l’Aspic ? dit l’amiral : jeune homme, ce fut la meilleure et la plus belle frégate ; elle n’avait pas son égale, et quand, vous en avez obtenu le commandement, toute vieille qu’elle était, vingt officiers y prétendaient, et vous fûtes bien heureux d’être aussi jeune sur cette vieille carcasse !

— Je sentis tout mon bonheur, amiral, je vous assure ; dit le capitaine sérieusement ; j’étais aussi content qu’il est possible de l’être ; c’était une grande affaire pour moi dans ce temps-là ! je brûlais d’être employé, et de retourner sur mer.

— Je le comprends : qu’est-ce que fait un jeune homme sur terre ? rien de bon, à moins qu’il n’ait une femme, et il fallait avoir de l’argent avant de songer à se marier ; à présent que vous avez l’un, vous allez, j’espère, penser à l’autre : un homme sans femme, est, ma foi, comme un vaisseau sans gouvernail. »

Le capitaine parut avoir une nuance d’embarras ; il ne répondit pas, mais bientôt après il vint se placer entre Henriette et Louisa, et reprit toute sa gaîté.

« Mais, capitaine, lui dit Louisa, ne fûtes-vous pas bien contrarié quand vous prîtes le commandement de l’Aspic, de voir qu’on ne vous avait donné qu’un vieux bâtiment ?

— Je le connaissais déjà, dit-il en souriant, et malgré sa vétusté, je ne l’en aimais pas moins ; j’aurais fait le tour du monde avec cette chère frégate ; elle me portait bonheur : je n’ai pas eu deux jours d’orage pendant que je l’ai montée : nous avons fait ensemble d’assez bonnes captures. J’eus le bonheur, en revenant en Angleterre, de rencontrer une frégate française dont j’avais envie, et de la prendre ; je l’amenai à Plymouth, et là j’eus une autre chance heureuse : nous n’avions pas été six heures dans le port, qu’il s’éleva un vent assez fort, qui souffla quatre jours et quatre nuits, et qui aurait mis en poussière ma pauvre vieille Aspic, si nous avions été au large. Notre rencontre avec la grande nation ne l’avait pas améliorée ; vingt-quatre heures plus tard, et j’aurais été le brave capitaine Wentworth dans quelque coin d’un journal, perdu avec son équipage la frégate l’Aspic, et je serais en ce moment parfaitement oublié. »

Alice frémit intérieurement, et si on l’avait regardée on l’aurait bien sûrement vu pâlir ; mais les miss Musgrove, qui osaient exprimer leur effroi à cette idée, le firent si vivement et avec tant de chaleur, qu’elles seules attirèrent l’attention du capitaine.

« Je suppose que c’est alors, dit à voix basse mistriss Musgrove à miss Elliot, qu’il obtint la Laconia, et se trouva avec mon pauvre Richard. Charles, mon cher, dit-elle à son fils, demandez au capitaine où il a rencontré la première fois votre frère.

— À Gibraltar, répondit-il ; Dick y était resté malade, et il avait une lettre de recommandation de son premier capitaine pour sir Wentworth.

— Écoutez, Charles, reprit-elle tout bas, dites au capitaine de ne pas craindre de parler du pauvre Richard devant moi ; j’aurais du plaisir à m’entretenir de ce brave garçon ; un si bon ami ne m’en dira sûrement que du bien. »

Charles, qui en doutait, ne répondit que par un signe, et ne fit point cette invitation au capitaine. Les deux sœurs s’occupaient actuellement avec lui de la Laconia ; Wentworth, passionné de son état comme le sont tous les marins, était enchanté d’avoir l’occasion d’en parler. « Ah ! quel heureux temps, disait-il, j’ai passé sur la Laconia ! combien j’ai gagné d’argent avec elle ! Un de mes amis et moi, nous avons fait la plus charmante croisière vers les îles occidentales. Le pauvre Harville ! vous savez, ma sœur, qu’il avait encore plus besoin d’argent que moi, car il était marié. Excellent garçon ! jamais je ne l’oublierai. Il me quitta quand il eut gagné assez d’or, pour aller rejoindre sa femme et partager avec elle sa petite fortune. J’ai regretté de ne l’avoir pas avec moi l’été dernier sur la Méditerranée, où je fis une course des plus heureuses.

