La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Purgatoire/Chant IX

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 156-160).


CHANT NEUVIÈME


La concubine de l’antique Titon [1], sortant des bras de son doux ami [2], blanchissait déjà le faite de l’Orient, son front resplendissait de gemmes [3] disposées selon la forme du froid animal qui avec sa queue frappe l’homme, et la nuit en montant avait, au lieu où nous étions, déjà fait deux pas, et, pour achever le troisième, elle abaissait ses ailes [4], lorsque moi, qui avais encore ce que je tenais d’Adam [5], vaincu par le sommeil, je m’inclinai sur l’herbe où tous cinq nous étions assis.

A l’heure où, près du matin, l’hirondelle commence ses tristes lais, peut-être au souvenir de ses premières plaintes [6], et où l’âme plus loin de la chair voyage, et moins entravée par le penser, dans ses visions est presque divine, en songe il me semblait voir un aigle suspendu dans le ciel avec des pennes d’or, les ailes déployées, et se préparant à descendre ; et il me paraissait être là où Ganymède abandonna les siens [7] quand il fut ravi au suprême consistoire. Et moi je pensais : Peut-être d’habitude giboie-t-il ici, et d’un autre lieu dédaigne-t-il d’enlever sa proie dans ses serres. Puis il me semblait qu’après avoir décrit quelques cercles, terribles comme le foudre il descendait, et me ravissait en haut jusqu’au feu. Là je me figurais que lui et moi brûlions, et si cuisante était l’ardeur imaginée, qu’il fallut que le sommeil se rompit.

Comme Achille à soi revint, portant tout autour ses yeux réveillés, et ne sachant où il était, lorsque, endormi dans les bras de Chiron, sa mère le fit transporter à Scyros, d’où ensuite les Grecs l’emmenèrent, ainsi revins-je à moi, lorsque de ma face s’enfuit le sommeil, et je devins pâle comme l’homme glacé de peur.

Seul, près de moi était mon Confort, et déjà le soleil avait monté plus de deux heures, et j’avais le visage tourné vers la mer. « Ne crains point, dit mon Seigneur : sois sûr que pour nous tout va bien ; ne resserre pas en toi, mais dilate toute ta force. Te voici arrivé maintenant au Purgatoire ; vois là le rempart qui le clôt tout autour, et vois l’entrée là où il paraît disjoint. Avant l’aube qui précède le jour, quand ton âme au dedans dormait sur les fleurs dont la vallée d’en bas est ornée, une dame vint, et dit : « Je suis Lucia : laissez-moi prendre celui-là qui dort, ainsi je lui rendrai sa route facile. »

Sordello demeura, et les autres gentilles formes : elle te prit, et quand le jour fut clair, vint en haut, et moi sur ses traces. Ici elle te posa, et ses beaux yeux me montrèrent cette entrée ouverte ; puis elle et le sommeil s’évanouirent.

Comme un homme qui doutait et se rassure, et dont la peur se change en confiance, quand il découvre la vérité, ainsi je changeai ; et mon Guide, me voyant sans crainte, monta par le rempart, et moi derrière lui, vers la hauteur.

Lecteur, tu vois bien comme j’élève mon sujet, et partant ne t’étonne point si avec plus d’art je le rehausse [8].

Nous nous approchâmes, et déjà nous étions en un lieu où d’abord il m’avait paru qu’était une brèche, comme la fente d’un mur. Là je vis une porte, et au-dessous, pour y monter, trois degrés de couleurs diverses, et un portier qui ne disait rien encore.

A mesure que l’œil davantage j’ouvris, je le vis assis sur le plus haut degré avec un tel visage que je ne le pouvais supporter. Il avait à la main une épée nue, qui tellement réfléchissait vers nous les rayons, qu’en vain souvent j’y dirigeais mes regards.

« D’où vous êtes, dites, que voulez-vous ? commença-t-il : où est l’escorte ? Prenez garde que monter ne vous nuise ! — Une Dame du ciel, qui de ces choses a l’expérience, lui répondit mon Maître, tout à l’heure nous a dit : « Allez, là est la porte ! » — Et qu’elle continue de guider vos pas vers le bien ! reprit le portier courtois. Venez donc à nos degrés ! »

Là nous vînmes. La première marche était de marbre blanc si poli et si lisse, que je m’y voyais comme en un miroir.

