La Case de l’oncle Tom/Ch XXXV

Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 473-487).


CHAPITRE XXXV.


La force est du côté des oppresseurs : c’est pourquoi j’estime plus les morts qui sont déjà morts, que les vivants qui sont encore vivants.
_____Ecclésiaste, ch IV, verset 2.


La nuit s’avançait, et Tom, gémissant et ensanglanté, gisait seul sur le sol, sous une espèce de hangar attenant au magasin, parmi des tronçons de machines brisées, des piles de coton avarié et autres débris accumulés là par la négligence et le temps.

La nuit était moite, étouffante ; l’air épais fourmillait de myriades de moustiques, dont les cruelles morsures avivaient encore l’incessante douleur de ses plaies. Une soif brûlante, — de toutes les tortures la plus intolérable, — comblait la mesure de ses maux physiques.

« Ô bon Seigneur ! abaissez vos regards ! — Donnez la victoire à votre serviteur ; — donnez-lui la victoire dans ses épreuves ! » priait le pauvre Tom en son angoisse.

Un pas résonna derrière lui ; la lueur d’une lanterne l’éblouit tout à coup.

« Qui est là ? Oh ! pour l’amour du Sauveur, un peu d’eau ! » Cassy, — car c’était elle, — posa sa lanterne à terre, versa de l’eau d’une bouteille, souleva la tête de Tom et le fit boire ; il vida un premier verre, puis un second, avec la même ardeur fiévreuse.

« Buvez à votre soif, dit-elle ; je savais d’avance ce qu’il en serait. Ce n’est pas la première fois que je sors la nuit pour porter de l’eau à des malheureux tels que vous.

— Merci, maîtresse, dit Tom, quand il eut bu.

— Ne m’appelez pas maîtresse, interrompit-elle avec amertume ; je ne suis qu’une misérable esclave comme vous, — plus avilie que vous ne pourrez jamais l’être ; — mais, reprit-elle, s’approchant de la porte, et attirant au dedans une petite paillasse qu’elle avait couverte de draps imbibés d’eau froide, essayez, mon pauvre garçon, de vous rouler là-dessus. »

Raide et endolori de blessures et de contusions, Tom fut lent à accomplir ce mouvement ; mais, quand il y fut parvenu, cette fraîcheur lui fit aussitôt éprouver un soulagement sensible.

La femme, qu’une longue pratique auprès des victimes de la brutalité avait rendue adroite dans l’art de guérir, employa tous ses soins pour Tom, et il se sentit mieux.

« Maintenant, dit-elle, après lui avoir posé la tête sur un ballot de coton avarié en guise de traversin, voilà, je crois, tout ce que je puis faire pour vous. »

Tom la remercia ; elle s’assit à terre, entoura ses genoux de ses deux bras, et regarda fixement devant elle, avec une amère et douloureuse expression. Son chapeau de paille se détacha, et les longs flots ondoyants de sa noire chevelure encadrèrent en tombant son étrange et mélancolique visage.

« C’est peine perdue, mon pauvre garçon ! s’écria-t-elle enfin ; il ne sert à rien d’essayer ce que vous avez tenté. Vous avez été brave, — vous aviez le bon droit pour vous ; mais, croyez-moi, lutter est inutile et hors de question. Vous êtes dans les griffes du diable, il est le plus fort ; il faut céder. »

Céder ! hélas ! la faiblesse humaine, l’angoisse physique ne le lui avaient-elles pas déjà murmuré ? Tom tressaillit, car cette femme, avec son accent amer, ses yeux sauvages, sa voix douloureuse, lui apparut comme la tentation incarnée contre laquelle il s’était débattu tout le jour.

« Ô Seigneur ! ô Seigneur ! gémit-il. Comment céderais-je ?

— À quoi sert d’en appeler au Seigneur ? — Il n’entend pas, dit la femme d’un ton ferme. Il n’y a pas de Dieu, je crois ; ou, s’il en est un, il a pris parti contre nous. Contre nous tout est ligué, ciel et terre. Tout nous pousse à l’enfer. Pourquoi n’irions-nous pas ? »

À ces paroles athées et funèbres, Tom ferma les yeux et frissonna.