— Nous fûmes tous heureux, dit mistriss Musgrove, quand vous eûtes ce vaisseau : jamais, jamais nous n’oublierons ce temps là, et ce que nous vous devons. » Son attendrissement la faisait parler bas ; le capitaine Wentworth l’entendant à demi, et n’ayant pas Richard Musgrove présent à sa pensée, ne comprit rien à cette exclamation maternelle.

« C’est de mon frère, le pauvre Richard, dont maman veut parler, lui dit Louisa ; depuis que vous êtes ici elle y pense sans cesse.

— Pauvre cher garçon ! continua la mère en essuyant ses yeux ; il était devenu si sage ! il m’écrivait de si jolies choses depuis qu’il était sous vos ordres ! Ah ! qu’il eût été heureux, et nous aussi, s’il ne vous avait jamais quitté ! Un si bon exemple, un si bon ami, auraient produit sur lui un effet merveilleux. Quel malheur qu’il nous ait été enlevé ! »

Il y eut alors une impression momentanée sur la physionomie du capitaine, un certain regard échappé de ses yeux noirs, pleins d’esprit et de feu, un certain sourire qu’Alice avait souvent remarqué quand sir Walter ou la fière Elisabeth l’honoraient de leur dédain, et qui lui prouva que loin de partager les regrets de mistriss Musgrove sur son fils, il avait été charmé d’en être débarrassé. Mais ce fut un éclair ; il avait trop de vraie sensibilité pour ne pas respecter la tendresse maternelle, même lorsqu’elle est aveugle ; et, prenant un air d’intérêt, il vint s’asseoir à côté de mistriss Musgrove, et entama une conversation sur son fils, dans laquelle il évita de détruire l’opinion qu’elle avait de son pauvre Richard, dont il parla avec sa grâce et sa bonté naturelles.

Il était alors sur le même sopha qu’Alice, et seulement séparé d’elle par mistriss Musgrove, qui n’était pas, il est vrai, une mince barrière ; son embonpoint énorme, son gros visage réjoui, semblaient bien plus formés pour exprimer la joie et la bonne humeur que la tendresse et le sentiment : la forme élégante d’Alice, son expression intéressante et pensive, formaient un parfait contraste. Elle put cacher son trouble derrière la figure massive de la bonne maman, dont le capitaine écoutait les lamentations sur la destinée d’un fils dont jamais personne ne s’était soucié, avec une attention dont on dut lui savoir gré. Certainement il n’y a nulle proportion nécessaire entre le physique et le moral ; une grosse figure a tout autant de droits à une profonde affliction que la plus svelte et la plus gracieuse ; mais belle ou non, il y a des disparates contre lesquelles la raison veut en vain plaider, que le bon goût ne peut tolérer, et qui prêtent toujours au ridicule ; et mistriss Musgrove, riant constamment de tout, se réjouissant de tout, ne pensant pas plus au pauvre Dick que s’il n’avait jamais existé, et le pleurant tout-à-coup comme s’il était mort la veille, et qu’il eût été un sujet bien distingué, était bien du nombre.

Pendant ce temps-là, l’amiral se promenait du haut en bas du salon, les mains derrière le dos, suivant le cours de ses idées, et celui de quelque vaisseau ; il s’approcha du capitaine, et il interrompit son touchant entretien avec maman Musgrove. « Savez-vous, Frederich, lui dit-il, que si vous étiez arrivé à Lisbonne le printemps passé, seulement une semaine plus tard, la belle lady Mary Grieson et ses deux filles vous auraient demandé le passage sur votre bâtiment ?

— Vraiment ! je suis donc charmé de n’y avoir pas été une semaine plus tard.

— Comment ! reprit l’amiral, que dites-vous là ? Quelle opinion allez-vous donner à ces dames de la galanterie d’un marin ? »

Wentworth s’excusa comme il put, mais persista à déclarer qu’il n’admettrait jamais volontairement des femmes à bord d’un vaisseau sous ses ordres : « Ce n’est point, ajouta-t-il, par manque de galanterie ; au contraire, c’est qu’il me semble impossible, malgré tout ce que peut faire un capitaine de vaisseau, de procurer à des femmes toutes les commodités auxquelles elles sont accoutumées et auxquelles elles ont des droits ; je souffrirais des privations auxquelles elles seraient exposées, et qui ne sont rien pour nous autres hommes. Je déteste donc d’avoir des femmes à bord de mon vaisseau, et si je le puis, je n’en aurai jamais.

