La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Paradis/Chant XXXII

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 383-388).


CHANT TRENTE-DEUXIÈME


Avec amour contemplant sa joie [1], ce bienheureux prit de soi-même l’office de docteur, et commença ces saintes paroles : « La plaie que Marie ferma et oignit, celle qui si belle est à ses pieds l’ouvrit et la creusa [2]. Dans l’ordre que forment les troisièmes sièges, Rachel est assise au-dessous d’elle avec Béatrice, comme tu vois. Sara, Rebecca, Judith, et celle qui fut la bisaïeule du Chantre [3] qui, repentant de sa faute, dit Miserere mei, tu peux voir ainsi descendant de degré en degré, comme en les nommant je vais descendant de feuille en feuille dans la rose ; et du septième degré en bas, comme d’en haut jusqu’à lui, se succèdent les femmes Hébreuses, partageant la chevelure de la fleur [4] ; parce que, selon que la foi dans le Christ tourna son regard, elles sont le mur qui sépare les sacrés escaliers. De ce côté, où la fleur a mûri toutes ses feuilles, sont assis ceux qui crurent dans le Christ à venir. De l’autre côté, où les demi-cercles sont coupés par des vides, sont ceux qui eurent les yeux sur le Christ venu. Et comme d’ici [5], le glorieux siège de la Dame du ciel, et les autres sièges au-dessous de lui forment cette grande séparation ; ainsi, à l’opposé, celui de Jean [6], qui, toujours saint [7], souffrit le désert et le martyre, et puis l’Enfer pendant deux ans [8] ; et au-dessous de lui, d’ainsi séparer eurent en partage François, Benoît et Augustin, et les autres jusqu’en bas, de gradin en gradin [9]. Ores, admire la Providence divine, en ce que l’une et l’autre face de la foi remplira également ce jardin [10]. Et sache que, du degré qui coupe par le milieu les deux divisions [11], jusqu’en bas, pour aucun mérite propre on ne s’asseoit, mais pour celui d’autrui à certaines conditions ; tous ceux-là étant des esprits dégagés du corps avant qu’ils fussent capables d’une vraie élection [12]. Bien peux-tu le reconnaître aux visages et aussi aux voix enfantines, si tu les regardes et les écoutes bien. Maintenant tu doutes [13], et doutant te tais ; mais je dénouerai le fort lien dans lequel te serrent les pensers subtils. Dans l’étendue de ce royaume rien de fortuit ne peut avoir place, pas plus que la tristesse, ou la soif, ou la faim : car tout ce que tu vois est établi par une éternelle loi, de sorte qu’exactement l’anneau y correspond au doigt [14]. Ces âmes, hâtées [15] vers la vraie vie, sine causa [16] ne sont donc pas entre elles plus et moins excellentes. Le Roi, par qui ce royaume repose en tant d’amour et en tant de délices que nulle volonté n’ose désirer plus, créant tous les esprits sous son joyeux aspect [17], à son plaisir les dote diversement de grâce : et ici que l’effet suffise [18]. Et, d’une manière expresse et claire ceci vous est montré, dans l’Ecriture, en ces gémeaux [19] émus de colère dans le sein de leur mère. Ainsi, selon la couleur des cheveux, il convient que d’une telle grâce la haute lumière dignement s’enguirlande [20]. Donc [21], non pour récompense de leurs œuvres ils sont placés sur des gradins différents, ne différant l’un de l’autre que par la force visuelle primordiale [22]. Dans les siècles naissants suffisait, avec l’innocence, pour atteindre le salut, la seule foi des parents. Lorsque furent accomplis les premiers âges, il convint que des mâles les innocentes ailes par la circoncision acquissent de la force. Mais, après que fut venu le temps de la Grâce, sans le baptême parfait du Christ, une telle innocence là en bas fut retenue [23]. Regarde maintenant la face qui le plus ressemble au Christ [24] ; sa clarté peut seule te disposer à voir le Christ. »

Je vis sur elle pleuvoir tant d’allégresse, apportée [25] par les saints esprits créés pour voler en ces hauteurs, que tout ce qu’auparavant j’avais vu ne m’avait ravi d’autant d’admiration, ni rien montré de si semblable à Dieu. Et l’amour [26] qui, le premier, descendit là en chantant Ave Maria gratia plena, devant elle étendit ses ailes. A la divine cantilène répondit de toutes parts la bienheureuse Cour, tellement que tout visage en devint plus serein.

