Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (1p. 168-188).

CHAPITRE X.


Un matin, Charles Musgrove et le capitaine Wentworth étaient à la chasse, et les deux sœurs du cottage travaillaient tranquillement ; les miss Musgrove vinrent frapper contre la fenêtre du salon ; c’était un beau jour de novembre, et elles allaient, dirent-elles, faire une grande promenade ; elles venaient savoir, en passant, si miss Alice voulait en être ; quant à Maria, elles savaient qu’elle redoutait la fatigue, et ne lui proposèrent pas de les accompagner ; mais cela suffisait pour qu’elle en eût envie.

« Pourquoi donc pensez-vous, dit-elle avec aigreur, que je n’aime pas les longues promenades ? c’est ma folie, et je suis tout aussi bonne marcheuse que vous ; ainsi je vous déclare que je veux aller avec vous. »

Alice fut convaincue par un coup d’œil, ainsi qu’Henriette et Louisa, que c’était précisément ce dont elle n’avait nulle envie. Leur belle-sœur était maussade, et surtout contrariante ; à la promenade, courant quand on voulait se reposer, se reposant quand on voulait courir, préférant toujours la route opposée à celle qu’on voulait suivre ; se plaignant du soleil, des nuages, du chaud, du froid, des chemins, enfin insupportable. Alice fit en vain ce qu’elle put pour la dissuader de sortir, lui offrant de rester avec elle ; mais Maria ne l’écouta point, et voulut qu’elle vînt aussi : Ces étourdies, lui dit-elle, courent toujours en avant, et vous serez avec moi. » Elles se disposèrent donc à partir, Alice ne pouvant empêcher cette espèce de nécessité, suite des habitudes de famille, de ne rien faire sans le communiquer aux autres, qu’on le désire ou non. « Je ne puis deviner, disait Maria, ce qui peut faire penser à mes belles-sœurs que la promenade me fatigue ; j’ai deux ou trois ans de plus qu’elles, mais je marche aussi légèrement : ces étourdies auraient été très-mécontentes si j’étais restée ici. Peut-on refuser quand on vient vous chercher ? Il faut toujours faire ce que ces dames ont dans la tête. »

Au moment où elles allaient partir, les deux chasseurs revinrent ; ils ramenaient un jeune chien qui troublait leur chasse, et pensaient à la continuer ; mais les jeunes dames leur proposèrent la promenade, et insistèrent tellement qu’ils se laissèrent gagner. « Venez, donc, dit la vive Louisa en passant son bras sur celui du capitaine ; nous valons bien un lièvre, et nous vous ferons moins courir. » Si Alice avait prévu cette jonction, elle aurait refusé d’être de la partie, mais un peu par intérêt, un peu par curiosité, elle pensa qu’elle ne devait pas se rétracter, et ils partirent tous les six. Les jeunes Musgrove choisirent la promenade ; Maria en proposa une autre ; mais Louisa et Wentworth avaient pris les devans ; il fallut bien les suivre. Maria s’empara du bras de son mari, Henriette de celui d’Alice : il était facile de voir qu’elle brûlait de rejoindre Louisa et le capitaine. Alice, qui n’aimait à gêner personne, profita de l’occasion que lui offrit un sentier étroit où on ne pouvait aller deux de front pour se séparer d’Henriette, et rester en arrière avec son beau-frère et sa sœur.

Cette promenade n’était pas sans plaisir pour elle : elle aimait à prendre de l’exercice et à faire à pied de longues courses ; le temps était délicieux, un beau jour d’automne brillant encore, mais sans trop de chaleur ; le soleil semblait prendre congé avec un doux sourire de la belle nature ; ses rayons se montraient sur les feuilles jaunies et au travers des haies éclaircies ; Alice se rappelait quelques-unes des descriptions poétiques de l’automne, de cette saison qui sans doute exerce une particulière influence sur le génie, le goût et la sensibilité, et qui mieux, peut-être, que le printemps, a inspiré à chaque poète célèbre des descriptions charmantes, où respire une douce mélancolie. On se rapprocha les uns des autres ; involontairement elle écouta la conversation du capitaine et des deux sœurs, et n’entendit rien de remarquable ; c’était le langage de jeunes gens qui cherchent mutuellement à se plaire, et qui sont bien aises d’être ensemble. Wentworth était ce jour-là beaucoup plus occupé de Louisa que d’Henriette, et certainement elle se donnait, plus de peine que sa sœur pour attirer ses attentions. Henriette paraissait assez sérieuse, et Louisa très-folle ; mais, contre son ordinaire, elle mêlait à sa gaîté une nuance de sentiment : elle dit quelque chose qui frappa Alice.