« Vous le voyez, poursuivit-elle, vous ne savez rien d’ici ; mais moi je sais. Ici, pendant cinq ans, j’ai été foulée âme et corps sous le pied de cet homme, et je le hais comme je hais Satan ! Ici, vous êtes sur une plantation isolée, à dix milles de toutes les autres, au milieu des marais. Pas un blanc pour porter témoignage, si on vous brûle vif, — si on vous échaude, si on vous coupe en morceaux, si on vous jette en pâture aux chiens, si on vous pend, après vous avoir fouetté à mort. Ici, pas de loi divine ou humaine qui puisse vous protéger, vous ni aucun de nous. Et lui, cet homme, il n’est pas d’indignités sur terre dont il ne soit capable. Je pourrais faire dresser les cheveux sur la tête, claquer les dents des plus courageux, si je disais seulement ce que j’ai vu, ce que j’ai su ici. Et il n’y a pas de résistance possible ! Voulais-je, moi, vivre avec lui ? N’étais-je pas une femme délicatement élevée ? Et lui, — bonté du ciel ! qu’était-il, et qu’est-il ? Et pourtant j’ai vécu avec lui pendant ces cinq années, maudissant chaque heure de ma vie, nuit et jour. Maintenant il s’est procuré une nouvelle créature, — une enfant d’à peine quinze ans : elle a, dit-elle, été pieusement élevée. Une bonne maîtresse lui a enseigné à lire la Bible, et elle a apporté sa Bible avec elle, — dans cet enfer ! »

Et la femme se tordit dans un éclat de rire lugubre et strident, dont le son résonna sous la vieille grange minée, comme l’écho d’un autre monde.

Tom joignit les mains ; tout était horreur et ténèbres.

« Ô Jésus ! Seigneur Jésus ! avez-vous tout à fait délaissé vos pauvres créatures ? s’écria-t-il. À l’aide, Seigneur, je succombe ! »

La femme continua d’une voix dure.

« Et que sont les misérables chiens couchants, vos compagnons de labeur ? méritent-ils que vous souffriez pour eux ? Pas un qui, pour le plus petit lucre, ne se tournât contre vous ! Ils sont tous, l’un envers l’autre, ingrats, cruels, dénaturés. Pourquoi vous faire martyriser à leur profit ?

— Pauvres gens ! dit Tom ; qui les a rendus méchants ? Si je cède une fois je m’y ferai, et petit à petit je deviendrai endurci comme eux ! Non ! non, maîtresse ! J’ai tout perdu, — femme, enfants, case, et bon maître, qui m’aurait fait libre s’il eût vécu une semaine de plus. J’ai tout perdu en ce monde, à jamais et pour toujours : maintenant je peux pas perdre le ciel aussi ! Non, je ne veux pas devenir méchant !

— Mais le Seigneur ne peut nous l’imputer à crime, dit la femme. N’a-t-on pas forcé notre volonté ? Il en demandera compte à nos persécuteurs !

— Oui, dit Tom ; mais ça ne nous empêchera pas d’être devenus cruels. Si jamais je venais à être aussi sans cœur, aussi dur que Sambo, la façon dont j’y serais arrivé ne ferait pas grande différence ; c’est d’être mauvais, — c’est ça qui me fait peur. »

La femme attacha sur Tom ses yeux hagards et sombres, comme si une pensée nouvelle la frappait ; elle poussa un sourd gémissement et s’écria :

« Ô miséricorde ! vous dites vrai ! Oh ! oh ! oh ! » Et elle tomba sur le plancher, avec des sanglots comme une personne écrasée, se tordant sous l’excès des souffrances morales.

Il y eut un silence pendant lequel leurs souffles s’entendaient, puis Tom dit faiblement :

« Oh ! s’il vous plaît, maîtresse ? »

La femme se releva ; son visage reprit son expression habituelle, amère et triste.

« S’il vous plaît, maîtresse, je les ai vus jeter ma veste dans ce coin là-bas, et dans la poche de ma veste est ma Bible ; si maîtresse voulait bien l’aveindre pour moi ? »

Cassy chercha dans la poche et en retira le livre. Tom l’ouvrit tout de suite à une page marquée et fort usée. C’étaient les dernières scènes de la vie de Celui dont les plaies nous ont guéris.

