L’Origine des espèces/Chapitre XI

L’Origine des espèces (1859 (1re éd.) — 1872 (6e éd., traduite en 1876))
Traduction par Edmond Barbier.
Librairie C. Reinwald, Schleicher Frères éditeurs (p. 389-423).


CHAPITRE XI.

De la succession géologique des êtres organisés.

Apparition lente et successive des espèces nouvelles. — Leur différente vitesse de transformation. — Les espèces éteintes ne reparaissent plus. — Les groupes d’espèces, au point de vue de leur apparition et de leur disparition, obéissent aux mêmes règles générales que les espèces isolées. — Extinction. — Changements simultanés des formes organiques dans le monde entier. — Affinités des espèces éteintes soit entre elles, soit avec les espèces vivantes. — État de développement des formes anciennes. — Succession des mêmes types dans les mêmes zones. — Résumé de ce chapitre et du chapitre précédent.

Examinons maintenant si les lois et les faits relatifs à la succession géologique des êtres organisés s’accordent mieux avec la théorie ordinaire de l’immutabilité des espèces qu’avec celle de leur modification lente et graduelle, par voie de descendance et de sélection naturelle.

Les espèces nouvelles ont apparu très lentement, l’une après l’autre, tant sur la terre que dans les eaux. Lyell a démontré que, sous ce rapport, les diverses couches tertiaires fournissent un témoignage incontestable ; chaque année tend à combler quelques-unes des lacunes qui existent entre ces couches, et à rendre plus graduelle la proportion entre les formes éteintes et les formes nouvelles. Dans quelques-unes des couches les plus récentes, bien que remontant à une haute antiquité si l’on compte par années, on ne constate l’extinction que d’une ou deux espèces, et l’apparition d’autant d’espèces nouvelles, soit locales, soit, autant que nous pouvons en juger, sur toute la surface de la terre. Les formations secondaires sont plus bouleversées ; mais, ainsi que le fait remarquer Bronn, l’apparition et la disparition des nombreuses espèces éteintes enfouies dans chaque formation n’ont jamais été simultanées.

Les espèces appartenant à différents genres et à différentes classes n’ont pas changé au même degré ni avec la même rapidité. Dans les couches tertiaires les plus anciennes on peut trouver quelques espèces actuellement vivantes, au milieu d’une foule de formes éteintes. Falconer a signalé un exemple frappant d’un fait semblable, c’est un crocodile existant encore qui se trouve parmi des mammifères et des reptiles éteints dans les dépôts sous-himalayens. La lingule silurienne diffère très peu des espèces vivantes de ce genre, tandis que la plupart des autres mollusques siluriens et tous les crustacés ont beaucoup changé. Les habitants de la terre paraissent se modifier plus rapidement que ceux de la mer ; on a observé dernièrement en Suisse un remarquable exemple de ce fait. Il y a lieu de croire que les organismes élevés dans l’échelle se modifient plus rapidement que les organismes inférieurs ; cette règle souffre cependant quelques exceptions. La somme des changements organiques, selon la remarque de Pictet, n’est pas la même dans chaque formation successive. Cependant, si nous comparons deux formations qui ne sont pas très-voisines, nous trouvons que toutes les espèces ont subi quelques modifications. Lorsqu’une espèce a disparu de la surface du globe, nous n’avons aucune raison de croire que la forme identique reparaisse jamais. Le cas qui semblerait le plus faire exception à cette règle est celui des « colonies » de M. Barrande, qui font invasion pendant quelque temps au milieu d’une formation plus ancienne, puis cèdent de nouveau la place à la faune préexistante ; mais Lyell me semble avoir donné une explication satisfaisante de ce fait, en supposant des migrations temporaires provenant de provinces géographiques distinctes.

Ces divers faits s’accordent bien avec ma théorie, qui ne suppose aucune loi fixe de développement, obligeant tous les habitants d’une zone à se modifier brusquement, simultanément, ou à un égal degré. D’après ma théorie, au contraire, la marche des modifications doit être lente, et n’affecter généralement que peu d’espèces à la fois ; en effet, la variabilité de chaque espèce est indépendante de celle de toutes les autres. L’accumulation par la sélection naturelle, à un degré plus ou moins prononcé, des variations ou des différences individuelles qui peuvent surgir, produisant ainsi plus ou moins de modifications permanentes, dépend d’éventualités nombreuses et complexes — telles que la nature avantageuse des variations, la liberté des croisements, les changements lents dans les conditions physiques de la contrée, l’immigration de nouvelles formes et la nature des autres habitants avec lesquels l’espèce qui varie se trouve en concurrence. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’une espèce puisse conserver sa forme plus longtemps que d’autres, ou que, si elle se modifie, elle le fasse à un moindre degré. Nous trouvons des rapports analogues entre les habitants actuels de pays différents ; ainsi, les coquillages terrestres et les insectes coléoptères de Madère en sont venus à différer considérablement des formes du continent européen qui leur ressemblent le plus, tandis que les coquillages marins et les oiseaux n’ont pas changé. La rapidité plus grande des modifications chez les animaux terrestres et d’une organisation plus élevée, comparativement à ce qui se passe chez les formes marines et inférieures, s’explique peut-être par les relations plus complexes qui existent entre les êtres supérieurs et les conditions organiques et inorganiques de leur existence, ainsi que nous l’avons déjà indiqué dans un chapitre précédent. Lorsqu’un grand nombre d’habitants d’une région quelconque se sont modifiés et perfectionnés, il résulte du principe de la concurrence et des rapports essentiels qu’ont mutuellement entre eux les organismes dans la lutte pour l’existence, que toute forme qui ne se modifie pas et ne se perfectionne pas dans une certaine mesure doit être exposée à la destruction. C’est pourquoi toutes les espèces d’une même région finissent toujours, si l’on considère un laps de temps suffisamment long, par se modifier, car autrement elles disparaîtraient.

La moyenne des modifications chez les membres d’une même classe peut être presque la même, pendant des périodes égales et de grande longueur ; mais, comme l’accumulation de couches durables, riches en fossiles, dépend du dépôt de grandes masses de sédiments sur des aires en voie d’affaissement, ces couches ont dû nécessairement se former à des intervalles très considérables et irrégulièrement intermittents. En conséquence, la somme des changements organiques dont témoignent les fossiles contenus dans des formations consécutives n’est pas égale. Dans cette hypothèse, chaque formation ne représente pas un acte nouveau et complet de création, mais seulement une scène prise au hasard dans un drame qui change lentement et toujours.

Il est facile de comprendre pourquoi une espèce une fois éteinte ne saurait reparaître, en admettant même le retour de conditions d’existence organiques et inorganiques identiques. En effet, bien que la descendance d’une espèce puisse s’adapter de manière à occuper dans l’économie de la nature la place d’une autre (ce qui est sans doute arrivé très souvent), et parvenir ainsi à la supplanter, les deux formes — l’ancienne et la nouvelle — ne pourraient jamais être identiques, parce que toutes deux auraient presque certainement hérité de leurs ancêtres distincts des caractères différents, et que des organismes déjà différents tendent à varier d’une manière différente. Par exemple, il est possible que, si nos pigeons paons étaient tous détruits, les éleveurs parvinssent à refaire une nouvelle race presque semblable à la race actuelle. Mais si nous supposons la destruction de la souche parente, le biset — et nous avons toute raison de croire qu’à l’état de nature les formes parentes sont généralement remplacées et exterminées par leurs descendants perfectionnés — il serait peu probable qu’un pigeon paon, identique à la race existante, pût descendre d’une autre espèce de pigeon ou même d’aucune autre race bien fixe du pigeon domestique. En effet, les variations successives seraient certainement différentes dans un certain degré, et la variété nouvellement formée emprunterait probablement à la souche parente quelques divergences caractéristiques.

Les groupes d’espèces, c’est-à-dire les genres et les familles, suivent dans leur apparition et leur disparition les mêmes règles générales que les espèces isolées, c’est-à-dire qu’ils se modifient plus ou moins fortement, et plus ou moins promptement. Un groupe une fois éteint ne reparaît jamais ; c’est-à-dire que son existence, tant qu’elle se perpétue, est rigoureusement continue. Je sais que cette règle souffre quelques exceptions apparentes, mais elles sont si rares, que E. Forbes, Pictet et Woodward (quoique tout à fait opposés aux idées que je soutiens) l’admettent pour vraie. Or, cette règle s’accorde rigoureusement avec ma théorie, car toutes les espèces d’un même groupe, quelle qu’ait pu en être la durée, sont les descendants modifiés les uns des autres, et d’un ancêtre commun. Les espèces du genre lingule, par exemple, qui ont successivement apparu à toutes les époques, doivent avoir été reliées les unes aux autres par une série non interrompue de générations, depuis les couches les plus anciennes du système silurien jusqu’à nos jours.