Après un éloge de la beauté de ce jour, le capitaine ajouta : « C’est un temps fait exprès pour l’amiral et Sophie : ils avaient le projet de faire une longue course ce matin, et peut-être vont-ils nous héler d’une de ces collines ; ils ont le projet de venir de ce côté ; peut-être les trouverons-nous dans quelque fossé : cela leur arrive souvent, je vous assure ; mais ma sœur dit que cela ne lui fait rien, et qu’il lui est égal de verser ou non, pourvu que ce soit avec l’amiral.

— Je n’en suis pas surprise, dit Louisa : à sa place, je penserais de même, si j’aimais quelqu’un comme elle aime l’amiral : je voudrais être toujours avec lui ; rien ne pourrait m’en séparer, et je préférerais être renversée par lui, plutôt que d’être conduite prudemment par un autre. » Cela fut prononcé avec chaleur et enthousiasme.

« Vraiment ? s’écria Wentworth sur le même ton ; eh bien, chère Louisa, je vous honore de penser ainsi. » Ils gardèrent tous deux le silence pendant quelques instans.

Alice aussi était rêveuse : les douces scènes de l’automne avaient disparu à ses yeux, qui, malgré elle, se remplissaient de larmes. La légère, l’insouciante Louisa venait d’exprimer ce qu’elle avait senti mille fois, ce qu’elle aurait pu éprouver encore. À quelles misérables considérations avait-elle sacrifié toutes ses espérances de félicité, et l’amour de celui qu’elle voyait près de s’attacher pour jamais à un objet qui bien certainement n’aurait pas, comme elle, la folie de refuser son bonheur ! Craignant de se laisser aller à ses tristes pensées et de n’être plus la maîtresse de cacher l’impression douloureuse qu’elle ressentait, elle s’efforça de sortir de sa rêverie, et, levant les yeux, elle demanda si l’on n’était pas sur la route de Winthrop, la ferme des Hayter ? Personne n’eut l’air de l’entendre.

Alice ne se trompait pas ; on parcourait les environs de Winthrop : après avoir fait un demi-mille en montant graduellement de vastes enclos où plusieurs charrues traçaient des sillons, où tout annonçait la proximité d’une ferme, où plus rien ne rappelait le désordre pittoresque de la nature, la compagnie arriva au sommet de la plus haute des collines qui séparaient Uppercross de Winthrop, situé au pied de la colline de l’autre côté. La maison, sans ornement, sans régularité, était basse et entourée de granges, d’étables, de tous les bâtimens d’une cour de ferme.

Maria s’écria : « Que le ciel me bénisse ! c’est cet horrible Winthrop ; je n’avais aucune idée que nous en fussions aussi près ; eh bien ! actuellement nous n’irons pas plus loin, je pense ; il faut retourner au cottage ; je suis excessivement fatiguée. »

Henriette, pensive, troublée, mécontente d’elle-même, ne voyant pas son cousin George accourir au-devant d’elle, reconnaissant les torts qu’elle avait avec lui, était de l’avis de sa belle-sœur ; mais ce ne fut pas celui de Charles, ni de Louisa : « Non, s’écria Charles, c’est impossible ! — Non, non, » dit Louisa vivement ; et prenant sa sœur à part, elle lui parla bas avec véhémence. Pendant ce temps, Charles déclarait sa résolution d’aller faire une visite à sa tante Hayter, puisqu’ils en étaient aussi près, et tâchait d’engager sa femme à remplir aussi ce devoir. Alice se joignit à lui pour persuader Maria, mais ce fut en vain ; elle montra sur ce point l’obstination la plus décidée ; et quand il lui dit que puisqu’elle était fatiguée, elle se reposerait un quart-d’heure à Winthrop, elle répondit avec le ton le plus tranchant : « Non certainement, je n’irai pas m’enfermer, et étouffer dans une de ces vilaines chambres basses que je déteste ! Vous pouvez y aller si vous voulez ; quant à moi, je me reposerai beaucoup mieux et plus agréablement sur cette colline. »