« Si maîtresse était si bonne que de me lire ce passage, — ça fait encore plus de bien que l’eau. »

Cassy prit le livre d’un air d’orgueil et d’indifférence et parcourut la page ; puis elle lut d’une voix douce et vibrante, avec une justesse d’intonation remarquable, ce touchant récit de gloire et d’angoisse. Souvent, en lisant, sa voix s’altérait et lui manquait totalement ; alors elle s’arrêtait, composait son visage jusqu’à ce qu’elle se fût tout à fait maîtrisée. Quand elle en vint à ces mots : « Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font, » elle jeta le livre à terre, et ensevelissant son visage dans les masses épaisses de ses cheveux, elle sanglota tout haut avec une violence convulsive.

Tom pleurait aussi et murmurait une prière étouffée.

« Si nous pouvions seulement faire comme lui ! soupira-t-il. Dire que cela semble si naturel à lui, et nous, il nous faut combattre si fort ! Ô Sauveur, aidez-nous ! oh ! aidez-nous, béni Seigneur Jésus !

« Maîtresse, dit Tom au bout d’un moment, je vois bien que vous êtes fort au-dessus de moi en tout ; mais il est une chose que vous pourriez apprendre même du pauvre Tom. Vous dites que le Seigneur prend parti contre nous, parce qu’il nous laisse être injuriés et frappés ; mais voyez ce qui est advenu de son propre Fils, — le béni Seigneur de gloire ! N’a-t-il pas toujours été pauvre ? et aucun de nous est-il descendu aussi bas que lui ? Le Seigneur nous a pas oubliés, j’en suis comme sûr ! Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi, l’Écriture le dit : mais si nous le renions, lui aussi nous reniera. N’ont-ils pas tous souffert — le Seigneur et les siens ? Le livre ne dit-il pas qu’ils ont été lapidés et sciés par le milieu du corps ; qu’ils allaient par les chemins, vêtus de peaux de chèvres, persécutés, humiliés, torturés. Les souffrances, ce sont pas des raisons pour faire penser que le Seigneur détourne de nous sa face ; mais juste le contraire, pourvu que nous nous tenions ferme à lui, et ne cédions pas au péché.

— Mais pourquoi nous place-t-il là où nous ne pouvons nous empêcher de faillir ? dit lu femme.

— Je pense que nous pouvons toujours nous en empêcher.

— Vous verrez ! reprit Cassy ; que ferez-vous demain ? Ils vous tortureront de nouveau. Je les connais ; j’ai assisté à tous leurs actes ; je ne puis supporter la pensée de ce qu’ils vous feront subir — ils vous feront céder à la fin !

— Seigneur Jésus, s’écria Tom, je remets mon âme entre vos mains ! vous la préserverez, ô Seigneur ! — Ne me laissez pas faillir !

— J’ai déjà entendu tous ces cris, toutes ces prières, dit Cassy, et cependant tous ont été rompus et subjugués. Voilà Emmeline qui essaye de résister ; vous aussi, vous tâchez ; — à quoi bon ? il vous faudra céder ou mourir pied à pied, pouce à pouce.

— Eh bien ! je mourrai ! dit Tom. Qu’ils fassent durer le mal tant qu’ils voudront, ils ne m’empêcheront pas de mourir à la fin ! — Et, après, ils ne peuvent plus rien ! je suis délivré ! je suis libre ! Je sais que le Seigneur m’aidera ; il me conduira à travers la fournaise ! »

La femme ne répondit rien ; elle s’assit, ses yeux noirs attentivement fixés à terre.

« Peut-être est-ce la voie ! murmura-t-elle ; mais pour ceux qui ont cédé, il n’y a plus d’espérance. — plus ! Nous vivons dans l’impureté et la fange jusqu’à ce que nous ayons dégoût de nous-mêmes ! — Nous avons soif de mourir, et nous n’osons nous tuer ! — Plus d’espoir, plus d’espoir ! — Cette enfant, — elle a juste l’âge que j’avais.

