La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Paradis/Chant III

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 263-266).


CHANT TROISIÈME


Ce Soleil [1] qui d’amour jadis m’embrasa la poitrine, m’avait, en prouvant et en réfutant, découvert les doux traits de la belle vérité et moi, pour me confesser, désabusé et convaincu, aussi haut qu’il convenait pour parler je levai la tête. Mais apparut un objet qui attira mes regards, et les fixa tellement que de ma confession il ne me souvint plus. Telle qu’à travers des verres transparents et polis, ou des eaux limpides et tranquilles, non si profondes que le fond ne s’aperçoive pas, de notre visage l’image revient si faible, que moins fortement ne vient pas frapper nos pupilles une perle sur un front blanc ; telles vis-je plusieurs faces se préparant à parler ; d’où je tombai dans l’erreur contraire à celle qui alluma l’amour entre l’homme et la fontaine [2].

Aussitôt que je les aperçus, pensant que ce fussent des figures peintes en un miroir, pour voir de qui elles étaient je tournai les yeux ; et je ne vis rien, et je les ramenai en avant dans la lumière dont brillaient les yeux saints de mon doux Guide, qui souriait. « Ne t’étonne point », me dit-elle, « que je sourie de ton penser puéril, puisque tu n’appuies pas encore le pied sur le vrai, mais te tournes vainement ici et là, selon ta coutume. Ce que tu vois, ce sont de vraies substances, ici reléguées pour rupture de vœu. Parle-leur donc, et écoute, et crois, la véridique lumière qui les satisfait ne permettant pas que leurs pieds se détournent d’elle. » Et moi, à l’ombre qui de discourir paraissait la plus désireuse, je m’adressai, et je commençai, comme un homme que trouble un trop vif désir :

O esprit élu, qui, aux rayons de l’éternelle vie, sens la douceur qu’on ne peut comprendre si on ne l’a goûtée, à grâce il me sera, si tu m’apprends ton nom et quel est votre sort. Sur quoi elle, prompte et d’un œil riant : « Notre charité, comme celle [3] qui veut que toute sa cour lui ressemble, ne ferme point les portes à un juste désir. Je fus dans le monde une sœur vierge ; et si bien me regarde ta mémoire, ne me cachera point à toi ma beauté plus grande. Mais tu reconnaîtras que je suis Piccarda [4], qui, placée ici avec ces autres bienheureux, bienheureuse suis dans la sphère la plus lente [5]. Nos désirs, enflammés seulement par ce qui plaît à l’Esprit saint, se réjouissent d’être conformes à l’ordre voulu de lui ; et ce sort, qui paraît si infime, nous est assigné pour avoir négligé et rompu en partie nos vœux. »

D’où moi à elle : — Sur vos brillants visages resplendit je ne sais quoi de divin, qui vous transfigure aux yeux de qui, en soi, a vos premières images ; par quoi n’ai-je été prompt à me souvenir : maintenant que m’aide ce que tu me dis, plus facile il m’est de te reconnaître. Mais dis-moi, vous qui êtes heureux ici, désirez-vous un lieu plus haut, pour voir plus et plus être aimés ?

Avec les autres ombres premièrement elle sourit un peu ; puis, si brillante qu’elle semblait brûler d’amour dans le premier feu [6], elle me répondit :

« Frère, une vertu de charité apaise notre vouloir, par laquelle, ne voulant que ce que nous avons, nous ne sommes altérés d’aucune autre chose. Si nous désirions être plus haut, nos désirs seraient en désaccord avec la volonté de Celui qui nous place ici ; ce que tu verras ne se pouvoir dans ces Cercles, s’il est nécessaire d’être ici dans la charité, et si tu en considères bien la nature, il est même essentiel à cet être heureux de se maintenir dans la volonté divine [7], pour que nos volontés elles-mêmes n’en fassent qu’une ; de sorte que d’être ainsi que nous le sommes, distribués de seuil en seuil [8] dans ce royaume, à tout le royaume il plaise, comme au Roi qui absorbe notre vouloir dans le sien. Dans sa volonté est notre paix ; elle est cette mer vers laquelle se meut tout ce qu’elle créa, ou que fait la nature [9]. »

