Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 420-429).


CHAPITRE XXX.

Les délaissés.


Il n’est pas sur la terre de créature plus isolée, plus dépourvue de protection, plus à plaindre, que l’esclave qui perd un bon maître.

Après la mort d’un père il reste encore à l’enfant des amis et l’appui de la loi. Il est quelqu’un ; il peut faire quelque chose ; — il a des droits et une position reconnue : pour l’esclave, rien de pareil. — Aux yeux de la loi c’est un immeuble, et pas plus. Les seules satisfactions accordées aux besoins, aux désirs légitimes d’une créature humaine et immortelle, lui viennent à travers la volonté souveraine du maître, et quand le maître disparaît, tout finit avec lui.

Peu d’hommes usent avec justice et générosité d’un pouvoir sans limites : tout le monde sait cela ; mais l’esclave le sait mieux que personne. Il sent que, pour un maître bienveillant, affectueux, il s’en trouve dix cruels et tyranniques ; aussi le deuil d’un bon maître est-il long et profond pour les pauvres abandonnés qu’il laisse derrière lui.

Saint-Clair avait à peine rendu le dernier soupir que la terreur et la consternation s’emparaient de tous. Il avait été foudroyé dans la force et la fleur de sa jeunesse : les salons, les galeries, la maison tout entière retentissaient de sanglots, de cris de désespoir.

Marie, énervée par l’habitude constante de s’écouter, restait terrassée sous le choc, et s’évanouissait de minute en minute durant l’agonie de son mari : celui auquel l’unissait le lien mystérieux et sacré du mariage la quitta pour jamais sans un mot d’adieu.

Miss Ophélia, douée d’une énergie et d’une force de volonté peu communes, resta jusqu’à la fin près de Saint-Clair, tout yeux, tout oreilles, tout attention, faisant le peu qui se pouvait faire, et se joignant de toute son âme aux tendres et ferventes prières du pauvre esclave pour l’âme de son maître mourant.

Lorsqu’ils lui rendirent les derniers devoirs, ils trouvèrent sur son sein un petit médaillon à ressort. Il renfermait un portrait de femme, — un noble et beau visage, — et sur le revers, une mèche de cheveux noirs. Ils remirent sur la poitrine inerte, — cendres sur cendres, — ces tristes reliques d’un passé qui jadis avait fait battre si vite ce cœur immobile.

L’âme de Tom était tout entière aux pensées de l’éternité ; et devant cette froide dépouille, il ne songea pas une seule fois que ce coup imprévu scellait à jamais son esclavage. Il était tranquille sur son maître ; car, à l’heure solennelle où il épanchait sa prière dans le sein du Père céleste, il avait senti descendre en lui une quiétude parfaite, et comme l’assurance qu’il était exaucé. La profondeur de ses affections lui faisait pressentir la plénitude de l’amour divin ; car un vieil oracle a écrit : « Celui qui habite dans l’amour habite en Dieu, et Dieu en lui. » Tom croyait, Tom espérait, et Tom était en paix.

Le jour des funérailles arriva, avec son cortège obligé de crêpes funèbres, de prières, de figures graves ; puis les vagues fangeuses de la vie quotidienne roulèrent comme auparavant ; puis vint l’éternelle question : Qu’y a-t-il à faire encore ? Marie se la posa, tandis qu’enveloppée d’un peignoir du matin, entourée de visages inquiets, elle examinait, du fond de sa bergère, des échantillons d’étoffes de deuil. Miss Ophélia se l’était posée aussi : elle songeait à regagner le Nord et la maison paternelle. Mais la question se dressait surtout, pleine de muettes terreurs, dans l’esprit des domestiques, qui ne connaissaient que trop la tyrannique insensibilité de leur maîtresse. Tous savaient que les douceurs dont ils avaient joui leur venaient du maître seul, et que maintenant qu’il n’était plus, rien ne les pourrait garantir des caprices despotiques d’un caractère que les revers aigrissaient encore. Environ une quinzaine après l’enterrement, miss Ophélia, occupée dans sa chambre, entendit frapper doucement à la porte. Elle ouvrit : c’était Rosa, la jolie femme de chambre quarteronne, les cheveux en désordre et les yeux gonflés de pleurs.

« Oh ! miss Phélie, dit-elle, tombant à genoux et saisissant le pan de la robe de miss Ophélia ; je vous en supplie, allez trouver maîtresse ! allez la prier pour moi ! elle veut m’envoyer là pour y être fouettée, — regardez. » Elle tendit un papier à miss Ophélia.

C’était l’écriture élégante et fine de Marie ; un ordre au maître d’une maison de châtiment de donner au porteur quinze coups de fouet.