« Regardez-moi, dit-elle, parlant rapidement, regardez, et voyez ce que je suis ! Eh bien ! j’étais née dans l’opulence. Mes plus lointains souvenirs me reportent à la splendide demeure que j’habitais enfant. — J’étais alors vêtue avec luxe, le monde et les amis de la maison me comblaient de louanges. Les fenêtres du salon ouvraient sur un jardin, et c’était là que je jouais à cache-cache sous les orangers, avec mes frères et sœurs. On me mit au couvent ; j’y appris la musique, le français, la broderie, que sais-je ? À quatorze ans j’en sortis pour assister aux funérailles de mon père. Il mourut subitement, et quand on voulut vendre ses propriétés, on trouva à peine de quoi payer les dettes. Les créanciers firent l’inventaire ; j’y fus portée. Ma mère était esclave, et mon père avait toujours eu l’intention de m’affranchir ; mais il ne l’avait pas fait, et je fus comprise dans la liste. Bien que je susse qui j’étais, je n’y avais jamais beaucoup réfléchi. Qui s’attend à voir mourir un homme plein de vigueur et de santé ? Mon père se portait à merveille quatre heures avant sa mort. Il fut une des premières victimes du choléra à la Nouvelle-Orléans. Le lendemain des funérailles, sa femme prit ses enfants et partit avec eux pour la plantation de son père à elle. Je pensais qu’on me traitait d’une façon étrange ; mais je ne comprenais pas pourquoi. Un jeune avocat chargé de mettre ordre aux affaires venait tous les jours, parcourait la maison, et me parlait avec égards. Un après-dîner, il amena un jeune homme avec lui que je trouvai plus beau que tous les jeunes gens que j’eusse encore vus. De ma vie je n’oublierai cette soirée ; je me promenai dans les jardins avec lui. J’étais abandonnée, désolée, et il fut si bon, si tendre pour moi ! Il me dit m’avoir vue avant mon entrée au couvent, et m’avoir toujours aimée depuis ; il promit d’être mon protecteur et mon ami ; — bref, quoiqu’il ne m’en dit rien, il m’avait payée deux mille dollars, et j’étais sa propriété. — Je devins volontairement son esclave ; car je l’aimais. Je l’aimais ! répéta la femme en s’arrêtant. Oh ! combien j’ai aimé cet homme ! combien je l’aime encore, — je l’aimerai jusqu’à mon dernier souffle ! Il était si beau, si noble, si grand ! Il m’installa dans une maison magnifique remplie d’esclaves, de chevaux, d’équipages ; il me combla de toilettes et de bijoux ; tout ce que l’argent peut faire il le fit ; mais je n’attachais nulle valeur à ses dons. Je n’avais souci que de lui ! Je l’aimais plus que mon Dieu, plus que mon âme ; et, quand j’aurais voulu lui résister, mon amour ne me l’eût pas permis.

« Je ne souhaitais ardemment qu’une chose, — une seule, — devenir sa femme, sa femme légitime. Je pensais que s’il m’aimait comme il le disait, que si j’étais ce qu’il paraissait croire, il m’eût épousée et affranchie ; mais il me convainquit que c’était chose impossible ; il m’assura que si nous étions fidèles l’un à l’autre, nous étions mariés devant Dieu. Si cela est vrai, ne fus-je pas la femme de cet homme ? Ne lui fus-je pas fidèle ? Pendant sept ans n’ai-je pas étudié chacun de ses regards, chacun de ses mouvements ; n’ai-je pas vécu, respiré uniquement pour lui ? Il eut la fièvre jaune, et pendant vingt nuits je le veillai. — Moi seule je lui donnai ses breuvages et le soignai sans relâche ; il m’appelait son bon ange, il me remerciait de lui sauver la vie. »