Nous avons vu dans le chapitre précédent que des groupes entiers d’espèces semblent parfois apparaître tous à la fois et soudainement. J’ai cherché à donner une explication de ce fait, qui serait, s’il était bien constaté, fatal à ma théorie. Mais de pareils cas sont exceptionnels ; la règle générale, au contraire, est une augmentation progressive en nombre, jusqu’à ce que le groupe atteigne son maximum, tôt ou tard suivi d’un décroissement graduel. Si on représente le nombre des espèces contenues dans un genre, ou le nombre des genres contenus dans une famille, par un trait vertical d’épaisseur variable, traversant les couches géologiques successives contenant ces espèces, le trait paraît quelquefois commencer à son extrémité inférieure, non par une pointe aiguë, mais brusquement. Il s’épaissit graduellement en montant ; il conserve souvent une largeur égale pendant un trajet plus ou moins long, puis il finit par s’amincir dans les couches supérieures, indiquant le décroissement et l’extinction finale de l’espèce. Cette multiplication graduelle du nombre des espèces d’un groupe est strictement d’accord avec ma théorie, car les espèces d’un même genre et les genres d’une même famille ne peuvent augmenter que lentement et progressivement la modification et la production de nombreuses formes voisines ne pouvant être que longues et graduelles. En effet, une espèce produit d’abord deux ou trois variétés, qui se convertissent lentement en autant d’espèces, lesquelles à leur tour, et par une marche également graduelle, donnent naissance à d’autres variétés et à d’autres espèces, et, ainsi de suite, comme les branches qui, partant du tronc unique d’un grand arbre, finissent, en se ramifiant toujours, par former un groupe considérable dans son ensemble.

EXTINCTION.

Nous n’avons, jusqu’à présent, parlé qu’incidemment de la disparition des espèces et des groupes d’espèces. D’après la théorie de la sélection naturelle, l’extinction des formes anciennes et la production des formes nouvelles perfectionnées sont deux faits intimement connexes. La vieille notion de la destruction complète de tous les habitants du globe, à la suite de cataclysmes périodiques, est aujourd’hui généralement abandonnée, même par des géologues tels que E. de Beaumont, Murchison, Barrande, etc., que leurs opinions générales devraient naturellement conduire à des conclusions de cette nature. Il résulte, au contraire, de l’étude des formations tertiaires que les espèces et les groupes d’espèces disparaissent lentement les uns après les autres, d’abord sur un point, puis sur un autre, et enfin de la terre entière. Dans quelques cas très rares, tels que la rupture d’un isthme et l’irruption, qui en est la conséquence, d’une foule de nouveaux habitants provenant d’une mer voisine, ou l’immersion totale d’une île, la marche de l’extinction a pu être rapide. Les espèces et les groupes d’espèces persistent pendant des périodes d’une longueur très inégale ; nous avons vu, en effet, que quelques groupes qui ont apparu dès l’origine de la vie existent encore aujourd’hui, tandis que d’autres ont disparu avant la fin de la période paléozoïque. Le temps pendant lequel une espèce isolée ou un genre peut persister ne paraît dépendre d’aucune loi fixe. Il y a tout lieu de croire que l’extinction de tout un groupe d’espèces doit être beaucoup plus lente que sa production. Si l’on figure comme précédemment l’apparition et la disparition d’un groupe par un trait vertical d’épaisseur variable, ce dernier s’effile beaucoup plus graduellement en pointe à son extrémité supérieure, qui indique la marche de l’extinction, qu’à son extrémité inférieure, qui représente l’apparition première, et la multiplication progressive de l’espèce. Il est cependant des cas où l’extinction de groupes entiers a été remarquablement rapide ; c’est ce qui a eu lieu pour les ammonites à la fin de la période secondaire.

On a très gratuitement enveloppé de mystères l’extinction des espèces. Quelques auteurs ont été jusqu’à supposer que, de même que la vie de l’individu a une limite définie, celle de l’espèce a aussi une durée déterminée. Personne n’a pu être, plus que moi, frappé d’étonnement par le phénomène de l’extinction des espèces. Quelle ne fut pas ma surprise, par exemple, lorsque je trouvai à la Plata la dent d’un cheval enfouie avec les restes de mastodontes, de mégathériums, de toxodontes et autres mammifères géants éteints, qui tous avaient coexisté à une période géologique récente avec des coquillages encore vivants. En effet, le cheval, depuis son introduction dans l’Amérique du Sud par les Espagnols, est redevenu sauvage dans tout le pays et s’est multiplié avec une rapidité sans pareille ; je devais donc me demander quelle pouvait être la cause de l’extinction du cheval primitif, dans des conditions d’existence si favorables en apparence. Mon étonnement était mal fondé ; le professeur Owen ne tarda pas à reconnaître que la dent, bien que très semblable à celle du cheval actuel, appartenait à une espèce éteinte. Si ce cheval avait encore existé, mais qu’il eût été rare, personne n’en aurait été étonné ; car dans tous les pays la rareté est l’attribut d’une foule d’espèces de toutes classes ; si l’on demande les causes de cette rareté, nous répondons qu’elles sont la conséquence de quelques circonstances défavorables dans les conditions d’existence, mais nous ne pouvons presque jamais indiquer quelles sont ces circonstances. En supposant que le cheval fossile ait encore existé comme espèce rare, il eût semblé tout naturel de penser, d’après l’analogie avec tous les autres mammifères, y compris l’éléphant, dont la reproduction est si lente, ainsi que d’après la naturalisation du cheval domestique dans l’Amérique du Sud, que, dans des conditions favorables, il eût, en peu d’années, repeuplé le continent. Mais nous n’aurions pu dire quelles conditions défavorables avaient fait obstacle à sa multiplication ; si une ou plusieurs causes avaient agi ensemble ou séparément ; à quelle période de la vie et à quel degré chacune d’elles avait agi. Si les circonstances avaient continué, si lentement que ce fût, à devenir de moins en moins favorables, nous n’aurions certainement pas observé le fait, mais le cheval fossile serait devenu de plus en plus rare, et se serait finalement éteint, cédant sa place dans la nature à quelque concurrent plus heureux.

Il est difficile d’avoir toujours présent à l’esprit le fait que la multiplication de chaque forme vivante est sans cesse limitée par des causes nuisibles inconnues qui cependant sont très suffisantes pour causer d’abord la rareté et ensuite l’extinction. On comprend si peu ce sujet, que j’ai souvent entendu des gens exprimer la surprise que leur causait l’extinction d’animaux géants, tels que le mastodonte et le dinosaure, comme si la force corporelle seule suffisait pour assurer la victoire dans la lutte pour l’existence. La grande taille d’une espèce, au contraire, peut entraîner dans certains cas, ainsi qu’Owen en a fait la remarque, une plus prompte extinction, par suite de la plus grande quantité de nourriture nécessaire. La multiplication continue de l’éléphant actuel a dû être limitée par une cause quelconque avant que l’homme habitât l’Inde ou l’Afrique. Le docteur Falconer, juge très compétent, attribue cet arrêt de l’augmentation en nombre de l’éléphant indien aux insectes qui le harassent et l’affaiblissent ; Bruce en est arrivé à la même conclusion relativement à l’éléphant africain en Abyssinie. Il est certain que la présence des insectes et des vampires décide, dans diverses parties de l’Amérique du Sud, de l’existence des plus grands mammifères naturalisés.

Dans les formations tertiaires récentes, nous voyons des cas nombreux où la rareté précède l’extinction, et nous savons que le même fait se présente chez les animaux que l’homme, par son influence, a localement ou totalement exterminés. Je peux répéter ici ce que j’écrivais en 1845 : admettre que les espèces deviennent généralement rares avant leur extinction, et ne pas s’étonner de leur rareté, pour s’émerveiller ensuite de ce qu’elles disparaissent, c’est comme si l’on admettait que la maladie est, chez l’individu, l’avant-coureur de la mort, que l’on voie la maladie sans surprise, puis que l’on s’étonne et que l’on attribue la mort du malade à quelque acte de violence.

La théorie de la sélection naturelle est basée sur l’opinion que chaque variété nouvelle, et, en définitive, chaque espèce nouvelle, se forme et se maintient à l’aide de certains avantages acquis sur celles avec lesquelles elle se trouve en concurrence ; et, enfin, sur l’extinction des formes moins favorisées, qui en est la conséquence inévitable. Il en est de même pour nos productions domestiques, car, lorsqu’une variété nouvelle et un peu supérieure a été obtenue, elle remplace d’abord les variétés inférieures du voisinage ; plus perfectionnée, elle se répand de plus en plus, comme notre bétail à courtes cornes, et prend la place d’autres races dans d’autres pays. L’apparition de formes nouvelles et la disparition des anciennes sont donc, tant pour les productions naturelles que pour les productions artificielles, deux faits connexes. Le nombre des nouvelles formes spécifiques, produites dans un temps donné, a dû parfois, chez les groupes florissants, être probablement plus considérable que celui des formes anciennes qui ont été exterminées ; mais nous savons que, au moins pendant les époques géologiques récentes, les espèces n’ont pas augmenté indéfiniment ; de sorte que nous pouvons admettre, en ce qui concerne les époques les plus récentes, que la production de nouvelles formes a déterminé l’extinction d’un nombre à peu près égal de formes anciennes.