La seconde plus noire que pourpre, était d’une pierre raboteuse et grillée, brisée en long et en travers. La troisième, qui au-dessus se durcit, me paraissait de porphyre aussi rouge que du sang qui jaillit de la veine. Sur celle-ci tenait les deux pieds l’Ange de Dieu assis sur le seuil, qui me semblait de diamant. Par les trois degrés, mon Guide, que volontiers je suivais, en haut me tira, disant : « Demande humblement qu’il ouvre la serrure. »

Dévotement à ses pieds je me jetai ; par miséricorde je demandai qu’il m’ouvrît ; mais auparavant, trois fois je me frappai la poitrine, sept P [9] sur mon front il traça avec la pointe de l’épée, et : « Quand tu seras au dedans, aie soin de laver ces plaies, » dit-il.

La cendre, ou la terre sèche qu’en creusant on retire, serait de même couleur que son vêtement : de dessous il tira deux clefs. L’une était d’or, et l’autre d’argent [10]. La blanche d’abord, ensuite la jaune il approcha de la porte, de manière que je fus content [11]. « Lorsqu’une de ces clefs s’embarrasse et ne tourne point dans la gâche, nous dit-il, ce sentier ne s’ouvre point. L’une est plus précieuse, mais l’autre exige beaucoup d’art et d’industrie pour ouvrir, parce que c’est elle qui délie le nœud. De Pierre je les tiens ; et il me dit d’errer plutôt en ouvrant la porte qu’en la tenant fermée, pourvu qu’à mes pieds on se prosternât [12]. »

Puis il poussa l’huis vers la partie sacrée [13], disant : « Entrez ; mais je vous avertis que dehors retourne qui regarde en arrière. »

Et lorsque, sur les gonds de métal solide et sonore, eurent roulés les vantaux de cette porte sainte, tant ne rugit, ni si aigre ne se montra Tarpeia, quand lui fut enlevé le bon Métellus, d’où ensuite elle demeura maigre [14]. Attentif au premier tonnerre, il me semblait ouïr Te Deum laudamus, chanté par des voix mêlées au doux son [15]. Ce que j’entendais, tout à fait ressemblait à ce qui advient lorsqu’on chante avec l’orgue : tantôt oui, tantôt non, l’on distingue les paroles.

  1. L’Aurore. Le Poëte l’appelle concubine, parce qu’ayant, quoique déesse, épousé un homme mortel, il ne pouvait y avoir entre elle et lui de véritable mariage.
  2. Céphale.
  3. Des étoiles qui forment la constellation du Scorpion.
  4. C’est-à-dire qu’on entrait dans la troisième heure de la nuit, selon la manière italienne de compter les heures, à partir de l’Ave Maria ; mais alors l’aurore dont parle le Poëte serait l’aurore de la lune, et non du soleil. Ceux qui veulent qu’il s’agisse de l’aurore du soleil pensent que la description qui précède doit s’appliquer à notre hémisphère, ce qui s’accorde mal avec ces mots : au lieu nous étions.
  5. « Mon corps ».
  6. Allusion à la fable de Progné.
  7. Sur le mont Ida, d’où Jupiter, transformé en aigle, l’enleva dans le ciel.
  8. Si mes paroles s’élèvent avec lui.
  9. Ces sept P indiquent les sept péchés capitaux qui s’expient dans les cercles que Dante va parcourir.
  10. Les interprètes s’accordent à voir dans ces deux clefs le symbole du sacrement de pénitence. Celle d’or représenterait l’autorité du confesseur, et l’autre, la science et la prudence avec lesquelles il doit en user.
  11. « Que, selon mes désirs, la porte s’ouvrit. »
  12. Selon le sens moral : d’être plutôt facile que sévère à absoudre le pécheur, pourvu qu’il se montre repentant.
  13. Vers l’intérieur.
  14. Allusion aux vers où Lucain décrit le bruit strident des portes dont retentit la roche Tarpéienne, lorsque, malgré le tribun Marcellus, César força l’entrée du trésor public, et le dépouilla des richesses qui, depuis de longues années, y étaient déposées.
  15. Unie à une douce mélodie.