Après quelques débats, quelques consultations, il fut arrêté, entre le frère et les deux sœurs, que Charles et Henriette iraient à la ferme pour voir leur tante et leurs cousines, et que les autres les attendraient sur la colline. Henriette hésitait encore ; Maria la persécutait pour qu’elle restât ; Louisa, au contraire, la pressait vivement d’aller chez George ; elle y mit tant de chaleur, et Charles aussi, qu’elle y consentit enfin. Louisa les accompagna jusqu’à la moitié de la colline, parlant toujours bas à Henriette, qui l’écoutait en silence. Alice, le capitaine et Maria restèrent à l’attendre : pendant que Wentworth suivait des yeux les deux sœurs sur le sentier tournant de la colline, Maria lui disait : « N’est-il pas bien désagréable pour moi, capitaine, d’avoir de telles relations ? mais je vous assure que je n’ai pas été là deux fois en ma vie, et que je n’ai nulle envie d’y retourner. »

Elle ne reçut d’autre réponse qu’un sourire et un regard mêlés d’ironie et de mépris, dont Alice connaissait parfaitement la signification. Le sommet de cette colline était une place délicieuse ombragée d’arbrisseaux. Louisa revint ; Maria, qui ne pensait jamais qu’à elle, s’empara d’un siège commode sur un tronc d’arbre, déclara qu’elle était à merveille, et parut très-contente tant qu’on resta autour d’elle ; mais quand Louisa proposa au capitaine de cueillir des noisettes le long d’une haie, quand ils s’éloignèrent encore plus, et qu’elle les eut perdu de vue, l’ennui s’empara d’elle ; elle chercha querelle à son siège, dit qu’elle était sûre que Louisa en avait trouvé un meilleur, et rien ne put l’empêcher de courir pour les rejoindre : elle suivit le sentier qu’ils avaient pris, elle tourna de tous côtés, et ne put les découvrir. Alice, qui n’avait nulle envie de troubler leur tête-à-tête, laissa marcher sa sœur, et s’assit sur un petit tertre de gazon ombragé par une haie vive. Maria revint, et se plaignit avec aigreur de l’impolitesse du capitaine et de Louisa. Après être restée un moment près d’Alice, elle se leva encore, en disant qu’elle était décidée à les trouver et à les gronder. Alice, qui était vraiment fatiguée, fut charmée de se reposer, et ne quitta pas sa place. Peu de momens après, elle entendit derrière elle, de l’autre côté de la haie, le capitaine et Louisa qui parlaient ensemble. La voix de Louisa frappa d’abord son oreille : elle causait d’un ton très-animé ; quand ils furent près de l’endroit où Alice était assise sans pouvoir être vue, elle les entendit distinctement ; ils s’assirent à peu de distance d’elle, en lui tournant le dos. Louisa continua ainsi la conversation :

« Et je l’ai enfin engagée à y aller, en dépit des observations ridicules de Maria. Dois-je être détournée de conseiller une chose juste par les airs et l’opinion d’une telle personne ? Non, non ; quand j’ai quelque chose dans l’esprit ou dans le cœur, rien ne peut me faire changer. Henriette était décidée à se rendre à Winthrop ce matin ; c’était le but de la promenade que nous voulions faire seules ; Maria a pris fantaisie de nous suivre, et j’ai vu le moment où ma sœur aurait eu la faiblesse de céder à son caprice, et de fuir cette maison où l’appelait une affaire vraiment sérieuse.

— En effet, dit Wentworth, je crois que sans vous elle n’y serait pas allée.

— Sûrement, et j’en suis honteuse pour elle.