La concurrence est généralement plus rigoureuse, comme nous l’avons déjà démontré par des exemples, entre les formes qui se ressemblent sous tous les rapports. En conséquence, les descendants modifiés et perfectionnés d’une espèce causent généralement l’extermination de la souche mère ; et si plusieurs formes nouvelles, provenant d’une même espèce, réussissent à se développer, ce sont les formes les plus voisines de cette espèce, c’est-à-dire les espèces du même genre, qui se trouvent être les plus exposées à la destruction. C’est ainsi, je crois, qu’un certain nombre d’espèces nouvelles, descendues d’une espèce unique et constituant ainsi un genre nouveau, parviennent à supplanter un genre ancien, appartenant à la même famille. Mais il a dû souvent arriver aussi qu’une espèce nouvelle appartenant à un groupe a pris la place d’une espèce appartenant à un groupe différent, et provoqué ainsi son extinction. Si plusieurs formes alliées sont sorties de cette même forme, d’autres espèces conquérantes antérieures auront dû céder la place, et ce seront alors généralement les formes voisines qui auront le plus à souffrir, en raison de quelque infériorité héréditaire commune à tout leur groupe. Mais que les espèces obligées de céder ainsi leur place à d’autres plus perfectionnées appartiennent à une même classe ou à des classes distinctes, il pourra arriver que quelques-unes d’entre elles puissent être longtemps conservées, par suite de leur adaptation à des conditions différentes d’existence, ou parce que, occupant une station isolée, elles auront échappé à une rigoureuse concurrence. Ainsi, par exemple, quelques espèces de Trigonia, grand genre de mollusques des formations secondaires, ont surtout vécu et habitent encore les mers australiennes ; et quelques membres du groupe considérable et presque éteint des poissons ganoïdes se trouvent encore dans nos eaux douces. On comprend donc pourquoi l’extinction complète d’un groupe est généralement, comme nous l’avons vu, beaucoup plus lente que sa production.

Quant à la soudaine extinction de familles ou d’ordres entiers, tels que le groupe des trilobites à la fin de l’époque paléozoïque, ou celui des ammonites à la fin de la période secondaire, nous rappellerons ce que nous avons déjà dit sur les grands intervalles de temps qui ont dû s’écouler entre nos formations consécutives, intervalles pendant lesquels il a pu s’effectuer une extinction lente, mais considérable. En outre, lorsque, par suite d’immigrations subites ou d’un développement plus rapide qu’à l’ordinaire, plusieurs espèces d’un nouveau groupe s’emparent d’une région quelconque, beaucoup d’espèces anciennes doivent être exterminées avec une rapidité correspondante ; or, les formes ainsi supplantées sont probablement proches alliées, puisqu’elles possèdent quelque commun défaut.

Il me semble donc que le mode d’extinction des espèces isolées ou des groupes d’espèces s’accorde parfaitement avec la théorie de la sélection naturelle. Nous ne devons pas nous étonner de l’extinction, mais plutôt de notre présomption à vouloir nous imaginer que nous comprenons les circonstances complexes dont dépend l’existence de chaque espèce. Si nous oublions un instant que chaque espèce tend à se multiplier à l’infini, mais qu’elle est constamment tenue en échec par des causes que nous ne comprenons que rarement, toute l’économie de la nature est incompréhensible. Lorsque nous pourrons dire précisément pourquoi telle espèce est plus abondante que telle autre en individus, ou pourquoi telle espèce et non pas telle autre peut être naturalisée dans un pays donné, alors seulement nous aurons le droit de nous étonner de ce que nous ne pouvons pas expliquer l’extinction de certaines espèces ou de certains groupes.

DES CHANGEMENTS PRESQUE INSTANTANÉS DES FORMES VIVANTES DANS LE MONDE.

L’une des découvertes les plus intéressantes de la paléontologie, c’est que les formes de la vie changent dans le monde entier d’une manière presque simultanée. Ainsi, l’on peut reconnaître notre formation européenne de la craie dans plusieurs parties du globe, sous les climats les plus divers, là même où l’on ne saurait trouver le moindre fragment de minéral ressemblant à la craie, par exemple dans l’Amérique du Nord, dans l’Amérique du Sud équatoriale, à la Terre de Feu, au cap de Bonne-Espérance et dans la péninsule indienne. En effet, sur tous ces points éloignés, les restes organiques de certaines couches présentent une ressemblance incontestable avec ceux de la craie ; non qu’on y rencontre les mêmes espèces, car, dans quelques cas, il n’y en a pas une qui soit identiquement la même, mais elles appartiennent aux mêmes familles, aux mêmes genres, aux mêmes subdivisions de genres, et elles sont parfois semblablement caractérisées par les mêmes caractères superficiels, tels que la ciselure extérieure.

En outre, d’autres formes qu’on ne rencontre pas en Europe dans la craie, mais qui existent dans les formations supérieures ou inférieures, se suivent dans le même ordre sur ces différents points du globe si éloignés les uns des autres. Plusieurs auteurs ont constaté un parallélisme semblable des formes de la vie dans les formations paléozoïques successives de la Russie, de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord ; il en est de même, d’après Lyell, dans les divers dépôts tertiaires de l’Europe et de l’Amérique du Nord. En mettant même de côté les quelques espèces fossiles qui sont communes à l’ancien et au nouveau monde, le parallélisme général des diverses formes de la vie dans les couches paléozoïques et dans les couches tertiaires n’en resterait pas moins manifeste et rendrait facile la corrélation des diverses formations.

Ces observations, toutefois, ne s’appliquent qu’aux habitants marins du globe ; car les données suffisantes nous manquent pour apprécier si les productions des terres et des eaux douces ont, sur des points éloignés, changé d’une manière parallèle analogue. Nous avons lieu d’en douter. Si l’on avait apporté de la Plata le Megatherium, le Mylodon, le Macrauchenia et le Toxodon sans renseignements sur leur position géologique, personne n’eût soupçonné que ces formes ont coexisté avec des mollusques marins encore vivants ; toutefois, leur coexistence avec le mastodonte et le cheval aurait permis de penser qu’ils avaient vécu pendant une des dernières périodes tertiaires.

Lorsque nous disons que les faunes marines ont simultanément changé dans le monde entier, il ne faut pas supposer que l’expression s’applique à la même année ou au même siècle, ou même qu’elle ait un sens géologique bien rigoureux ; car, si tous les animaux marins vivant actuellement en Europe, ainsi que ceux qui y ont vécu pendant la période pléistocène, déjà si énormément reculée, si on compte son antiquité par le nombre des années, puisqu’elle comprend toute l’époque glaciaire, étaient comparés à ceux qui existent actuellement dans l’Amérique du Sud ou en Australie, le naturaliste le plus habile pourrait à peine décider lesquels, des habitants actuels ou de ceux de l’époque pléistocène en Europe, ressemblent le plus à ceux de l’hémisphère austral. Ainsi encore, plusieurs observateurs très compétents admettent que les productions actuelles des États-Unis se rapprochent plus de celles qui ont vécu en Europe pendant certaines périodes tertiaires récentes que des formes européennes actuelles, et, cela étant, il est évident que des couches fossilifères se déposant maintenant sur les côtes de l’Amérique du Nord risqueraient dans l’avenir d’être classées avec des dépôts européens quelque peu plus anciens. Néanmoins, dans un avenir très éloigné, il n’est pas douteux que toutes les formations marines plus modernes, à savoir le pliocène supérieur, le pléistocène et les dépôts tout à fait modernes de l’Europe, de l’Amérique du Nord, de l’Amérique du Sud et de l’Australie, pourront être avec raison considérées comme simultanées, dans le sens géologique du terme, parce qu’elles renfermeront des débris fossiles plus ou moins alliés, et parce qu’elles ne contiendront aucune des formes propres aux dépôts inférieurs plus anciens.

Ce fait d’un changement simultané des formes de la vie dans les diverses parties du monde, en laissant à cette loi le sens large et général que nous venons de lui donner, a beaucoup frappé deux observateurs éminents, MM. de Verneuil et d’Archiac. Après avoir rappelé le parallélisme qui se remarque entre les formes organiques de l’époque paléozoïque dans diverses parties de l’Europe, ils ajoutent : « Si, frappés de cette étrange succession, nous tournons les yeux vers l’Amérique du Nord et que nous y découvrions une série de phénomènes analogues, il nous paraîtra alors certain que toutes les modifications des espèces, leur extinction, l’introduction d’espèces nouvelles, ne peuvent plus être le fait de simples changements dans les courants de l’Océan, ou d’autres causes plus ou moins locales et temporaires, mais doivent dépendre de lois générales qui régissent l’ensemble du règne animal. » M. Barrande invoque d’autres considérations de grande valeur qui tendent à la même conclusion. On ne saurait, en effet, attribuer à des changements de courants, de climat, ou d’autres conditions physiques, ces immenses mutations des formes organisées dans le monde entier, sous les climats les plus divers. Nous devons, ainsi que Barrande l’a fait observer, chercher quelque loi spéciale. C’est ce qui ressortira encore plus clairement lorsque nous traiterons de la distribution actuelle des êtres organisés, et que nous verrons combien sont insignifiants les rapports entre les conditions physiques des diverses contrées et la nature de ses habitants.