— O saint Père, qui pour moi condescends à être ici-bas [27], quittant le lieu où ton partage est de siéger éternellement, quel est cet ange qui avec tant de joie regarde les yeux de notre Reine, si plein d’amour qu’il paraît de feu ? Ainsi j’eus recours encore à l’enseignement de celui qui s’embellissait de Marie, comme du Soleil l’étoile du matin. Et lui à moi : « Confiance et grâce, tout ce qu’il en peut être en un ange et une âme est en lui, et nous voulons qu’il en soit ainsi [28], parce qu’il est celui qui en bas porta la palme à Marie, quand le Fils de Dieu voulut se charger de notre fardeau [29]. Mais que tes yeux suivent mes paroles, et remarque les grands patriciens de cet empire très-juste et pieux. Ces deux qui là-haut siègent, les plus heureux parce qu’ils sont les plus près de l’auguste Reine, sont de cette rose comme deux racines. Celui qui l’avoisine à gauche est le père, par l’audacieux goûter [30] de qui l’humaine espèce tant d’amertume goûte. A droite, vois ce pieux père de la sainte Église, à qui le Christ confia les clefs de cette gracieuse fleur. Celui qui vit, avant de mourir, tous les durs temps de la belle épouse [31] que le Christ s’acquit par la lance et les clous, est assis près de lui ; et, près de l’autre [32], ce chef [33] sous qui vécut de manne le peuplé ingrat, mobile et contredisant. Devant Pierre vois Anne assise, si heureuse de contempler sa fille qu’elle ne meut pas les yeux pour chanter hosanna. Et, devant l’antique père de famille [34], est assise Lucia [35], que mut ta Dame, quand pour descendre tu abaissas les yeux [36]. Mais, parce que fuit le temps de ton sommeil [37], ici nous ferons un point [38], ainsi qu’un bon tailleur qui, comme il a du drap, fait la robe [39] ; Et nous dirigerons les yeux vers le premier Amour [40], afin que, le regardant, tu pénètres autant que possible à travers sa splendeur. Et de peur que, peut-être, en agitant tes ailes tu ne recules croyant avancer, il convient en priant d’obtenir la grâce, la grâce par celle qui peut t’aider. Tu me suivras avec l’affection, en sorte que de mon dire le cœur ne se sépare point. » Et commença cette sainte oraison.