— Heureusement pour votre sœur, vous avez eu assez de fermeté, et je vous en félicite. Après ce que vous m’avez fait entendre et ce que mes propres observations ont confirmé, je n’affecterai point d’ignorer ce qu’il m’a été si facile de voir. Le malheur ou le bonheur de sa vie entière et de celui qui l’intéresse, exigeaient cette démarche ; et quand il s’agit de choses d’une telle conséquence, quand on se trouve placé dans des circonstances qui demandent du courage, de la fermeté, de la force d’esprit, on ne doit pas céder aussi facilement à l’opinion d’autrui, à des considérations puériles, et à des influences étrangères. Votre sœur est une aimable et douce créature ; mais je vois avec plaisir que votre caractère est plus ferme et plus décidé ; si vous attachez à son bonheur et à sa conduite le prix qu’elle mérite, tâchez de lui inspirer, autant qu’il vous sera possible, cette noble fermeté : c’est le plus grand des malheurs, qu’un caractère indécis et faible, qui cède à toutes les influences ; on n’est jamais sûr de rien avec de telles personnes ; aucune impression, aucun sentiment ne peuvent être durables : on vous aime aujourd’hui, on vous jure une constance éternelle ; demain quelque ami prétendu vous persuadera que c’est une folie, et vous céderez sans résistance à son opinion. Non, non, il n’y a que la fermeté qui puisse assurer le bonheur. » Et cueillant, sans se déranger, une très-belle noisette à une branche sous laquelle ils étaient placés, il la montra à Louisa, en lui disant : Voyez cette noisette, douée par la nature d’une force originelle ; elle a résisté aux orages de l’automne ; pas un point sur sa belle écorce, pas un endroit faible et endommagé ; elle a conservé, grâce à sa fermeté, toute sa fraîcheur, toute sa beauté, tandis que la plupart de ses sœurs sont tombées, sèchent sans utilité sur le gazon, ou sont brisées sous les pieds des passans. » Il dit cela avec un ton mêlé d’enthousiasme et de plaisanterie qui avait quelque chose de charmant, mais qui n’en perça pas moins le cœur de la pauvre Alice ; elle ne sentait que trop l’application de ces paroles, et se comparaît à la pauvre noisette tombée et foulée aux pieds.

Wentworth continua d’un ton plus sérieux : « Mon premier vœu, dit-il, pour tous ceux qui m’intéressent, c’est qu’ils aient de la fermeté. Si vous voulez, Louisa, être belle encore et heureuse dans l’été, dans l’automne de votre vie, vous devez chérir et conserver toute votre fermeté actuelle, tout votre empire sur vous-même. »

Il se tut. Louisa ne répondit rien ; Alice s’attendait à son silence ; elle aurait été surprise qu’elle eût à l’instant une réponse prête pour une telle question, faite avec autant d’esprit que de sentiment. Elle ne pouvait que trop comprendre ceux de cette jeune fille, et ne doutait pas qu’elle ne s’attachât fortement à l’homme aimable et sensible qui lui tenait des propos si flatteurs. Quant à elle-même, elle retenait sa respiration, de peur d’être entendue. Louisa prit enfin la parole : « Henriette, dit-elle, est en effet d’un caractère assez faible, et se laisse dominer par ma belle-sœur, qui méprise les Hayter, parce qu’ils ne sont pas très-riches, et vivent en simples campagnards. Maria me contrarie sans cesse, par sa déraison et son orgueil ; l’orgueil Elliot : (vous savez que ce mot a passé en proverbe dans ce comté) ; elle tient un peu trop de cette famille sottement orgueilleuse ; Alice seule peut être exceptée. Nous désirions tous que Charles épousât plutôt Alice ; je suppose que vous savez qu’il l’a demandée ? »

Après une pause, le capitaine dit :

« Est-ce qu’elle l’a refusé ?

— Oh oui, certainement !

— Quand est-ce que cela est arrivé ?

— Je ne le sais pas précisément ; Henriette et moi nous étions alors dans un pensionnat, mais je crois que c’était une année avant qu’il épousât Maria. Combien je voudrais qu’elle l’eût accepté ! si aimable ! si bonne ! oh ! nous l’aurions beaucoup mieux aimé, et Charles serait bien plus heureux. Papa et maman ont toujours pensé que sa plus intime amie, lady Russel, l’a engagée à refuser mon frère. Charles n’était pas assez savant, assez aimable pour plaire à lady Russel ; Alice ne voit que par ses yeux ; sans cela elle eût épousé Charles, et je suis bien fâchée que ce mariage n’ait pas eu lieu.

— J’en conclus que miss Elliot est aussi sans caractère, » dit Wentworth.