Ce grand fait de la succession parallèle des formes de la vie dans le monde s’explique aisément par la théorie de la sélection naturelle. Les espèces nouvelles se forment parce qu’elles possèdent quelques avantages sur les plus anciennes ; or, les formes déjà dominantes, ou qui ont quelque supériorité sur les autres formes d’un même pays, sont celles qui produisent le plus grand nombre de variétés nouvelles ou espèces naissantes. La preuve évidente de cette loi, c’est que les plantes dominantes, c’est-à-dire celles qui sont les plus communes et les plus répandues, sont aussi celles qui produisent la plus grande quantité de variétés nouvelles. Il est naturel, en outre, que les espèces prépondérantes, variables, susceptibles de se répandre au loin et ayant déjà envahi plus ou moins les territoires d’autres espèces, soient aussi les mieux adaptées pour s’étendre encore davantage, et pour produire, dans de nouvelles régions, des variétés et des espèces nouvelles. Leur diffusion peut souvent être très lente, car elle dépend de changements climatériques et géographiques, d’accidents imprévus et de l’acclimatation graduelle des espèces nouvelles aux divers climats qu’elles peuvent avoir à traverser ; mais, avec le temps, ce sont les formes dominantes qui, en général, réussissent le mieux à se répandre et, en définitive, à prévaloir. Il est probable que les animaux terrestres habitant des continents distincts se répandent plus lentement que les formes marines peuplant des mers continues. Nous pouvons donc nous attendre à trouver, comme on l’observe en effet, un parallélisme moins rigoureux dans la succession des formes terrestres que dans les formes marines.

Il me semble, en conséquence, que la succession parallèle et simultanée, en donnant à ce dernier terme son sens le plus large, des mêmes formes organisées dans le monde concorde bien avec le principe selon lequel de nouvelles espèces seraient produites par la grande extension et par la variation des espèces dominantes. Les espèces nouvelles étant elles-mêmes dominantes, puisqu’elles ont encore une certaine supériorité sur leurs formes parentes qui l’étaient déjà, ainsi que sur les autres espèces, continuent à se répandre, à varier et à produire de nouvelles variétés. Les espèces anciennes, vaincues par les nouvelles formes victorieuses, auxquelles elles cèdent la place, sont généralement alliées en groupes, conséquence de l’héritage commun de quelque cause d’infériorité ; à mesure donc que les groupes nouveaux et perfectionnés se répandent sur la terre, les anciens disparaissent, et partout il y a correspondance dans la succession des formes, tant dans leur première apparition que dans leur disparition finale.

Je crois encore utile de faire une remarque à ce sujet. J’ai indiqué les raisons qui me portent à croire que la plupart de nos grandes formations riches en fossiles ont été déposées pendant des périodes d’affaissement, et que des interruptions d’une durée immense, en ce qui concerne le dépôt des fossiles, ont dû se produire pendant les époques où le fond de la mer était stationnaire ou en voie de soulèvement, et aussi lorsque les sédiments ne se déposaient pas en assez grande quantité, ni assez rapidement pour enfouir et conserver les restes des êtres organisés. Je suppose que, pendant ces longs intervalles, dont nous ne pouvons retrouver aucune trace, les habitants de chaque région ont subi une somme considérable de modifications et d’extinctions, et qu’il y a eu de fréquentes migrations d’une région dans une autre. Comme nous avons toutes raisons de croire que d’immenses surfaces sont affectées par les mêmes mouvements, il est probable que des formations exactement contemporaines ont dû souvent s’accumuler sur de grandes étendues dans une même partie du globe ; mais nous ne sommes nullement autorisés à conclure qu’il en a invariablement été ainsi, et que de grandes surfaces ont toujours été affectées par les mêmes mouvements. Lorsque deux formations se sont déposées dans deux régions pendant à peu près la même période, mais cependant pas exactement la même, nous devons, pour les raisons que nous avons indiquées précédemment, remarquer une même succession générale dans les formes qui y ont vécu, sans que, cependant, les espèces correspondent exactement ; car il y a eu, dans l’une des régions, un peu plus de temps que dans l’autre, pour permettre les modifications, les extinctions et les immigrations.

Je crois que des cas de ce genre se présentent en Europe. Dans ses admirables mémoires sur les dépôts éocènes de l’Angleterre et de la France, M. Prestwich est parvenu à établir un étroit parallélisme général entre les étages successifs des deux pays ; mais, lorsqu’il compare certains terrains de l’Angleterre avec les dépôts correspondants en France, bien qu’il trouve entre eux une curieuse concordance dans le nombre des espèces appartenant aux mêmes genres, cependant les espèces elles-mêmes diffèrent d’une manière qu’il est difficile d’expliquer, vu la proximité des deux gisements ; — à moins, toutefois, qu’on ne suppose qu’un isthme a séparé deux mers peuplées par deux faunes contemporaines, mais distinctes. Lyell a fait des observations semblables sur quelques-unes des formations tertiaires les plus récentes. Barrande signale, de son côté, un remarquable parallélisme général dans les dépôts siluriens successifs de la Bohême et de la Scandinavie ; néanmoins, il trouve des différences surprenantes chez les espèces. Si, dans ces régions, les diverses formations n’ont pas été déposées exactement pendant les mêmes périodes — un dépôt, dans une région, correspondant souvent à une période d’inactivité dans une autre — et si, dans les deux régions, les espèces ont été en se modifiant lentement pendant l’accumulation des diverses formations et les longs intervalles qui les ont séparées, les dépôts, dans les deux endroits, pourront être rangés dans le même ordre quant à la succession générale des formes organisées, et cet ordre paraîtrait à tort strictement parallèle ; néanmoins, les espèces ne seraient pas toutes les mêmes dans les étages en apparence correspondants des deux stations.

DES AFFINITÉS DES ESPÈCES ÉTEINTES LES UNES AVEC LES AUTRES ET AVEC LES FORMES VIVANTES.

Examinons maintenant les affinités mutuelles des espèces éteintes et vivantes. Elles se groupent toutes dans un petit nombre de grandes classes, fait qu’explique d’emblée la théorie de la descendance. En règle générale, plus une forme est ancienne, plus elle diffère des formes vivantes. Mais, ainsi que l’a depuis longtemps fait remarquer Buckland, on peut classer toutes les espèces éteintes, soit dans les groupes existants, soit dans les intervalles qui les séparent. Il est certainement vrai que les espèces éteintes contribuent à combler les vides qui existent entre les genres, les familles et les ordres actuels ; mais, comme on a contesté et même nié ce point, il peut être utile de faire quelques remarques à ce sujet et de citer quelques exemples ; si nous portons seulement notre attention sur les espèces vivantes ou sur les espèces éteintes appartenant à la même classe, la série est infiniment moins parfaite que si nous les combinons toutes deux en un système général. On trouve continuellement dans les écrits du professeur Owen l’expression « formes généralisées » appliquée à des animaux éteints ; Agassiz parle à chaque instant de types « prophétiques ou synthétiques ; » or, ces termes s’appliquent à des formes ou chaînons intermédiaires. Un autre paléontologiste distingué, M. Gaudry, a démontré de la manière la plus frappante qu’un grand nombre des mammifères fossiles qu’il a découverts dans l’Attique servent à combler les intervalles entre les genres existants. Cuvier regardait les ruminants et les pachydermes comme les deux ordres de mammifères les plus distincts ; mais on a retrouvé tant de chaînons fossiles intermédiaires que le professeur Owen a dû remanier toute la classification et placer certains pachydermes dans un même sous-ordre avec des ruminants ; il fait, par exemple, disparaître par des gradations insensibles l’immense lacune qui existait entre le cochon et le chameau. Les ongulés ou quadrupèdes à sabots sont maintenant divisés en deux groupes, le groupe des quadrupèdes à doigts en nombre pair et celui des quadrupèdes à doigts en nombre impair ; mais le Macrauchenia de l’Amérique méridionale relie dans une certaine mesure ces deux groupes importants. Personne ne saurait contester que l’hipparion forme un chaînon intermédiaire entre le cheval existant et certains autres ongulés. Le Typotherium de l’Amérique méridionale, que l’on ne saurait classer dans aucun ordre existant, forme, comme l’indique le nom que lui a donné le professeur Gervais, un chaînon intermédiaire remarquable dans la série des mammifères. Les Sirenia constituent un groupe très distinct de mammifères et l’un des caractères les plus remarquables du dugong et du lamentin actuels est l’absence complète de membres postérieurs, sans même que l’on trouve chez eux des rudiments de ces membres ; mais l’Halithérium, éteint, avait, selon le professeur Flower, l’os de la cuisse ossifié « articulé dans un acetabulum bien défini du pelvis » et il se rapproche par là des quadrupèdes ongulés ordinaires, auxquels les Sirenia sont alliés, sous quelques autres rapports. Les cétacés ou baleines diffèrent considérablement de tous les autres mammifères, mais le zeuglodon et le squalodon de l’époque tertiaire, dont quelques naturalistes ont fait un ordre distinct, sont, d’après le professeur Huxley, de véritables cétacés et « constituent un chaînon intermédiaire avec les carnivores aquatiques. »

Le professeur Huxley a aussi démontré que même l’énorme intervalle qui sépare les oiseaux des reptiles se trouve en partie comblé, de la manière la plus inattendue, par l’autruche et l’Archeopteryx éteint, d’une part, et de l’autre, par le Compsognatus, un des dinosauriens, groupe qui comprend les reptiles terrestres les plus gigantesques. À l’égard des invertébrés, Barrande, dont l’autorité est irrécusable en pareille matière, affirme que les découvertes de chaque jour prouvent que, bien que les animaux paléozoïques puissent certainement se classer dans les groupes existants, ces groupes n’étaient cependant pas, à cette époque reculée, aussi distinctement séparés qu’ils le sont actuellement.