Il me fut clair alors comment tout lieu dans le ciel est Paradis, bien qu’il n’y pleuve pas d’une même manière la grâce du souverain bien. Mais comme il arrive que, rassasié d’un mets on a encore un appétit d’un autre, qu’on demande celui-ci, et que de celui-là on rend grâces ; ainsi fis-je du geste et de la parole, pour apprendre d’elle quelle fut la toile que n’acheva point d’ourdir sa navette [10].

« Une vie parfaite et un mérite éminent élèvent plus haut dans le ciel une femme [11], selon la règle de laquelle, en bas dans votre monde, on se vêtit et se voile, pour enfin, à la mort, veiller et dormir avec cet époux, qui agrée tout vœu qu’à son plaisir la charité conforme. Du monde pour la suivre, toute jeune je me retirai, et me couvris de son habit, et promis de tenir la voie prescrite par elle. Puis des hommes, plus habitués au mal qu’au bien, m’enlevèrent du doux cloître : ce qu’ensuite fut ma vie, Dieu le sait. Et cette autre splendeur, qui à ma droite se montre à toi, brillante de tout l’éclat de notre sphère, ce que je dis de moi, l’entend de soi [12] : sœur elle fut, et de sa tête ainsi fut ravie l’ombre des sacrés bandeaux. Mais après qu’au monde elle fut retournée contre son gré, et contre toute bonne coutume, jamais du cœur elle ne dénoua le voile [13]. Celle-ci est la lumière [14] de la grande Constance [15], qui de la seconde superbe de Souabe enfanta la troisième, et la dernière puissance. »

Ainsi elle me parla ; puis elle commença de chanter Ave, Maria, et chantant elle s’évanouit, comme un corps pesant dans une eau profonde.

Ma vue, qui la suivit tant qu’il fut possible, se tourna, lorsqu’elle l’eut perdue, vers l’objet d’un plus grand désir ; et en Béatrice s’absorba tout entière ; mais celle-ci à mon regard rayonna de tant d’éclat, que mes yeux d’abord ne le supportèrent point ; ce qui à demander me rendit plus lent.

  1. Béatrice.
  2. Narcisse qui, se voyant dans une fontaine, devint amoureux de lui-même, prenait son image pour une personne réelle, et Dante prenait des personnes réelles pour de simples images.
  3. La Charité divine.
  4. Elle était de la famille des Donati, et religieuse de Sainte-Claire, sous le nom de Constance ; son frère Corso l’enleva du couvent, et la força de se marier.
  5. Selon le système astronomique adopté par Dante, tous les cercles concentriques accomplissant, dans le même espace de temps, leurs révolutions autour de la terre, leur vitesse est d’autant plus grande qu’ils en sont plus éloignés, et par conséquent le mouvement de la Lune, plus rapproché de notre planète qu’aucun autre corps céleste, est le plus lent de tous.
  6. En Dieu, qui est le premier amour.
  7. « De vouloir ce que Dieu veut, pour que nous n’ayons nous-mêmes qu’une volonté. »
  8. De sphère en sphère.
  9. Image prise des fleuves qui se rendent à la mer, pour y trouver la paix, le repos.
  10. Quel fut le vœu qu’elle n’accomplit point jusqu’au bout.
  11. Sainte Claire.
  12. « Entend que je le dis aussi d’elle. »
  13. Elle fut toujours de cœur fidèle à ses vœux.
  14. La forme lumineuse.
  15. Fille de Roger, roi de Pouille et de Sicile. Elle était religieuse dans un monastère de Païenne, d’où on la tira de force pour lui faire épouser l’empereur Henri V, fils de Barberousse. Elle eut de lui Frédéric II, dernière puissance, c’est-à-dire dernier empereur de la maison de Souabe.