« Nous eûmes deux beaux enfants. L’aîné était un garçon ; nous l’appelâmes Henri comme son père ; c’était sa vivante image : il avait les mêmes beaux yeux, le même front, les mêmes cheveux bouclés ; il tenait aussi de lui son esprit, son intelligence, sa fierté. La petite Élise, disait-il, me ressemblait. Il assurait que j’étais la plus belle femme de la Louisiane ; il était si fier de moi et des enfants ! Il aimait à me les voir parer moi-même, à nous promener en voiture découverte, à recueillir avec orgueil les louanges de la foule ; il m’en emplissait ensuite les oreilles et la tête. Ce furent là des temps heureux ! Nulle femme au monde (je le pensais du moins) ne pouvait avoir plus de bonheur que moi ; mais alors arriveront les mauvais jours. Un de ses cousins vint à la Nouvelle-Orléans ; un intime ami, — dont il pensait merveille. — Du moment que je le vis, je le redoutai sans savoir pourquoi. Je pressentais qu’il nous porterait malheur. Il sortait avec Henri, et ce dernier ne rentrait plus qu’à deux ou trois heures du matin. Je n’osais rien dire, car Henri était altier, et j’avais peur de le fâcher. Cet ami l’entraîna dans des maisons de jeu. Henri était du nombre de ceux qui, entrés là, n’en sortent plus. Il le présenta à une autre femme, et je vis aussitôt son amour se retirer de moi. Il ne me le dit jamais, mais je le vis, — je le sentis jour par jour. — Mon cœur se brisa sans que je lui adressasse un reproche. À cette époque, le maudit tentateur offrit à Henri de m’acheter, moi et mes enfants, pour couvrir ses dettes de jeu, qui l’empêchaient de se marier comme il le désirait, et il nous vendit. Il me dit un jour qu’il avait affaire au loin, qu’il serait absent deux ou trois semaines. Il me parla plus tendrement que de coutume, et assura qu’il reviendrait ; mais je n’y fus pas trompée. Je savais l’heure venue : je restai pétrifiée, je ne pouvais ni parler ni pleurer. Il m’embrassa ; il embrassa les enfants à plusieurs reprises, et partit. Je le vis monter à cheval : je le suivis des yeux jusqu’à ce qu’il fût tout à fait hors de vue, et alors je tombai évanouie.

« Le misérable, l’autre, vint ! — il vint prendre possession. Il dit avoir acheté moi et mes enfants ; il me montra les titres. Je le maudis, et lui déclarai que je mourrais plutôt que de vivre avec lui.

« À votre aise, répondit-il : si vous ne voulez pas entendre raison, je vendrai les deux enfants en un lieu où vous ne les reverrez jamais. » Il me dit m’avoir désirée du jour où il m’avait vue, n’avoir séduit Henri, ne l’avoir endetté que dans le but unique de l’amener à me vendre. Il ajouta que c’était lui, Butler, qui l’avait lié avec une autre femme, et que je pouvais présumer qu’après tant de peines il ne se laisserait pas rebuter par des cris, des larmes et autres simagrées.

« Je cédai, car j’avais les mains liées. Il était le maître de mes enfants : si je résistais à sa volonté en quoi que ce fût, il parlait aussitôt de les vendre, et alors je devenais aussi souple, aussi obéissante qu’il le désirait. Oh ! quelle odieuse vie ! vivre le cœur brisé chaque jour, gardant mon amour qui n’était plus que misère, et liée corps et âme à un homme que j’exécrais. J’aimais à lire à haute voix pour Henri, à jouer pour lui, à valser avec lui, à chanter pour lui, et toutes ces choses faites pour l’autre m’étaient un odieux supplice. — Et cependant je n’osais refuser : il était avec les enfants si dur, si impérieux ! Élise était une timide et douce petite fille, mais Henri avait le caractère hardi et emporté de son père, et personne ne l’avait jamais contrarié. L’homme lui cherchait toujours noise, le trouvait toujours en faute, le querellait sans cesse : je vivais dans l’épouvante et dans des transes continuelles. J’essayai de rendre le garçon respectueux, — j’essayai de faire vivre les deux enfants à part, car je tenais à eux plus qu’à la vie, mais tous mes efforts ne servirent à rien. Il les vendit tous deux ! Un jour, il me fit faire une promenade à cheval, et quand je rentrai, il n’y avait plus d’enfants ! Il me dit les avoir vendus : il me montra l’argent, le prix de leur sang ! Alors il me sembla que tout ce qui restait en moi de bon sombrait : je délirai, je blasphémai, — je maudis Dieu et les hommes, et je crois qu’un moment le misérable eut peur de moi ! mais il tint bon. Il dit que mes enfants étaient vendus, que lui seul pouvait me les faire revoir, et que si je n’étais calme, il leur en cuirait. On peut tout obtenir d’une femme en la menaçant dans ses enfants. Il me soumit encore et m’apaisa : il me flatta de l’espoir qu’il les rachèterait peut-être, et ainsi se passèrent, tant bien que mal, une semaine ou deux.