Quelques auteurs ont nié qu’aucune espèce éteinte ou aucun groupe d’espèces puisse être considéré comme intermédiaire entre deux espèces quelconques vivantes ou entre des groupes d’espèces actuelles. L’objection n’aurait de valeur qu’autant qu’on entendrait par là que la forme éteinte est, par tous ses caractères, directement intermédiaire entre deux formes ou entre deux groupes vivants. Mais, dans une classification naturelle, il y a certainement beaucoup d’espèces fossiles qui se placent entre des genres vivants, et même entre des genres appartenant à des familles distinctes. Le cas le plus fréquent, surtout quand il s’agit de groupes très différents, comme les poissons et les reptiles, semble être que si, par exemple, dans l’état actuel, ces groupes se distinguent par une douzaine de caractères, le nombre des caractères distinctifs est moindre chez les anciens membres des deux groupes, de sorte que les deux groupes étaient autrefois un peu plus voisins l’un de l’autre qu’ils ne le sont aujourd’hui.

On croit assez communément que, plus une forme est ancienne, plus elle tend à relier, par quelques-uns de ses caractères, des groupes actuellement fort éloignés les uns des autres. Cette remarque ne s’applique, sans doute, qu’aux groupes qui, dans le cours des âges géologiques, ont subi des modifications considérables ; il serait difficile, d’ailleurs, de démontrer la vérité de la proposition, car de temps à autre on découvre des animaux même vivants qui, comme le lepidosiren, se rattachent, par leurs affinités, à des groupes fort distincts. Toutefois, si nous comparons les plus anciens reptiles et les plus anciens batraciens, les plus anciens poissons, les plus anciens céphalopodes et les mammifères de l’époque éocène, avec les membres plus récents des mêmes classes, il nous faut reconnaître qu’il y a du vrai dans cette remarque.

Voyons jusqu’à quel point les divers faits et les déductions qui précèdent concordent avec la théorie de la descendance avec modification. Je prierai le lecteur, vu la complication du sujet, de recourir au tableau dont nous nous sommes déjà servis au quatrième chapitre (p. 124). Supposons que les lettres en italiques et numérotées représentent des genres, et les lignes ponctuées, qui s’en écartent en divergeant, les espèces de chaque genre. La figure est trop simple et ne donne que trop peu de genres et d’espèces ; mais ceci nous importe peu. Les lignes horizontales peuvent figurer des formations géologiques successives, et on peut considérer comme éteintes toutes les formes placées au-dessous de la ligne supérieure. Les trois genres existants, a14, q14, p14, formeront une petite famille ; b14 et f14, une famille très voisine ou sous-famille, et o14, e14, m14, une troisième famille. Ces trois familles réunies aux nombreux genres éteints faisant partie des diverses lignes de descendance provenant par divergence de l’espèce parente A, formeront un ordre ; car toutes auront hérité quelque chose en commun de leur ancêtre primitif. En vertu du principe de la tendance continue à la divergence des caractères, que notre diagramme a déjà servi à expliquer, plus une forme est récente, plus elle doit ordinairement différer de l’ancêtre primordial. Nous pouvons par là comprendre aisément pourquoi ce sont les fossiles les plus anciens qui diffèrent le plus des formes actuelles. La divergence des caractères n’est toutefois pas une éventualité nécessaire ; car cette divergence dépend seulement de ce qu’elle a permis aux descendants d’une espèce de s’emparer de plus de places différentes dans l’économie de la nature. Il est donc très possible, ainsi que nous l’avons vu pour quelques formes siluriennes, qu’une espèce puisse persister en ne présentant que de légères modifications correspondant à de faibles changements dans ses conditions d’existence, tout en conservant, pendant une longue période, ses traits caractéristiques généraux. C’est ce que représente, dans la figure, la lettre F14.

Toutes les nombreuses formes éteintes et vivantes descendues de A constituent, comme nous l’avons déjà fait remarquer, un ordre qui, par la suite des effets continus de l’extinction et de la divergence des caractères, s’est divisé en plusieurs familles et sous-familles ; on suppose que quelques-unes ont péri à différentes périodes, tandis que d’autres ont persisté jusqu’à nos jours.

Nous voyons, en examinant le diagramme, que si nous découvrions, sur différents points de la partie inférieure de la série, un grand nombre de formes éteintes qu’on suppose avoir été enfouies dans les formations successives, les trois familles qui existent sur la ligne supérieure deviendraient moins distinctes l’une de l’autre. Si, par exemple, on retrouvait les genres a1, a5, a10, f8, m3, m6, m9, ces trois familles seraient assez étroitement reliées pour qu’elles dussent probablement être réunies en une seule grande famille, à peu près comme on a dû le faire à l’égard des ruminants et de certains pachydermes. Cependant, on pourrait peut-être contester que les genres éteints qui relient ainsi les genres vivants de trois familles soient intermédiaires, car ils ne le sont pas directement, mais seulement par un long circuit et en passant par un grand nombre de formes très différentes. Si l’on découvrait beaucoup de formes éteintes au-dessus de l’une des lignes horizontales moyennes qui représentent les différentes formations géologiques — au-dessus du numéro VI, par exemple, — mais qu’on n’en trouvât aucune au-dessous de cette ligne, il n’y aurait que deux familles (seulement les deux familles de gauche a14 et b14, etc.) à réunir en une seule ; il resterait deux familles qui seraient moins distinctes l’une de l’autre qu’elles ne l’étaient avant la découverte des fossiles. Ainsi encore, si nous supposons que les trois familles formées de huit genres (a14 à m14) sur la ligne supérieure diffèrent l’une de l’autre par une demi-douzaine de caractères importants, les familles qui existaient à l’époque indiquée par la ligne VI devaient certainement différer l’une de l’autre par un moins grand nombre de caractères, car à ce degré généalogique reculé elles avaient dû moins s’écarter de leur commun ancêtre. C’est ainsi que des genres anciens et éteints présentent quelquefois, dans une certaine mesure, des caractères intermédiaires entre leurs descendants modifiés, ou entre leurs parents collatéraux.

Les choses doivent toujours être beaucoup plus compliquées dans la nature qu’elles ne le sont dans le diagramme ; les groupes, en effet, ont dû être plus nombreux ; ils ont dû avoir des durées d’une longueur fort inégale, et éprouver des modifications très variables en degré. Comme nous ne possédons que le dernier volume des Archives géologiques, et que de plus ce volume est fort incomplet, nous ne pouvons espérer, sauf dans quelques cas très rares, pouvoir combler les grandes lacunes du système naturel, et relier ainsi des familles ou des ordres distincts. Tout ce qu’il nous est permis d’espérer, c’est que les groupes qui, dans les périodes géologiques connues, ont éprouvé beaucoup de modifications, se rapprochent un peu plus les uns des autres dans les formations plus anciennes, de manière que les membres de ces groupes appartenant aux époques plus reculées diffèrent moins par quelques-uns de leurs caractères que ne le font les membres actuels des mêmes groupes. C’est, du reste, ce que s’accordent à reconnaître nos meilleurs paléontologistes.

La théorie de la descendance avec modifications explique donc d’une manière satisfaisante les principaux faits qui se rattachent aux affinités mutuelles qu’on remarque tant entre les formes éteintes qu’entre celles-ci et les formes vivantes. Ces affinités me paraissent inexplicables si l’on se place à tout autre point de vue.

D’après la même théorie, il est évident que la faune de chacune des grandes périodes de l’histoire de la terre doit être intermédiaire, par ses caractères généraux, entre celle qui l’a précédée et celle qui l’a suivie. Ainsi, les espèces qui ont vécu pendant la sixième grande période indiquée sur le diagramme, sont les descendantes modifiées de celles qui vivaient pendant la cinquième, et les ancêtres des formes encore plus modifiées de la septième ; elles ne peuvent donc guère manquer d’être à peu près intermédiaires par leur caractère entre les formes de la formation inférieure et celles de la formation supérieure. Nous devons toutefois faire la part de l’extinction totale de quelques-unes des formes antérieures, de l’immigration dans une région quelconque de formes nouvelles venues d’autres régions, et d’une somme considérable de modifications qui ont dû s’opérer pendant les longs intervalles négatifs qui se sont écoulés entre le dépôt des diverses formations successives. Ces réserves faites, la faune de chaque période géologique est certainement intermédiaire par ses caractères entre la faune qui l’a précédée et celle qui l’a suivie. Je n’en citerai qu’un exemple : les fossiles du système dévonien, lors de leur découverte, furent d’emblée reconnus par les paléontologistes comme intermédiaires par leurs caractères entre ceux des terrains carbonifères qui les suivent et ceux du système silurien qui les précèdent. Mais chaque faune n’est pas nécessairement et exactement intermédiaire, à cause de l’inégalité de la durée des intervalles qui se sont écoulés entre le dépôt des formations consécutives.