— Allons donc, Frederich, lui dit son aimable sœur, vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites là ; vous savez très-bien que des femmes, lorsque ce ne sont pas des petites-maîtresses aux nerfs délicats, peuvent être aussi à leur aise sur un vaisseau que dans la meilleure maison. Je crois que j’ai été sur mer plus qu’aucune femme ; je dois savoir ce qui en est, et je déclare que je ne connais rien sur terre qui soit supérieur aux raffinemens, aux commodités que l’on peut trouver sur un vaisseau de guerre. J’assure que nulle part, même à Kellinch-Hall (dit-elle en s’inclinant avec un sourire vers Alice), je n’ai été mieux à tous égards que sur les vaisseaux que j’ai montés ; j’ai été sur cinq bâtimens, et partout je me suis trouvée également bien. »

Alice pensait en ce moment combien de fois Wentworth lui avait dit le contraire de ce qu’il pensait aujourd’hui, en lui donnant sa sœur pour exemple, et répétant qu’il espérait qu’elle l’aimerait assez pour le suivre sur mer. Elle garda le silence.

« Ce n’était pas le vaisseau qui vous plaisait, reprit son frère, c’était d’y être avec votre mari ; avec lui, rien ne vous manque ; d’ailleurs, mistriss Croft, vous étiez la seule femme à bord. Un capitaine peut avoir son épouse, si elle l’aime assez pour le suivre et tout supporter avec lui ; mais il y en a peu comme vous, chère Sophie.

— Je me rappelle pourtant, dit mistriss Croft, que vous avez une fois amené de Portsmouth à Plimouth, sur votre bord, madame Harville, sa sœur, sa cousine et trois enfans ; était-ce par cet esprit de galanterie exquise qui vous empêche d’avoir des femmes ?

— Non, mais c’était de l’amitié et le désir de rendre service à l’épouse d’un ami, d’un camarade ; j’aurais amené du bout du monde et mon cher Harville, et ce qui pouvait lui plaire. Vous n’imaginez pas sans doute que pour moi ce fût sans inconvénient ; un tel nombre de femmes et d’enfans encombrent le tillac ; on craint pour eux ce qu’on ne craint pas pour soi-même : non, point de femmes sur un vaisseau, que celle qui ne craint pas d’y être seule de son sexe, et de partager les dangers de son mari, et, je le répète, il n’y en a pas beaucoup qui vous ressemblent.

— Je n’aime point à vous entendre parler ainsi, Frederich : vous croyez que toutes les femmes sont des êtres frivoles, pusillanimes, et non des créatures raisonnables et courageuses.

— Laissez-le dire, Sophie, reprit l’amiral ; quand il sera marié, il changera de gamme. Si nous avons le bonheur d’avoir bientôt la guerre, il fera comme moi et quelques autres avons fait, il ne voudra point se séparer de sa chère moitié, ni elle de lui ; madame Frederich Wentworth montera, ainsi que vous, à bord d’un vaisseau, et monsieur le capitaine sera enchanté d’avoir une femme près de lui.

— Je suis battu, dit Frederich en se levant. Quand un homme marié me dit : Vous ferez ainsi quand vous serez époux, je puis seulement dire : Je ne le crois pas ; il faut passer par-là pour savoir ce qu’il en est. »

Alice, suivant sa coutume, étouffa un soupir, et ne dit rien.

« Quelle voyageuse vous êtes ! dit madame Musgrove à madame Croft. — Dans les quinze premières années de mon mariage, j’ai croisé quatre fois la mer Atlantique ; j’ai été une fois aux Indes orientales, et de plus j’ai séjourné dans différens ports, à Cork, à Lisbonne, à Gibraltar, mais je n’ai jamais été dans les Indes occidentales ; car nous n’appelons pas, vous le savez, les îles Bermudes et Bahama les Indes occidentales ? »

Madame Musgrove n’eut pas le mot à dire ; elle ne connaissait aucun de ces pays, et ne pouvait s’accuser d’avoir jamais estropié leurs noms.