« Un jour je me promenais, et je passai devant la calabousse : je vis de la foule amassée devant la porte ; j’entendis une voix d’enfant : — soudain mon Henri s’échappa, en se débattant, des mains de deux ou trois hommes qui le tenaient ; il s’élança en criant de mon côté : il se suspendit à moi. Les hommes lui coururent sus, avec d’effroyables jurons : l’un d’eux, dont je n’oublierai jamais la face, lui dit qu’il n’en serait pas quitte ainsi, qu’il allait le ramener dans la calabousse, et lui infliger là une leçon qu’il n’oublierait de sa vie. Je priai, je suppliai : — ils se rirent de moi ! Le pauvre enfant gémissait et ne détachait pas ses yeux de mon visage ; il se cramponna à moi, jusqu’à ce qu’on me l’arrachât avec un lambeau de ma robe, et ils l’emportèrent… l’enfant criant toujours : Mère, mère, mère ! — Un homme, un curieux, debout près de la porte, sembla me prendre en pitié. — Je lui offris tout l’argent que je possédais pour qu’il intervint. Il secoua la tête. « Le maître de l’enfant assure, dit-il, qu’il a toujours été insolent et indocile : il veut le rompre une fois pour toutes. » Je m’enfuis en courant : à chaque pas il me semblait entendre les cris de mon fils. J’entrai au salon, hors d’haleine ; j’y trouvai Butler. Je lui contai tout ; je le suppliai d’aller, d’intervenir. Il rit, et me répondit que l’enfant n’avait que ce qu’il méritait ; qu’il avait bon besoin d’être rompu, et — que le plus tôt serait le mieux. Qu’attendez-vous encore, demanda-t-il.

« Il me sembla en ce moment sentir quelque chose se briser dans ma tête. Je devins folle, je devins furieuse. J’ai un confus souvenir d’avoir vu un couteau sur la table, de l’avoir pris, de m’être jetée sur l’homme : puis tout devint noir ; et pendant des semaines, je ne vis, je ne compris plus rien.

« Quand je revins à moi, j’étais dans une chambre propre, mais non la mienne. Une vieille négresse me gardait. Un médecin me visitait, et on prenait grand soin de moi. Peu de temps après, j’appris que Butler était parti, laissant ordre de me vendre ; c’est pourquoi on me soignait si bien.

« Je n’avais nul désir de recouvrer la santé, et j’espérais ne pas me rétablir ; mais en dépit de mes souhaits, la fièvre me quitta, je me remis peu à peu, et me levai à la fin. Alors ils me forcèrent à me parer tous les jours ; des hommes venaient fumer des cigares, me regarder, me questionner et débattre mon prix. J’étais si morne et si triste que pas un ne voulait de moi. On me menaça de me fouetter, si je ne me faisais plus gaie, et si je ne prenais la peine de me rendre plus avenante. À la fin, un jour, vint un gentilhomme nommé Stuart. Il parut avoir compassion de moi. Il devina que j’avais sur le cœur un poids accablant ; il vint me voir seul plusieurs fois, et finit par me persuader de lui confier ma peine. Il m’acheta, et promit de faire tout son possible pour retrouver mes enfants. Il se rendit à l’hôtel où était mon Henri ; on lui dit qu’il avait été vendu à un planteur de la rivière Perle ; ce furent les dernières nouvelles que j’eus du pauvre enfant. Il découvrit aussi où était ma petite fille ; elle appartenait à une vieille dame. Il en offrit une somme énorme, mais on refusa de la lui vendre. Butler apprit que c’était pour moi que M. Stuart la désirait, et il me fit savoir que je ne l’aurais jamais. Le capitaine Stuart était bon, affectueux ; il possédait une magnifique plantation, il m’y conduisit. J’eus un fils dans le courant de l’année. Oh ! le pauvre cher petit, — combien je l’aimais ! il ressemblait tant à mon pauvre Henri ! mais en mon cœur, j’avais pris une résolution, oui, je l’avais prise, et c’était de ne plus élever d’enfant ! Je serrai mon petit garçon dans mes bras, il avait quinze jours, je le baisai ; je pleurai sur lui ; puis, je lui fis boire de l’opium, et le tins pressé contre mon sein jusqu’à ce qu’il s’endormit dans la mort. Combien je le regrettai ! combien je le pleurai ! On crut que je lui avais fait prendre de l’opium par méprise ; personne ne soupçonna la vérité. Cet acte est du petit nombre de ceux dont je m’applaudis. Je ne m’en repens pas : lui, du moins, est hors de peine. Que pouvais-je donner de mieux que la mort, au pauvre enfant ? — Peu de temps après, une nouvelle épidémie du choléra emporta le capitaine Stuart ; tous ceux qui désiraient vivre, moururent, — et moi, — bien que descendue aux portes du tombeau, — je vécus ! Je fus vendue de nouveau, et passai de main en main jusqu’à ce que, ridée, flétrie, dégradée, j’eus une mauvaise fièvre. Alors ce pervers m’acheta et m’amena ici ; — et ici je suis ! »