Le fait que certains genres présentent une exception à la règle ne saurait invalider l’assertion que toute faune d’une époque quelconque est, dans son ensemble, intermédiaire entre celle qui la précède et celle qui la suit. Par exemple, le docteur Falconer a classé en deux séries les mastodontes et les éléphants : l’une, d’après leurs affinités mutuelles ; l’autre, d’après l’époque de leur existence ; or, ces deux séries ne concordent pas. Les espèces qui présentent des caractères extrêmes ne sont ni les plus anciennes ni les plus récentes, et celles qui sont intermédiaires par leurs caractères ne le sont pas par l’époque où elles ont vécu. Mais, dans ce cas comme dans d’autres cas analogues, en supposant pour un instant que nous possédions les preuves du moment exact de l’apparition et de la disparition de l’espèce, ce qui n’est certainement pas, nous n’avons aucune raison pour supposer que les formes successivement produites se perpétuent nécessairement pendant des temps égaux. Une forme très ancienne peut parfois persister beaucoup plus longtemps qu’une forme produite postérieurement autre part, surtout quand il s’agit de formes terrestres habitant des districts séparés. Comparons, par exemple, les petites choses aux grandes : si l’on disposait en série, d’après leurs affinités, toutes les races vivantes et éteintes du pigeon domestique, cet arrangement ne concorderait nullement avec l’ordre de leur production, et encore moins avec celui de leur extinction. En effet, la souche parente, le biset, existe encore, et une foule de variétés comprises entre le biset et le messager se sont éteintes ; les messagers, qui ont des caractères extrêmes sous le rapport de la longueur du bec, ont une origine plus ancienne que les culbutants à bec court, qui se trouvent sous ce rapport à l’autre extrémité de la série.

Tous les paléontologistes ont constaté que les fossiles de deux formations consécutives sont beaucoup plus étroitement alliés que les fossiles de formations très éloignées ; ce fait confirme l’assertion précédemment formulée du caractère intermédiaire, jusqu’à un certain point, des restes organiques qui sont conservés dans une formation intermédiaire. Pictet en donne un exemple bien connu, c’est-à-dire la ressemblance générale qu’on constate chez les fossiles contenus dans les divers étages de la formation de la craie, bien que, dans chacun de ces étages, les espèces soient distinctes. Ce fait seul, par sa généralité, semble avoir ébranlé chez le professeur Pictet la ferme croyance à l’immutabilité des espèces. Quiconque est un peu familiarisé avec la distribution des espèces vivant actuellement à la surface du globe ne songera pas à expliquer l’étroite ressemblance qu’offrent les espèces distinctes de deux formations consécutives par la persistance, dans les mêmes régions, des mêmes conditions physiques pendant de longues périodes. Il faut se rappeler que les formes organisées, les formes marines au moins, ont changé presque simultanément dans le monde entier et, par conséquent, sous les climats les plus divers et dans les conditions les plus différentes. Combien peu, en effet, les formes spécifiques des habitants de la mer ont-elles été affectées par les vicissitudes considérables du climat pendant la période pléistocène, qui comprend toute la période glaciaire !

D’après la théorie de la descendance, rien n’est plus aisé que de comprendre les affinités étroites qui se remarquent entre les fossiles de formations rigoureusement consécutives, bien qu’ils soient considérés comme spécifiquement distincts. L’accumulation de chaque formation ayant été fréquemment interrompue, et de longs intervalles négatifs s’étant écoulés entre les dépôts successifs, nous ne saurions nous attendre, ainsi que j’ai essayé de le démontrer dans le chapitre précédent, à trouver dans une ou deux formations quelconques toutes les variétés intermédiaires entre les espèces qui ont apparu au commencement et à la fin de ces périodes ; mais nous devons trouver, après des intervalles relativement assez courts, si on les estime au point de vue géologique, quoique fort longs, si on les mesure en années, des formes étroitement alliées, ou, comme on les a appelées, des espèces représentatives. Or, c’est ce que nous constatons journellement. Nous trouvons, en un mot, les preuves d’une mutation lente et insensible des formes spécifiques, telle que nous sommes en droit de l’attendre.

DU DEGRÉ DE DÉVELOPPEMENT DES FORMES ANCIENNES COMPARÉ À CELUI DES FORMES VIVANTES.

Nous avons vu, dans le quatrième chapitre, que, chez tous les êtres organisés ayant atteint l’âge adulte, le degré de différenciation et de spécialisation des divers organes nous permet de déterminer leur degré de perfection et leur supériorité relative. Nous avons vu aussi que, la spécialisation des organes constituant un avantage pour chaque être, la sélection naturelle doit tendre à spécialiser l’organisation de chaque individu, et à la rendre, sous ce rapport, plus parfaite et plus élevée ; mais cela n’empêche pas qu’elle peut laisser à de nombreux êtres une conformation simple et inférieure, appropriée à des conditions d’existence moins complexes, et, dans certains cas même, elle peut déterminer chez eux une simplification et une dégradation de l’organisation, de façon à les mieux adapter à des conditions particulières. Dans un sens plus général, les espèces nouvelles deviennent supérieures à celles qui les ont précédées ; car elles ont, dans la lutte pour l’existence, à l’emporter sur toutes les formes antérieures avec lesquelles elles se trouvent en concurrente active. Nous pouvons donc conclure que, si l’on pouvait mettre en concurrence, dans des conditions de climat à peu près identiques, les habitants de l’époque éocène avec ceux du monde actuel, ceux-ci l’emporteraient sur les premiers et les extermineraient ; de même aussi, les habitants de l’époque éocène l’emporteraient sur les formes de la période secondaire, et celles-ci sur les formes paléozoïques. De telle sorte que cette épreuve fondamentale de la victoire dans la lutte pour l’existence, aussi bien que le fait de la spécialisation des organes, tendent à prouver que les formes modernes doivent, d’après la théorie de la sélection naturelle, être plus élevées que les formes anciennes. En est-il ainsi ? L’immense majorité des paléontologistes répondrait par l’affirmative, et leur réponse, bien que la preuve en soit difficile, doit être admise comme vraie.

Le fait que certains brachiopodes n’ont été que légèrement modifiés depuis une époque géologique fort reculée, et que certains coquillages terrestres et d’eau douce sont restés à peu près ce qu’ils étaient depuis l’époque où, autant que nous pouvons le savoir, ils ont paru pour la première fois, ne constitue point une objection sérieuse contre cette conclusion. Il ne faut pas voir non plus une difficulté insurmontable dans le fait constaté par le docteur Carpenter, que l’organisation des foraminifères n’a pas progressé depuis l’époque laurentienne ; car quelques organismes doivent rester adaptés à des conditions de vie très simples ; or, quoi de mieux approprié sous ce rapport que ces protozoaires à l’organisation si inférieure ? Si ma théorie impliquait comme condition nécessaire le progrès de l’organisation, des objections de cette nature lui seraient fatales. Elles le seraient également si l’on pouvait prouver, par exemple, que les foraminifères ont pris naissance pendant l’époque laurentienne, ou les brachiopodes pendant la formation cumbrienne ; car alors il ne se serait pas écoulé un temps suffisant pour que le développement de ces organismes en soit arrivé au point qu’ils ont atteint. Une fois arrivés à un état donné, la théorie de la sélection naturelle n’exige pas qu’ils continuent à progresser davantage, bien que, dans chaque période successive, ils doivent se modifier légèrement, de manière à conserver leur place dans la nature, malgré de légers changements dans les conditions ambiantes. Toutes ces objections reposent sur l’ignorance où nous sommes de l’âge réel de notre globe, et des périodes auxquelles les différentes formes de la vie ont apparu pour la première fois, points fort discutables.

La question de savoir si l’ensemble de l’organisation a progressé constitue de toute façon un problème fort compliqué. Les archives géologiques, toujours fort incomplètes, ne remontent pas assez haut pour qu’on puisse établir avec une netteté incontestable que, pendant le temps dont l’histoire nous est connue, l’organisation a fait de grands progrès. Aujourd’hui même, si l’on compare les uns aux autres les membres d’une même classe, les naturalistes ne sont pas d’accord pour décider quelles sont les formes les plus élevées. Ainsi, les uns regardent les sélaciens ou requins comme les plus élevés dans la série des poissons, parce qu’ils se rapprochent des reptiles par certains points importants de leur conformation ; d’autres donnent le premier rang aux téléostéens. Les ganoïdes sont placés entre les sélaciens et les téléostéens ; ces derniers sont actuellement très prépondérants quant au nombre, mais autrefois les sélaciens et les ganoïdes existaient seuls ; par conséquent, suivant le type de supériorité qu’on aura choisi, on pourra dire que l’organisation des poissons a progressé ou rétrogradé. Il semble complètement impossible de juger de la supériorité relative des types appartenant à des classes distinctes ; car qui pourra, par exemple, décider si une seiche est plus élevée qu’une abeille, cet insecte auquel von Baer attribuait, « une organisation supérieure à celle d’un poisson, bien que construit sur un tout autre modèle ? » Dans la lutte complexe pour l’existence, il est parfaitement possible que des crustacés, même peu élevés dans leur classe, puissent vaincre les céphalopodes, qui constituent le type supérieur des mollusques ; ces crustacés, bien qu’ayant un développement inférieur, occupent un rang très élevé dans l’échelle des invertébrés, si l’on en juge d’après l’épreuve la plus décisive de toutes, la loi du combat. Outre ces difficultés inhérentes qui se présentent lorsqu’il s’agit de déterminer quelles sont les formes les plus élevées par leur organisation, il ne faut pas seulement comparer les membres supérieurs d’une classe à deux époques quelconques — bien que ce soit là, sans doute, le fait le plus important à considérer dans la balance — mais il faut encore comparer entre eux tous les membres de la même classe, supérieurs et inférieurs, pendant l’une et l’autre période. À une époque reculée, les mollusques les plus élevés et les plus inférieurs, les céphalopodes et les brachiopodes, fourmillaient en nombre ; actuellement, ces deux ordres ont beaucoup diminué, tandis que d’autres, dont l’organisation est intermédiaire, ont considérablement augmenté. Quelques naturalistes soutiennent en conséquence que les mollusques présentaient autrefois une organisation supérieure à celle qu’ils ont aujourd’hui. Mais on peut fournir à l’appui de l’opinion contraire l’argument bien plus fort basé sur le fait de l’énorme réduction des mollusques inférieurs, et le fait que les céphalopodes existants, quoique peu nombreux, présentent une organisation beaucoup plus élevée que ne l’était celle de leurs anciens représentants. Il faut aussi comparer les nombres proportionnels des classes supérieures et inférieures existant dans le monde entier à deux périodes quelconques ; si, par exemple, il existe aujourd’hui cinquante mille formes de vertébrés, et que nous sachions qu’à une époque antérieure il n’en existait que dix mille, il faut tenir compte de cette augmentation en nombre de la classe supérieure qui implique un déplacement considérable de formes inférieures, et qui constitue un progrès décisif dans l’organisation universelle. Nous voyons par là combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de comparer, avec une parfaite exactitude, à travers des conditions aussi complexes, le degré de supériorité relative des organismes imparfaitement connus qui ont composé les faunes des diverses périodes successives.