« Je puis vous assurer, madame, poursuivit madame Croft, que rien ne peut surpasser le bien-être et les agrémens d’un vaisseau de guerre pour la femme du commandant : il est vrai que sur une frégate on est plus gêné, plus resserré, les cabines sont plus petites, quoique toute femme raisonnable puisse s’y trouver très-bien. Je puis affirmer, avec vérité, que les plus heureuses années de ma vie sont celles que j’ai passées sur une frégate. Grâce à Dieu, j’ai toujours joui sur mer d’une parfaite santé, et aucun climat ne m’a été contraire ; j’ai été atteinte du mal de mer le premier jour, mais après cela ma santé a été parfaite. Le seul temps où j’ai cru n’être pas bien, où j’ai connu la cruelle inquiétude du danger, est l’hiver que j’ai passé seule à Déal, quand l’amiral, alors capitaine Croft, était dans les mers du Nord ; il n’avait pas voulu me prendre avec lui. J’ai vécu quelques mois dans une crainte perpétuelle : tous les malheurs se présentaient à mon imagination ; je ne savais que devenir, ni quand je pourrais avoir de ses nouvelles. Je lui fis bien promettre à son retour de ne pas aller sur mer sans moi ; quand nous sommes ensemble, aucun mal ne peut m’atteindre. »

Voilà comme j’aurais été, pensait la pauvre Alice, voilà comme je serais encore ; mais… elle ne put s’empêcher de secouer tristement la tête ; personne ne faisait attention à elle ; on ne la vit pas.

« Je suis tout-à-fait de votre opinion, ma chère madame Croft, disait madame Musgrove ; rien n’est triste comme les séparations ; je sais ce que c’est. M. Musgrove va toujours aux assises à quelques milles d’ici ; c’est un triste temps, je vous assure ; je suis toujours charmée quand il est passé, et que je vois mon mari de retour sain et sauf. »

La soirée finit, comme à l’ordinaire, par la danse. Alice offrit ses services, qui furent acceptés ; quelquefois ses yeux étaient pleins de larmes ; elle était charmée d’être occupée machinalement, pour n’être pas observée.

La jeunesse était dans une grande gaîté, et le capitaine Wentworth très-animé ; tout était calculé pour l’électriser ; attention générale, égards, déférence, on ne pensait qu’à lui, et c’était, parmi les jeunes personnes, à qui lui ferait le plus d’avances. Les miss Hayter, ces cousines dont nous avons parlé, étaient admises à l’honneur de chercher à plaire au capitaine ; Henriette et Louisa en étaient si complètement occupées, qu’il ne fallait pas moins que leur parfaite union pour prévenir une rivalité décidée : était-il étonnant qu’étant aussi prévenu, flatté, admiré, la vanité ne s’emparât pas du beau capitaine ?

Celle qui l’aimait et l’admirait le plus sincèrement, ne le lui témoignait pas ; ses doigts frappaient toujours les touches du clavecin sans qu’elle s’en occupât le moins du monde, sans qu’elle entendît même les sons qu’elle produisait machinalement. Une fois elle devina plus tôt qu’elle ne vit qu’il la regardait : Ah ! pensa-t-elle, il cherche sans doute s’il retrouvera quelque trace de ce qui le charmait autrefois. Dans un autre moment, elle comprit qu’il avait parlé d’elle par la réponse de son interlocuteur. Il avait sans doute demandé si miss Elliot ne dansait jamais ? Non, jamais, lui répliqua Louisa ; elle a tout-à-fait quitté la danse, mais elle joue à ravir, et n’en est jamais fatiguée. Enfin, il lui parla à elle-même pour la première fois. La danse étant finie, elle avait quitté l’instrument ; il s’approcha, et s’assit pour essayer un air que les matelots chantent, et dont il voulait donner une idée aux miss Musgrove ; Alice, qui désirait l’entendre et le retenir, revint auprès du clavecin ; dès qu’il l’aperçut, il se leva, et lui dit avec une politesse étudiée : Mille pardons, miss, voilà votre place. Elle se retira pour lui faire comprendre qu’elle ne désirait pas la reprendre ; elle eût voulu le prier de continuer, mais elle ne put dire un mot ; il s’éloigna. Alice fut bien aise de s’asseoir ; elle tremblait, elle était agitée, et ne désirait plus ni les regards ni les paroles de Frederich ; sa froide politesse, son air cérémonial et glacé étaient déjà trop pour son cœur.


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