Ils s’étaient levés, et continuèrent leur route ; Alice n’entendit plus rien ; il lui parut que le capitaine ne parlait plus. Son émotion la fixa quelque temps à la même place ; il lui fallut un grand effort pour se remettre avant de pouvoir se lever. Le proverbe des écouteurs n’était pas précisément ce qui lui était arrivé ; elle n’avait pas entendu dire de mal d’elle, mais elle avait entendu quelle opinion son refus et la faiblesse de son caractère avaient donné d’elle à Wentworth. Elle savait quelle impression pénible ils avaient produit. Le mélange de dépit et de curiosité qu’il avait témoigné en parlant d’elle était bien fait pour l’agiter. Aussitôt qu’il lui fut possible, elle alla rejoindre Maria ; et, l’ayant trouvée, elles revinrent ensemble à leur première station, près de la barrière. Elle était impatiente que tout le monde fût réuni et en chemin pour revenir à la maison ; elle avait besoin de solitude et de silence.

Le capitaine et Louisa furent les premiers ; Charles et Henriette ne tardèrent pas à revenir aussi, amenant avec eux George Hayter. Louisa fut en souriant au-devant d’eux ; Alice ne put rien entendre de ce qu’ils se dirent. Le capitaine ne fut pas non plus admis dans la confidence ; mais il était certain qu’une explication avait eu lieu entre le cousin et la cousine, et que le nuage qui les séparait était dissipé ; ils avaient l’air charmés d’être ensemble ; la réconciliation paraissait évidente. Henriette, qui avait l’air d’être un peu confuse, était au fond très-contente : le jeune révérend ne se possédait pas de joie : ces deux amans furent entièrement dévoués l’un à l’autre depuis leur réunion jusqu’à Uppercross.

Actuellement tout semblait être en faveur de Louisa. Wentworth était aussi assidu près d’elle que George Hayter près d’Henriette ; il ne la quitta pas un instant pendant le reste de la promenade : lorsque le sentier devenait trop étroit, il se penchait plus près d’elle, et ni l’un ni l’autre ne se plaignait d’être gêné dans sa marche. Insensiblement la société fut divisée en trois parties assez distantes pour ne pas s’entendre mutuellement ; Alice, comme on le comprend, appartenait à la moins animée en apparence, car son cœur était pour le moins aussi agité que celui de ses compagnes. Elle était avec Charles et Maria, et assez fatiguée pour accepter avec plaisir le bras de son beau-frère ; il était de très-bonne humeur pour elle et de très-mauvaise pour sa femme, qui l’avait désobligé en refusant de faire une visite à Winthrop ; il le lui témoignait en retirant à chaque instant le bras sur lequel elle s’appuyait pour couper avec son fouet la tête des orties au bord des haies, et quand Maria s’en plaignait et se lamentait d’être du côté de la haie, Charles rejetait les bras de ses deux compagnes pour courir après une belette, pour regarder un écureuil qui grimpait sur un arbre, puis il revenait en courant prendre le bras de sa belle-sœur, en lui faisant des excuses, pendant que Maria passait rudement le sien sous celui de son mari, en le grondant du peu d’égards qu’il avait pour elle.

La prairie où ils étaient bordait un chemin de char, où depuis quelques momens on entendait rouler quelque chose que la hauteur de la haie empêchait de voir ; quand ils arrivèrent à la barrière, ils virent le phaëton de l’amiral : M. et M.e Croft avaient fait leur promenade projetée, et retournaient à Kellinch-Hall : ils s’arrêtèrent, et lorsqu’ils surent quelle course les piétons venaient de faire, ils offrirent obligeamment de prendre avec eux celle des dames qui serait la plus fatiguée ; ils pouvaient lui épargner plus d’un mille, et devaient traverser Uppercross. Leur invitation fut refusée ; les jeunes demoiselles, qui préféraient le bras de leurs amans, n’étaient pas lasses ; Maria se trouvait offensée que la proposition ne lui eût pas été adressée particulièrement : Moi, femme mariée, et d’une santé si délicate ! pensait-elle avec son égoïsme ordinaire : Et pourtant, ce que Louisa appelait l’orgueil Elliot ne s’arrangeait pas d’être en troisième dans un petit phaëton attelé d’un seul cheval. Alice y serait entrée volontiers, mais elle ne voulut pas quitter sa sœur, qu’elle voyait prête à prendre un de ses accès nerveux. Ils traversèrent donc tous le petit chemin, et passèrent la barrière du côté opposé.