Cette difficulté ressort clairement de l’examen de certaines faunes et de certaines fleurs actuelles. La rapidité extraordinaire avec laquelle les productions européennes se sont récemment répandues dans la Nouvelle-Zélande et se sont emparées de positions qui devaient être précédemment occupées par les formes indigènes, nous permet de croire que, si tous les animaux et toutes les plantes de la Grande-Bretagne étaient importés et mis en liberté dans la Nouvelle-Zélande, un grand nombre de formes britanniques s’y naturaliseraient promptement avec le temps, et extermineraient un grand nombre des formes indigènes. D’autre part, le fait qu’à peine un seul habitant de l’hémisphère austral s’est naturalisé à l’état sauvage dans une partie quelconque de l’Europe, nous permet de douter que, si toutes les productions de la Nouvelle-Zélande étaient introduites en Angleterre, il y en aurait beaucoup qui pussent s’emparer de positions actuellement occupées par nos plantes et par nos animaux indigènes. À ce point de vue, les productions de la Grande-Bretagne peuvent donc être considérées comme supérieures à celles de la Nouvelle-Zélande. Cependant, le naturaliste le plus habile n’aurait pu prévoir ce résultat par le simple examen des espèces des deux pays.

Agassiz et plusieurs autres juges compétents insistent sur ce fait que les animaux anciens ressemblent, dans une certaine mesure, aux embryons des animaux actuels de la même classe ; ils insistent aussi sur le parallélisme assez exact qui existe entre la succession géologique des formes éteintes et le développement embryogénique des formes actuelles. Cette manière de voir concorde admirablement avec ma théorie. Je chercherai, dans un prochain chapitre, à démontrer que l’adulte diffère de l’embryon par suite de variations survenues pendant le cours de la vie des individus, et héritées par leur postérité à un âge correspondant. Ce procédé, qui laisse l’embryon presque sans changements, accumule continuellement, pendant le cours des générations successives, des différences de plus en plus grandes chez l’adulte. L’embryon reste ainsi comme une sorte de portrait, conservé par la nature, de l’état ancien et moins modifié de l’animal. Cette théorie peut être vraie et cependant n’être jamais susceptible d’une preuve complète. Lorsqu’on voit, par exemple, que les mammifères, les reptiles et les poissons les plus anciennement connus appartiennent rigoureusement à leurs classes respectives, bien que quelques-unes de ces formes antiques soient, jusqu’à un certain point, moins distinctes entre elles que ne le sont aujourd’hui les membres typiques des mêmes groupes, il serait inutile de rechercher des animaux réunissant les caractères embryogéniques communs à tous les vertébrés tant qu’on n’aura pas découvert des dépôts riches en fossiles, au-dessous des couches inférieures du système cumbrien — découverte qui semble très peu probable.

DE LA SUCCESSION DES MÊMES TYPES DANS LES MÊMES ZONES PENDANT LES DERNIÈRES PÉRIODES TERTIAIRES.

M. Clift a démontré, il y a bien des années, que les mammifères fossiles provenant des cavernes de l’Australie sont étroitement alliés aux marsupiaux qui vivent actuellement sur ce continent. Une parenté analogue, manifeste même pour un œil inexpérimenté, se remarque également dans l’Amérique du Sud, dans les fragments d’armures gigantesques semblables à celle du tatou, trouvées dans diverses localités de la Plata. Le professeur Owen a démontré de la manière la plus frappante que la plupart des mammifères fossiles, enfouis en grand nombre dans ces contrées, se rattachent aux types actuels de l’Amérique méridionale. Cette parenté est rendue encore plus évidente par l’étonnante collection d’ossements fossiles recueillis dans les cavernes du Brésil par MM. Lund et Clausen. Ces faits m’avaient vivement frappé que, dès 1839 et 1845, j’insistais vivement sur cette « loi de la succession des types » — et sur « ces remarquables rapports de parenté qui existent entre les formes éteintes et les formes vivantes d’un même continent. » Le professeur Owen a depuis étendu la même généralisation aux mammifères de l’ancien monde, et les restaurations des gigantesques oiseaux éteints de la Nouvelle-Zélande, faites par ce savant naturaliste, confirment également la même loi. Il en est de même des oiseaux trouvés dans les cavernes du Brésil. M. Woodward a démontré que cette même loi s’applique aux coquilles marines, mais elle est moins apparente, à cause de la vaste distribution de la plupart des mollusques. On pourrait encore ajouter d’autres exemples, tels que les rapports qui existent entre les coquilles terrestres éteintes et vivantes de l’île de Madère et entre les coquilles éteintes et vivantes des eaux saumâtres de la mer Aralo-Caspienne.

Or, que signifie cette loi remarquable de la succession des mêmes types dans les mêmes régions ? Après avoir comparé le climat actuel de l’Australie avec celui de certaines parties de l’Amérique méridionale situées sous la même latitude, il serait téméraire d’expliquer, d’une part, la dissemblance des habitants de ces deux continents par la différence des conditions physiques ; et d’autre part, d’expliquer par les ressemblances de ces conditions l’uniformité des types qui ont existé dans chacun de ces pays pendant les dernières périodes tertiaires. On ne saurait non plus prétendre que c’est en vertu d’une loi immuable que l’Australie a produit principalement ou exclusivement des marsupiaux, ou que l’Amérique du Sud a seule produit des édentés et quelques autres types qui lui sont propres. Nous savons, en effet, que l’Europe était anciennement peuplée de nombreux marsupiaux, et j’ai démontré, dans les travaux auxquels j’ai fait précédemment allusion, que la loi de la distribution des mammifères terrestres était autrefois différente en Amérique de ce qu’elle est aujourd’hui. L’Amérique du Nord présentait anciennement beaucoup des caractères actuels de la moitié méridionale de ce continent ; et celle-ci se rapprochait, beaucoup plus que maintenant, de la moitié septentrionale. Les découvertes de Falconer et de Cautley nous ont aussi appris que les mammifères de l’Inde septentrionale ont été autrefois en relation plus étroite avec ceux de l’Afrique qu’ils ne le sont actuellement. La distribution des animaux marins fournit des faits analogues.

La théorie de la descendance avec modification explique immédiatement cette grande loi de la succession longtemps continuée, mais non immuable, des mêmes types dans les mêmes régions ; car les habitants de chaque partie du monde tendent évidemment à y laisser, pendant la période suivante, des descendants étroitement alliés, bien que modifiés dans une certaine mesure. Si les habitants d’un continent ont autrefois considérablement différé de ceux d’un autre continent, de même leurs descendants modifiés diffèrent encore à peu près de la même manière et au même degré. Mais, après de très longs intervalles et des changements géographiques importants, à la suite desquels il y a eu de nombreuses migrations réciproques, les formes plus faibles cèdent la place aux formes dominantes, de sorte qu’il ne peut y avoir rien d’immuable dans les lois de la distribution passée ou actuelle des êtres organisés.

On demandera peut-être, en manière de raillerie, si je considère le paresseux, le tatou et le fourmilier comme les descendants dégénérés du mégathérium et des autres monstres gigantesques voisins, qui ont autrefois habité l’Amérique méridionale. Ceci n’est pas un seul instant admissible. Ces énormes animaux sont éteints, et n’ont laissé aucune descendance. Mais on trouve, dans les cavernes du Brésil, un grand nombre d’espèces fossiles qui, par leur taille et par tous leurs autres caractères, se rapprochent des espèces vivant actuellement dans l’Amérique du Sud, et dont quelques-unes peuvent avoir été les ancêtres réels des espèces vivantes. Il ne faut pas oublier que, d’après ma théorie, toutes les espèces d’un même genre descendent d’une espèce unique, de sorte que, si l’on trouve dans une formation géologique six genres ayant chacun huit espèces, et dans la formation géologique suivante six autres genres alliés ou représentatifs ayant chacun le même nombre d’espèces, nous pouvons conclure qu’en général une seule espèce de chacun des anciens genres a laissé des descendants modifiés, constituant les diverses espèces des genres nouveaux ; les sept autres espèces de chacun des anciens genres ont dû s’éteindre sans laisser de postérité. Ou bien, et c’est là probablement le cas le plus fréquent, deux ou trois espèces appartenant à deux ou trois des six genres anciens ont seules servi de souche aux nouveaux genres, les autres espèces et les autres genres entiers ayant totalement disparu. Chez les ordres en voie d’extinction, dont les genres et les espèces décroissent peu à peu en nombre, comme celui des édentés dans l’Amérique du Sud, un plus petit nombre encore de genres et d’espèces doivent laisser des descendants modifiés.