« Qu’avez-vous donc fait ? demanda miss Ophélia.

— Vous savez, miss Phélie, j’ai un si mauvais caractère ! c’est bien mal à moi. J’essayais une robe à maîtresse Marie ; elle m’a frappé au visage, et j’ai parlé sans y penser ; j’ai été insolente. Elle a dit qu’elle me réduirait, qu’elle m’apprendrait, une fois pour toutes, à ne plus faire la princesse comme par le passé. Elle a écrit ce billet, et m’a dit de le porter : mais j’aime mieux qu’elle me tue tout de suite. »

Miss Ophélia tenait le papier, et réfléchissait. « Voyez-vous, miss Phélie, poursuivit Rosa ce n’est pas tant la peur des coups ; — je les endurerais bien de votre main ou de celle de miss Marie ; — mais être envoyée à un homme ! à un si horrible homme ! — c’est à en mourir de honte ! »

Miss Ophélia savait que l’usage général était d’envoyer aux maisons de châtiment, pour y être brutalement exposées et soumises à de honteuses corrections, des pauvres femmes, des jeunes filles, livrées ainsi aux derniers des hommes, — à des hommes assez vils pour faire un tel métier. Elle l’avait su ; mais elle n’en comprit l’odieuse réalité qu’en voyant la délicate jeune fille se tordre d’angoisse à ses genoux. Tout le sang de la pudeur féminine, le libre et vigoureux sang de la Nouvelle-Angleterre, empourpra ses joues, et reflua vers son cœur indigné. Mais, avec sa prudence et son habituelle fermeté, elle se domina, et, froissant le papier dans sa main, elle dit simplement à Rosa :

« Asseyez-vous, enfant, tandis que j’irai parler à votre maîtresse.

« C’est odieux, barbare, infâme ! » se disait-elle en traversant le salon.

Elle trouva Marie assise dans sa bergère ; Mamie, debout derrière elle, lui démêlait les cheveux ; Jane, accroupie à terre, lui frottait les pieds.

« Comment vous portez-vous aujourd’hui ? » demanda miss Ophélia.

Marie poussa un profond soupir, ferma les yeux, et ne répondit pas. Enfin, au bout d’un moment, elle dit avec langueur : « En vérité, je n’en sais rien, cousine ; je suppose que je me porte aussi bien que je puis me porter désormais ! Elle s’essuya les yeux avec un mouchoir de batiste, encadré d’une large bordure noire.

— Je venais, dit miss Qphélia, et elle fut prise de la petite toux sèche qui précède d’ordinaire un sujet difficile, — je venais vous parler de la pauvre Rosa. » Les yeux de Marie s’ouvrirent tout grands cette fois, et ses joues jaunes se teignirent de rouge, comme elle répondait aigrement :

« Eh bien ! qu’avez-vous à m’en dire ?

— Elle est très-fâchée de sa faute.

— Vraiment ! Elle en sera encore plus fâchée avant que j’en aie fini avec elle. J’ai enduré trop longtemps son insolence : maintenant je prétends l’humilier, — la faire descendre dans la boue !

— Mais ne pourriez-vous la punir de quelque autre façon, d’une façon moins honteuse ?

— Je veux lui faire honte ; c’est précisément ce que je veux. Toute sa vie elle a tiré vanité de sa taille, de sa figure, de ses airs de dame, à ce point qu’elle en a oublié ce qu’elle est ; je lui donnerai une leçon qui le lui rappellera.

— Mais, cousine, réfléchissez que si vous détruisez toute délicatesse, toute pudeur dans une jeune fille, vous la dépravez.

— De la délicatesse ! dit Marie avec un rire de mépris ; un grand mot qui va bien à elle et à ses pareilles ! Je lui apprendrai que, malgré tous ses grands airs, elle ne vaut pas mieux que la dernière fille déguenillée qui court les rues. Elle ne s’avisera plus d’en prendre avec moi, des airs !

— Vous aurez à répondre à Dieu d’une telle cruauté ! dit miss Ophélia.

— De la cruauté ! je voudrais bien savoir en quoi je suis cruelle ? je n’ai écrit l’ordre que pour quinze coups, encore ai-je ajouté de ne pas les donner trop forts. Assurément il n’y a pas là de cruauté !

— Pas de cruauté ! reprit miss Ophélia. Je suis sûre que toute jeune fille préférerait cent fois mourir !

— Vous jugez cela de votre point de vue, mais toutes ces créatures y sont faites : c’est le seul moyen de les ranger à l’ordre. Laisser leur une fois se donner des airs de délicatesse, et tout ce qui s’en suit, elles vous grimperont bien vite sur le dos, et vous mangeront dans la main, comme ont toujours fait ici mes filles de service. J’ai commencé à les ramener sous ma férule ; et j’entends qu’elles sachent bien que je les enverrai fouetter, l’une comme l’autre, si elles bronchent ! » Et Marie regarda autour d’elle d’un air décidé.