La femme s’arrêta : elle avait pressé son récit avec une sauvage énergie, tantôt s’adressant à Tom, tantôt à elle-même. Si vive et si entraînante était la passion avec laquelle elle parlait, que, pendant un moment, Tom fut distrait, même de la douleur de ses blessures. Se soulevant sur le coude, il la regardait, tandis que, dans son agitation fébrile, elle allait et venait, ses longs cheveux noirs épars et flottants autour d’elle.

« Vous dites, reprit-elle après une pause, qu’il y a un Dieu, — un Dieu qui abaisse sur nous ses regards, et voit tout. Peut-être en est-il ainsi ? Les religieuses qui m’ont élevée m’ont souvent parlé du jugement dernier, quand ce qu’il y a de plus caché apparaîtra au grand jour ! — Ne sera-ce pas alors l’heure de la vengeance ?

« On compte pour rien nos douleurs ; — pour rien, celles de nos enfants ! C’est peu de chose, dit-on ; cependant, j’ai erré par les rues, portant un poids de douleurs assez lourd pour que la ville s’abîmât sous moi ! J’ai souhaité que les toits m’écrasassent, que la terre s’entr’ouvrit sous mes pieds. Oui, et à l’heure du jugement, je me tiendrai debout devant Dieu, et témoignerai contre ceux qui m’ont ruinée, moi et mes enfants, corps et âme !

« Quand j’étais jeune fille, je me croyais pieuse, et j’aimais à prier Dieu. Maintenant, je suis une âme perdue, vouée aux démons qui me tourmentent sans relâche ; ils me poussent en avant ! — et je sens que je le ferai un de ces jours ! dit-elle, la main crispée et menaçante, tandis qu’une flamme rouge étincelait dans ses sombres prunelles. — Je l’enverrai où il mérite d’aller, — et par le chemin le plus court, — une de ces nuits, — dût-on après me brûler vive ! » Un rire sauvage et saccadé résonna à travers la grange déserte, et finit en un sanglot convulsif. Elle se jeta par terre, criant et se débattant.

Au bout de quelques secondes, cette frénésie s’apaisa ; elle se leva lentement, et parut reprendre empire sur elle-même.

« Que puis-je faire encore pour vous, mon pauvre compagnon ? dit-elle en s’approchant de Tom ; vous donnerai-je un peu d’eau ? »

Il y avait dans sa voix et son geste, quand elle prononça ce peu de mots, une douceur gracieuse et compatissante qui contrastait étrangement avec sa première amertume.

Tom but l’eau, et la regarda en face, ému et fervent.

« Ô maîtresse, que je voudrais que vous alliez à CELUI qui peut vous donner les eaux vives !

— Aller à lui ? où est-il ? qui est-il ?

— Celui dont vous lisiez tout à l’heure la mort : — le Seigneur.

— J’ai vu sa croix sur l’autel, quand j’étais jeune fille, dit Cassy, ses yeux noirs perdus dans une triste et profonde rêverie ; mais Il n’est pas ici ! — Il n’y a rien ici, que péché, et lent, lent désespoir ! — Oh ! » Elle appuya la main sur sa poitrine et respira avec effort, comme oppressée par un poids accablant.

Tom eût voulu parler encore ; elle l’arrêta d’un geste impérieux.

« Assez, mon pauvre compagnon. Essayez de dormir, si vous le pouvez. » Elle mit de l’eau à portée de sa main, l’arrangea sur sa couche du mieux qu’elle put, et quitta la grange.