RÉSUMÉ DE CE CHAPITRE ET DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

J’ai essayé de démontrer que nos archives géologiques sont extrêmement incomplètes ; qu’une très petite partie du globe seulement a été géologiquement explorée avec soin ; que certaines classes d’êtres organisés ont seules été conservées en abondance à l’état fossile ; que le nombre des espèces et des individus qui en font partie conservés dans nos musées n’est absolument rien en comparaison du nombre des générations qui ont dû exister pendant la durée d’une seule formation ; que l’accumulation de dépôts riches en espèces fossiles diverses, et assez épais pour résister aux dégradations ultérieures, n’étant guère possible que pendant des périodes d’affaissement du sol, d’énormes espaces de temps ont dû s’écouler dans l’intervalle de plusieurs périodes successives ; qu’il y a probablement eu plus d’extinctions pendant les périodes d’affaissement et plus de variations pendant celles de soulèvement, en faisant remarquer que ces dernières périodes étant moins favorables à la conservation des fossiles, le nombre des formes conservées a dû être moins considérable ; que chaque formation n’a pas été déposée d’une manière continue ; que la durée de chacune d’elles a été probablement plus courte que la durée moyenne des formes spécifiques ; que les migrations ont joué un rôle important dans la première apparition de formes nouvelles dans chaque zone et dans chaque formation ; que les espèces répandues sont celles qui ont dû varier le plus fréquemment, et, par conséquent, celles qui ont dû donner naissance au plus grand nombre d’espèces nouvelles ; que les variétés ont été d’abord locales ; et enfin que, bien que chaque espèce ait dû parcourir de nombreuses phases de transition, il est probable que les périodes pendant lesquelles elle a subi des modifications, bien que longues, si on les estime en années, ont dû être courtes, comparées à celles pendant lesquelles chacune d’elle est restée sans modifications. Ces causes réunies expliquent dans une grande mesure pourquoi, bien que nous retrouvions de nombreux chaînons, nous ne rencontrons pas des variétés innombrables, reliant entre elles d’une manière parfaitement graduée toutes les formes éteintes et vivantes. Il ne faut jamais oublier non plus que toutes les variétés intermédiaires entre deux ou plusieurs formes seraient infailliblement regardées comme des espèces nouvelles et distinctes, à moins qu’on ne puisse reconstituer la chaîne complète qui les rattache les unes aux autres ; car on ne saurait soutenir que nous possédions aucun moyen certain qui nous permette de distinguer les espèces des variétés.

Quiconque n’admet pas l’imperfection des documents géologiques doit avec raison repousser ma théorie tout entière ; car c’est en vain qu’on demandera où sont les innombrables formes de transition qui ont dû autrefois relier les espèces voisines ou représentatives qu’on rencontre dans les étages successifs d’une même formation. On peut refuser de croire aux énormes intervalles de temps qui ont dû s’écouler entre nos formations consécutives, et méconnaître l’importance du rôle qu’ont dû jouer les migrations quand on étudie les formations d’une seule grande région, l’Europe par exemple. On peut soutenir que l’apparition subite de groupes entiers d’espèces est un fait évident, bien que la plupart du temps il n’ait que l’apparence de la vérité. On peut se demander où sont les restes de ces organismes si infiniment nombreux, qui ont dû exister longtemps avant que les couches inférieures du système cumbrien aient été déposées. Nous savons maintenant qu’il existait, à cette époque, au moins un animal ; mais je ne puis répondre à cette dernière question qu’en supposant que nos océans ont dû exister depuis un temps immense là où ils s’étendent actuellement, et qu’ils ont dû occuper ces points depuis le commencement de l’époque cumbrienne ; mais que, bien avant cette période, le globe avait un aspect tout différent, et que les continents d’alors, constitués par des formations beaucoup plus anciennes que celles que nous connaissons, n’existent plus qu’à l’état métamorphique, ou sont ensevelis au fond des mers.

Ces difficultés réservées, tous les autres faits principaux de la paléontologie me paraissent concorder admirablement avec la théorie de la descendance avec modifications par la sélection naturelle. Il nous devient facile de comprendre comment les espèces nouvelles apparaissent lentement et successivement ; pourquoi les espèces des diverses classes ne se modifient pas simultanément avec la même rapidité ou au même degré, bien que toutes, à la longue, éprouvent dans une certaine mesure des modifications. L’extinction des formes anciennes est la conséquence presque inévitable de la production de formes nouvelles. Nous pouvons comprendre pourquoi une espèce qui a disparu ne reparaît jamais. Les groupes d’espèces augmentent lentement en nombre, et persistent pendant des périodes inégales en durée, car la marche des modifications est nécessairement lente et dépend d’une foule d’éventualités complexes. Les espèces dominantes appartenant à des groupes étendus et prépondérants tendent à laisser de nombreux descendants, qui constituent à leur tour de nouveaux sous-groupes, puis des groupes. À mesure que ceux-ci se forment, les espèces des groupes moins vigoureux, en raison de l’infériorité qu’ils doivent par hérédité à un ancêtre commun, tendent à disparaître sans laisser de descendants modifiés à la surface de la terre. Toutefois, l’extinction complète d’un groupe entier d’espèces peut souvent être une opération très longue, par suite de la persistance de quelques descendants qui ont pu continuer à se maintenir dans certaines positions isolées et protégées. Lorsqu’un groupe a complètement disparu, il ne reparaît jamais, le lien de ses générations ayant été rompu.

Nous pouvons comprendre comment il se fait que les formes dominantes, qui se répandent beaucoup et qui fournissent le plus grand nombre de variétés, doivent tendre à peupler le monde de descendants qui se rapprochent d’elles, tout en étant modifiés. Ceux-ci réussissent généralement à déplacer les groupes qui, dans la lutte pour l’existence, leur sont inférieurs. Il en résulte qu’après de longs intervalles les habitants du globe semblent avoir changé partout simultanément.

Nous pouvons comprendre comment il se fait que toutes les formes de la vie, anciennes et récentes, ne constituent dans leur ensemble qu’un petit nombre de grandes classes. Nous pouvons comprendre pourquoi, en vertu de la tendance continue à la divergence des caractères, plus une forme est ancienne, plus elle diffère d’ordinaire de celles qui vivent actuellement ; pourquoi d’anciennes formes éteintes comblent souvent des lacunes existant entre des formes actuelles et réunissent quelquefois en un seul deux groupes précédemment considérés comme distincts, mais le plus ordinairement ne tendent qu’à diminuer la distance qui les sépare. Plus une forme est ancienne, plus souvent il arrive qu’elle a, jusqu’à un certain point, des caractères intermédiaires entre des groupes aujourd’hui distincts ; car, plus une forme est ancienne, plus elle doit se rapprocher de l’ancêtre commun de groupes qui ont depuis divergé considérablement, et par conséquent lui ressembler. Les formes éteintes présentent rarement des caractères directement intermédiaires entre les formes vivantes ; elles ne sont intermédiaires qu’au moyen d’un circuit long et tortueux, passant par une foule d’autres formes différentes et disparues. Nous pouvons facilement comprendre pourquoi les restes organiques de formations immédiatement consécutives sont très étroitement alliés, car ils sont en relation généalogique plus étroite ; et, aussi, pourquoi les fossiles enfouis dans une formation intermédiaire présentent des caractères intermédiaires.

Les habitants de chaque période successive de l’histoire du globe ont vaincu leurs prédécesseurs dans la lutte pour l’existence, et occupent de ce fait une place plus élevée qu’eux dans l’échelle de la nature, leur conformation s’étant généralement plus spécialisée ; c’est ce qui peut expliquer l’opinion admise par la plupart des paléontologistes que, dans son ensemble, l’organisation a progressé. Les animaux anciens et éteints ressemblent, jusqu’à un certain point, aux embryons des animaux vivants appartenant à la même classe ; fait étonnant qui s’explique tout simplement par ma théorie. La succession des mêmes types d’organisation dans les mêmes régions, pendant les dernières périodes géologiques, cesse d’être un mystère, et s’explique tout simplement par les lois de l’hérédité.

Si donc les archives géologiques sont aussi imparfaites que beaucoup de savants le croient, et l’on peut au moins affirmer que la preuve du contraire ne saurait être fournie, les principales objections soulevées contre la théorie de la sélection sont bien amoindries ou disparaissent. Il me semble, d’autre part, que toutes les lois essentielles établies par la paléontologie proclament clairement que les espèces sont le produit de la génération ordinaire, et que les formes anciennes ont été remplacées par des formes nouvelles et perfectionnées, elles-mêmes le résultat de la variation et de la persistance du plus apte.