Jane baissa la tête et se courba davantage encore, car elle sentait que la menace était à son adresse.

Miss Ophélia eut l’air un moment d’avoir avalé de la poudre à canon et d’être prête à sauter. Mais se rappelant l’inutilité de toute discussion avec une nature semblable, elle ferma résolument ses lèvres, se leva, et sortit de la chambre.

Ce lui fut chose rude que d’annoncer à Rosa qu’elle avait échoué. Bientôt, un domestique vint dire que sa maîtresse lui avait donné ordre de conduire la jeune quarteronne à la maison de châtiment, où elle fut traînée en dépit de ses larmes et de ses prières.

Peu de jours après, Tom songeait debout sur le balcon, lorsqu’il fut accosté par Adolphe, qui, déchu de toutes ses splendeurs, était inconsolable depuis la mort de son maître. Le mulâtre connaissait l’antipathie que lui avait vouée Marie ; mais tant que son maître vécut, il s’en inquiéta peu. Maintenant, il était en proie à des transes continuelles et tremblait de ce qui pouvait lui advenir. Marie avait eu plusieurs conférences avec son avoué : elle avait pris l’avis du frère de Saint-Clair, et il avait été arrêté qu’on vendrait l’habitation ainsi que tous les esclaves, hors ceux qui lui appartenaient en propre, et qu’elle devait ramener avec elle à son retour chez son père.

« Savez-vous, Tom que nous allons tous être vendus ! dit Adolphe.

— Comment le savez-vous ? dit Tom.

— J’étais caché derrière les rideaux pendant que maîtresse parlait à l’avoué. Dans quelques jours d’ici nous serons tous envoyés au marché.

— La volonté du Seigneur soit faite ! dit Tom, les bras croisés et poussant un profond soupir.

— Nous ne retrouverons jamais un maître comme le nôtre, reprit Adolphe d’un ton inquiet ; mais j’aime encore mieux être vendu et courir ma chance que de rester avec maîtresse. »

Tom se détourna ; son cœur était trop plein. L’espoir de la liberté, le souvenir de sa femme, de ses enfants, apparut à son âme patiente, comme apparaît au matelot naufragé à l’entrée du port, la vision de son clocher, des toits aimés de son village natal, entrevus du haut de la sombre houle qui va l’engloutir pour toujours. Il serra fortement ses bras sur sa poitrine, refoula ses larmes amères, et s’efforça de prier. Le pauvre homme avait un préjugé, bizarre, inexplicable, en faveur de la liberté, et la lutte pour l’extirper était rude ; plus il répétait « que ta volonté soit faite ! » plus il se sentait malheureux.

Il alla trouver miss Ophélia, qui, depuis la mort d’Éva, l’avait toujours traité avec bienveillance, et même avec une sorte de respect.

« Miss Phélie, dit-il, maître Saint-Clair m’avait promis ma liberté ; il avait commencé à faire ce qu’il fallait pour me la rendre. Peut-être que, si miss Phélie avait la bonté d’en parler à maîtresse, elle voudrait bien finir la chose, rien que pour faire comme voulait maître Saint-Clair.

— Je parlerai pour vous, Tom, et ferai de mon mieux, dit miss Ophélia ; mais si la chose dépend de madame Saint-Clair, je n’ai pas grande espérance : j’essaierai, néanmoins. »

C’était peu après l’incident de Rosa, et miss Ophélia s’occupait de ses préparatifs de départ.

Elle réfléchit sérieusement, et se reprocha d’avoir été peut-être trop vive dans ce premier plaidoyer. Résolue à modérer son zèle, et à être aussi conciliante que possible, elle prit son tricot, composa son visage, et s’achemina vers la chambre de Marie pour y négocier l’affaire de Tom, avec toute la diplomatie dont elle était capable.

Madame Saint-Clair, étendue sur une chaise longue, le coude appuyé sur une pile de coussins, regardait diverses étoffes noires que Jane avait rapporté de plusieurs magasins et qu’elle étalait devant elle.

« Celle-là me convient, dit Marie en désignant une des pièces ; seulement je ne suis pas sûre que ce soit assez deuil.

— Seigneur, maîtresse ! dit Jane avec volubilité, ma dame la générale Derbennon n’a pas porté autre chose à la mort du général, l’été dernier. Ça sied si bien !

— Qu’en pensez-vous ? demanda Marie à miss Ophélia.

— C’est une question de coutume, je suppose, dit miss Ophélia. Vous en pouvez juger mieux que moi.

