La Divine Comédie (trad. Lamennais)/L’Enfer/Chant III

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 12-15).


CHANT TROISIÈME


Par moi l’on va dans la cité des pleurs ; par moi l’on va dans l’éternelle douleur ; par moi l’on va chez la race perdue. La Justice mut mon souverain Auteur : la divine Puissance, la suprême Sagesse et le premier Amour me firent. Avant moi ne furent créées nulles choses, sauf les éternelles, et éternellement je dure : vous qui entrez, laissez toute espérance !

Je vis ces paroles écrites en noir au-dessus d’une porte ; aussi je dis : — Maître, douloureux m’en est le sens. Et lui à moi, comme personne accorte : « Ici l’on doit laisser toute crainte ; toute faiblesse doit être morte ici.

Nous sommes venus au lieu où je t’ai dit que tu verrais les malheureux qui ont perdu le bien de l’intelligence. »

Et ayant posé sa main sur la mienne, d’un visage serein qui me ranima, il m’introduisit au dedans des choses secrètes. Là, dans l’air sans astres, bruissaient des soupirs, des plaintes, de profonds gémissements, tels qu’au commencement j’en pleurai. Des cris divers, d’horribles langages, des paroles de douleur, des accents de colère, des voix hautes et rauques, et avec elles un bruit de mains, faisaient un fracas qui sans cesse tournoie dans cet air à jamais ténébreux, comme le sable roulé par un tourbillon. Et moi, dont la tête était ceinte d’erreur [1], je dis : — Maître, qu’entends-je ? et quels sont ceux-là qui paraissent plongés si avant dans le deuil ? Et lui à moi : « Cet état misérable est celui des tristes âmes qui vécurent sans infamie ni louange. Elles sont mêlées à la troupe abjecte de ces anges qui ne furent ni rebelles, ni fidèles à Dieu, mais furent pour eux seuls. Le ciel les rejette, pour qu’ils n’altèrent point sa beauté : et ne les reçoit pas le profond enfer, parce que les damnés tireraient d’eux quelque gloire [2].

Et moi : — Maître, quelle angoisse les fait se lamenter si fort ? Il répondit : « Je te le dirai très brièvement ; ceux-ci n’ont point l’espérance de mourir, et leur aveugle vie est si basse [3] qu’ils envient tout autre sort. Le monde ne laisse subsister d’eux aucune mémoire : la Justice et la Miséricorde les dédaignent. Ne discourons point d’eux, mais regarde et passe ! »

Et je regardai, et je vis une bannière qui, en tournant, courait avec une telle vitesse, qu’elle me paraissait condamnée à ne prendre aucun repos. Et derrière elle venait une si longue suite de gens, que je n’aurais pas cru que la mort en eût tant défait. Lorsque je pus en reconnaître quelqu’un, je vis et discernai celui qui par lâcheté fit le grand refus [4]. Aussitôt je compris et fus certain que cette bande était celle des lâches, en dégoût à Dieu et à ses ennemis. Ces malheureux, qui ne furent jamais vivants, étaient nus et cruellement piqués par des taons et des guêpes, qui sur leur visage faisaient ruisseler le sang, lequel, tombant à terre mêlé de larmes, était recueilli par des vers immondes.

Ayant ensuite regardé au delà, je vis des gens pressés sur le bord d’un grand fleuve ; aussi je dis : — Maître, je te prie que je sache qui sont ceux-là, et pour quelle cause ils ont tant de hâte de passer, comme je l’aperçois à cette faible lueur. Et lui à moi : « Ceci te sera dit, quand sur les tristes rives de l’Achéron s’arrêteront nos pas. » Alors, confus et les yeux baissés, craignant que mon dire ne lui eût déplu, je m’abstins de parler jusqu’au fleuve. Et voici venir vers nous, dans une barque, un vieillard blanchi par de longues années, criant : « Malheur à vous, âmes perverses ! N’espérez pas voir jamais le ciel ; je viens pour vous mener à l’autre rive, dans les ténèbres éternelles, dans le feu et la glace. Et toi que voilà, âme vivante, sépare-toi de ces morts ! » Et voyant que je ne m’en allais pas : « Par d’autres chemins, dit-il, par d’autres bacs, tu viendras à la plage pour passer ; il convient qu’une nef plus légère te porte. »

Et le Guide à lui : « Caron, ne te courrouce point : il est ainsi ordonné, là où se peut ce qui se veut ; ne demande rien de plus. »

Alors se dégonflèrent les joues laineuses du nocher du marais livide, qui autour des yeux avait des cercles enflammés. Mais ces âmes tristes, fatiguées et nues, changèrent de couleur, et leurs dents claquèrent sitôt qu’elles ouïrent les sévères paroles. Elles blasphémaient Dieu et leurs parents, la race humaine, le lieu, le temps où elles naquirent, la semence de laquelle elles germèrent. Puis, toutes ensemble, elles se retirèrent près de la rive maudite où vient tout homme qui ne craint pas Dieu. Caron, d’un signe de ses yeux de braise, les rassemble toutes, et frappe de sa rame quiconque s’attarde. Comme, l’une après l’autre, en automne, les feuilles se détachent afin que le rameau rende à la terre toutes ses dépouilles, pareillement, au signe du nocher, comme l’oiseau à l’appel, se jetaient de la rive, une à une, les âmes mauvaises de la race d’Adam. Ainsi elles s’en vont par l’eau noirâtre, et avant qu’elles soient descendues sur l’autre bord, sur celui-ci se rassemble encore une nouvelle troupe. « Mon fils, dit le Maître, courtois, il faut qu’ici viennent de toute contrée ceux qui meurent dans la colère de Dieu ; et ils ont tant de hâte de passer le fleuve, parce que tellement les point l’aiguillon de la justice divine, que la crainte se change en désir. Jamais une âme pure ne passe ici : d’où, si Caron se plaint de toi, tu peux maintenant comprendre le sens de ses paroles. »

Cela fini, la sombre campagne trembla si fortement que le souvenir de mon épouvante me baigne encore de sueur. De la terre trempée de larmes sortit un tourbillon sillonné d’éclairs d’une lueur rouge, lequel m’ôta tout sentiment, et je tombai comme un homme pris de sommeil.

  1. Erreur a ici le sens de stupeur et d’ignorance.
  2. Parce que les damnés éprouveraient quelque sentiment d’orgueil, en se comparant à ces misérables.
  3. «… Leur obscure vie est si abjecte. »
  4. L’opinion la plus commune est qu’il s’agit ici de Pierre Morone, ermite, et ensuite pape sous le nom de Célestin V. Circonvenu par des intrigues pleines de mensonge et de fraude, il abdiqua la papauté ; et son successeur Boniface VIII, auteur de ces intrigues, le fit enfermer dans une prison où il mourut.