L’amiral avait le fouet en l’air pour faire partir son cheval, quand le capitaine Wentworth sauta par-dessus la haie pour parler à sa sœur, et ce qu’il lui dit fut compris par ce qui suivit. « Miss Elliot, cria M.{e}} Croft immédiatement, je suis sûre que vous êtes très-fatiguée ; procurez-nous le plaisir de vous ramener chez vous, je vous en conjure. Tenez, dit-elle en se serrant contre son mari, vous voyez qu’il y a là une excellente place ; si nous étions aussi minces que vous, il y en aurait deux ; mais profitez de celle-ci ; venez, venez, je vous en prie ; je le veux absolument. »

Alice était encore dans le chemin ; elle remercia ; mais cette fois les Croft ne tinrent pas compte de son refus ; l’amiral se joignit à sa femme ; tous deux lui dirent qu’ils exigeaient qu’elle montât dans le phaëton, et qu’ils croiraient qu’elle méprisait leur modeste équipage si elle ne se rendait à leurs instances. Ainsi pressée, elle se crut obligée de céder ; à peine eut-elle consenti, que, sans dire un mot, le capitaine Wentworth s’approcha d’elle, lui prit respectueusement la main, et l’aida à monter dans le phaëton.

Oui, c’était lui, c’était Frederich, et presque son Frederich d’autrefois ! Elle sentait encore la pression de cette main toujours chérie ; oui, c’est cette main, c’est sa volonté qui l’a placée là : il a remarqué qu’elle était fatiguée, il a donc fait quelque attention à elle, lorsqu’elle le croyait uniquement occupé de Louisa, et il a voulu qu’elle se reposât doucement à côté de sa sœur. Elle fut tendrement touchée de cette disposition en sa faveur, et surtout très-inattendue. Cette circonstance lui expliquait bien des choses ; elle comprit ce qui se passait dans l’âme de Wentworth : il ne pouvait lui pardonner, mais il n’avait pas oublié combien il l’avait aimée ; il condamnait la faiblesse qu’elle avait eue de l’abandonner, il en conservait même un injuste ressentiment ; il ne l’aimait plus d’amour, puisqu’il semblait vouloir s’attacher à une autre femme, mais il ne pouvait la voir souffrir sans venir à son secours. Ce qu’elle avait cru remarquer quand il la dégagea des bras du petit Walter, il venait de lui confirmer ; c’était un reste de ses premiers sentimens, une impulsion de pure amitié ; c’était une nouvelle preuve de la bonté de son cœur, de cet aimable caractère qui l’avait si fortement attachée à lui, et qui lui causait une émotion si douce et si douloureuse à-la-fois, qu’elle n’aurait pu dire lequel l’emportait du plaisir ou de la peine.

Ses premières réponses aux civilités de M. et de M.e Croft furent prononcées presque au hasard, et les gestes firent à-peu-près les frais de la conversation. Ils avaient fait la moitié de la route sans qu’elle eût pu dire de quoi parlaient ses compagnons. Lorsqu’elle sortit de sa rêverie, elle s’aperçut que le même objet les occupait tous trois ; ils parlaient de Frederich. « Certainement, Sophie, disait l’amiral, il pense à vous donner une de ces jeunes filles pour belle-sœur ; laquelle lui conseillez-vous, miss Elliot ? et vous, Sophie, y en a-t-il une que vous préféreriez ?

— Ce sont de bonnes filles, » dit M.e Croft d’un ton très-calme.

Miss Elliot comprit, par cette réponse, qu’elle ne les trouvait pas très-aimables, et qu’elle pensait que son frère devait trouver mieux : elle ajouta : « C’est une famille très-respectable ; on ne peut être allié à de meilleures gens… Mon cher amiral, prenez garde à ce poteau, nous allons verser ; prenez garde. »

L’amiral lui remit froidement les rênes ; elle s’en servit adroitement pour éviter de tomber dans une ornière. Alice sourit de leur manière de cheminer, qu’elle s’imagina être le modèle de leur vie. L’amiral avait l’air d’abord de conduire, mais au moindre embarras il se laissait guider par sa femme, et s’en trouvait bien. Ils la déposèrent heureusement au cottage. Miss Alice les remercia, et rentra très-agitée. Frederich s’était occupé d’elle ; cette circonstance lui donna beaucoup à penser, et plus encore à sentir.



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