— Le fait est que je n’ai pas au monde une seule robe à mettre, et comme je vais faire maison nette et partir la semaine prochaine, il faut absolument que je décide quelque chose.

— Partez-vous donc si tôt ?

— Oui, le frère de Saint-Clair a écrit ; lui et l’avoué pensent qu’il vaut mieux mettre d’abord en vente les esclaves et les meubles, quitte à laisser l’habitation aux mains de l’homme de loi pour être vendue plus tard.

— Il y a une chose dont je voulais vous parler, dit miss Ophélia. Augustin avait promis à Tom de lui rendre la liberté ; il avait même commencé les démarches légales nécessaires. J’espère que vous userez de votre influence pour qu’elles se terminent.

— Je n’en ferai rien, en vérité, dit Marie avec aigreur. Tom est de tous les domestiques de l’habitation celui qui a le plus de valeur. On ne saurait faire un pareil sacrifice. D’ailleurs, qu’a-t-il besoin de liberté ? Il est infiniment mieux comme il est.

— Mais il désire très-ardemment être libre, et son maître le lui a promis, insista miss Ophélia.

— Je ne doute pas qu’il ne le désire, répliqua Marie : ils en sont tous là, précisément parce que c’est un ramas de mécontents qui veulent toujours avoir ce qu’ils n’ont pas. J’ai pour principe de n’émanciper en aucun cas. Tenez le nègre sous la férule du maître, et il se comportera à peu près bien ; mais si vous l’affranchissez, il ne voudra plus travailler ; il deviendra paresseux, ivrogne, et tout ce qu’il y a de pis. J’en ai vu des centaines d’exemples. Ce n’est point leur rendre service que de les affranchir.

— Mais Tom est si sobre, si bon travailleur, si pieux !

— Oh ! vous n’avez que faire d’insister ! j’en ai vu cent comme lui ; il marchera bien tant qu’on y aura l’œil, voilà tout.

— Mais considérez, dit miss Ophélia, qu’en le mettant en vente vous l’exposez à tomber à un mauvais maître.

— Ce sont là des balivernes ! reprit Marie ; il n’arrive pas une fois sur cent qu’un bon sujet tombe à un mauvais maître. La plupart des maîtres sont bons, quoi qu’on en dise. J’ai vécu, j’ai grandi dans le Sud, et je n’y ai jamais connu personne qui ne traitât bien ses esclaves, aussi bien du moins qu’ils le méritent. Je n’ai pas la moindre inquiétude là-dessus.

— Eh bien ! dit miss Ophélia avec énergie, je sais qu’un des derniers vœux de votre mari était que Tom eût sa liberté ; c’est une des promesses qu’il a faites à la chère petite Éva mourante, et je n’imaginais pas que vous pussiez vous en croire dégagée. »

À cet appel Marie se couvrit le visage de son mouchoir, et eut recours à son flacon de sels.

« Tout le monde se tourne contre moi ! dit-elle ; personne n’a le moindre égard ! Je ne devais pas m’attendre à un pareil procédé ! Venir ainsi réveiller tous mes chagrins ! c’est d’une telle inattention ! mais on ne veut pas réfléchir à tout ce que mes épreuves, à moi, ont de particulier. Il est bien dur, quand je n’avais qu’une fille unique, de me la voir enlevée ! — Quand j’avais un mari qui me convenait si parfaitement, — et je suis si difficile, — il est dur de le perdre ! Il faut avoir bien peu de sentiment pour venir me rappeler tout cela avec tant d’insouciance, — lorsque vous savez à quel point je suis faible ! Je veux croire que vous avez de bonnes intentions ; mais c’est d’un manque d’égards inouï ! » Et Marie sanglota, respira convulsivement, cria à Mamie d’ouvrir la fenêtre, de lui apporter le camphre, de lui frotter la tête et de la délacer. Au milieu de la confusion générale qui s’en suivit, miss Ophélia s’esquiva, et rentra dans son appartement.

Elle vit qu’elle ne gagnerait rien à dire un mot de plus, car Marie avait une capacité d’attaques de nerfs sans limites, et elle la mettait en jeu toutes les fois qu’on faisait allusion aux derniers désirs de son mari ou d’Éva en faveur des domestiques. Miss Ophélia fit donc ce qui lui restait de mieux à faire pour Tom ; elle écrivit pour lui une lettre à madame Shelby, lui exposant ses peines, et la pressant d’envoyer à son aide.

Le lendemain, Tom, Adolphe et une demi-douzaine de leurs compagnons de servitude furent conduits à un dépôt d’esclaves, afin d’y attendre la convenance du marchand qui réunissait un lot pour la vente.