  1. Celle qui fait sa joie, la Vierge Marie.
  2. Eve.
  3. Ruth, bisaïeule de David.
  4. Des deux moitiés de la rose, l’une, comme il va être dit, est formée des saints qui précédèrent la venue du Christ, et l’autre des saints qui la suivirent. En descendant de degré en degré, ou de feuille en feuille, entre ces deux moitiés, les femmes hébreuses marquent dans la fleur une séparation pareille à la raie qui partagerait les cheveux en deux parties égales de chaque côté de la tête.
  5. De ce côté.
  6. Del gran Giovanni, du grand Jean ; allusion aux paroles de Jésus-Christ : Inter natos mulierum, nullus major Joanne Baptistâ.
  7. Puisqu’il avait été sanctifié dès le sein de sa mère.
  8. Séjourna deux ans dans les Limbes.
  9. Il faut se représenter d’un côté le trône de la Vierge, et au-dessous jusqu’en bas un rang de sièges occupés par les femmes hébreuses ; de l’autre côté, le trône de Jean-Baptiste, et au-dessous, encore jusqu’en bas, un second rang de sièges où sont assis saint François, saint Benoît, saint Augustin, et les autres de gradin en gradin. Ces deux rangs de sièges opposés forment deux murs parallèles, qui séparent les saints d’avant, et les saints d’après Jésus-Christ.
  10. En ce que ceux qui crurent dans le Christ à venir, et ceux qui auront cru dans le Christ venu, seront égaux en nombre.
  11. Les deux demi-cercles. Ce degré est le quatorzième, puisque les personnages dont le Poète a parlé auparavant, occupent les treize premiers.
  12. De distinguer le bien du mal, et par conséquent de faire un véritable choix entre l’un et l’autre.
  13. Saint Bernard, qui lit dans l’esprit de Dante, y découvre le doute qui vient de s’y élever.
  14. C’est-à-dire, la gloire au mérite. Chaque âme, dans le ciel, est l’épouse du Christ ; de là, la comparaison de l’anneau.
  15. Par Dieu.
  16. Sans cause.
  17. On a vu que Dante attribuait les phénomènes terrestres et les dispositions des hommes à l’influence des astres répartis dans les divers cercles du ciel, ce qui est le fondement de l’astrologie judiciaire à laquelle on a cru si longtemps. Selon ces idées, tel ou tel aspect des planètes produisit tel ou tel effet. Nel suo lieto aspetto paraît donc signifier ici, que « Dieu a créé tous les esprits sous un aspect bienfaisant, qu’en tous il a versé ses dons, mais à différente mesure en chacun, suivant son bon plaisir. »
  18. Qu’on se borne à reconnaître le fait, sans en rechercher la raison.
  19. Esaü et Jacob.
  20. Ce passage obscur a fort tourmenté les commentateurs. Le sens le plus naturel nous semble être celui-ci : Bernard vient de dire que Dieu distribue la grâce, non à raison de mérites antérieurs, mais selon son bon plaisir, et il allègue l’exemple d’Ésaü et de Jacob. « Il en est, ajoute-t-il, de tous les autres comme de ceux-ci, qui ne se distinguaient que par la couleur des cheveux, où l’on ne peut avoir aucun motif de préférence. » Ainsi la couleur des cheveux, c’est-à-dire, un motif inconnu de nous, une volonté mystérieuse, détermine le don d’une telle grâce, par l’effet de laquelle la haute lumière, C’est-à-dire Dieu, s’enguirlande, se ceint d’une couronne digne de lui.
  21. Saint Bernard fait ici, aux enfants morts avant l’âge de discernement, l’application de la doctrine qu’il vient d’exposer.
  22. Que, parce qu’en vertu d’une volonté primordiale de Dieu, ils ont reçu la puissance de le voir plus ou moins.
  23. Les enfants morts en cet état d’innocence furent exclus du ciel, et retenus en bas dans les Limbes.
  24. Le visage de la Vierge Marie.
  25. Du trône de Dieu.
  26. L’ange.
  27. Dans cette région plus basse du ciel.
  28. A cause de la conformité de la volonté des bienheureux avec la volonté divine.
  29. « Prendre un corps semblable au nôtre. »
  30. Par suite de la hardiesse qu’il eut de goûter de la pomme que lui présentait Eve.
  31. Saint-Jean, à qui Dieu révéla toutes les persécutions que l’Église aurait à subir.
  32. Près d’Adam.
  33. Moise.
  34. Adam, le premier père de la famille humaine.
  35. Vierge et martyre de Syracuse, qui apparaît, au commencement de l’Enfer, comme le symbole de la Grâce divine.
  36. Voyez Enfer, ch. II.
  37. « Le temps qui t’a été accordé pour voir, comme on voit pendant le sommeil, les trois mondes que tu as parcourus. »
  38. « Nous nous arrêterons ici. »
  39. Qui proportionne à la quantité de l’étoffe la grandeur de la robe.
  40. Vers Dieu même.