L’Étrange Collègue

Traduction par Louis Labat.
La Main bruneÉdition Pierre Lafitte (p. 39-48).

L’ÉTRANGE COLLÈGUE


Mr. Lumsden, l’associé principal de la fameuse agence scolaire et ecclésiastique Lumsden et Westmacott, était un homme petit, vif, aux façons brusques et coupantes, à l’œil critique, à la parole incisive.

« Votre nom, Monsieur ? me dit-il, assis, la plume à la main, devant son folio rayé de rouge.

— Harold Weld.

Oxford ou Cambridge ?

— Cambridge.

— Grades ?

— Sans grades.

— Éducation physique ?

— Rien de remarquable.

— Pas champion, alors ?

— Oh, non ! »

Mr. Lumsden eut un hochement de tête découragé, avec un haussement d’épaules qui fit tomber plus bas que zéro toutes mes espérances.

« Voyez-vous, Mr. Weld, reprit-il, ces emplois de professeurs sont très recherchés. Il y a beaucoup de demandes et peu d’offres. Soyez de première force à la rame ou au cricket, ayez passé très brillamment vos examens, et vous trouverez le plus souvent une place ; je puis même dire toujours si vous jouez au cricket. Mais avec des capacités moyennes – passez-moi l’expression, Mr. Weld, – vous vous heurterez à des difficultés très grandes, presque insurmontables – Nous avons déjà plus de cent noms sur nos listes. Si vous jugez qu’il vaille la peine d’y ajouter le vôtre, j’ose espérer que d’ici à quelques années nous aurons pour vous une proposition que… »

Il s’arrêta : on venait de frapper à la porte. Un commis entra, tenant une lettre. Mr. Lumsden la décacheta, puis, l’ayant lue :

« En vérité, Mr. Weld, dit-il, voici une intéressante coïncidence. Si je ne me trompe, le latin et l’anglais sont votre affaire, et vous préfèreriez pour quelque temps une place dans un établissement élémentaire où vous auriez du loisir pour vos études personnelles.

— En effet.

— Par cette lettre, un de nos vieux clients, le docteur Phels Mc Carthy, de l’Institution de Willow Lea House, West Hampstead, me charge de lui procurer tout de suite un jeune homme capable d’enseigner le latin et l’anglais à quelques élèves de quinze ans. L’emploi me semble vous convenir expressément. Non pas que les conditions en soient magnifiques : soixante livres par an, avec la nourriture, le logement et le blanchissage ; mais vous n’auriez pas grand’chose à faire, et vous disposeriez de vos soirées.

— Cela me va, m’écriai-je, avec l’empressement d’un homme qui trouve enfin une occupation après des mois de recherches.

— Je ne sais pas si j’agis là bien correctement à l’égard des candidats dont nous avons depuis si longtemps les noms sur nos listes, ajouta Mr. Lumsden en donnant un coup d’œil à son registre. Mais le hasard de cette demande qui m’arrive devant vous me fait comme un devoir de vous la soumettre.

— Eh bien, Mr. Lumsden, j’accepte la place et vous suis fort obligé.

— Voici une petite provision jointe à la lettre. J’ajoute que le docteur Mc Carthy exige du candidat un caractère imperturbable.

— Je suis son homme même, assurai-je.

— J’espère qu’en effet, vous l’êtes autant que vous dites, répliqua Mr. Lumsden après une petite hésitation ; car j’imagine que vous pourriez en sentir l’utilité.

— C’est, je présume, le cas de tous les professeurs dans l’enseignement élémentaire.

— Sans doute. Monsieur, mais il n’est que loyal de vous prévenir que, dans la situation que je vous offre, telles circonstances peuvent se produire qui vous mettent à l’épreuve. L’exigence du docteur Mc Carthy ne va pas sans de bonnes et pressantes raisons. »

Il y avait dans l’accent de Mr. Lumsden une gravité qui ne laissa pas de refroidir l’enthousiasme avec lequel j’avais accueilli cette place providentielle.

« Pourrais-je savoir la nature de ces circonstances ? demandai-je.

— Nous nous efforçons de tenir la balance égale entre nos clients et d’être parfaitement francs envers les uns comme envers les autres. Si je voyais des objections en ce qui vous concerne, j’en ferais certainement part au docteur Mc Carthy ; aussi n’hésité-je pas à vous traiter de même. Je constate… »

Ici, Mr. Lumsden consulta d’un regard les pages de son grand livre.

« … que dans le courant des douze derniers mois nous n’avons pas fourni moins de sept professeurs de latin à l’Institution de Willow Lea House. Quatre d’entre eux sont partis si brusquement qu’ils ont abandonné leur salaire du mois ; aucun n’est resté plus de huit semaines.

— Et les autres maîtres ?

— Il n’y a à demeure qu’un autre maître, et celui-là semble ne pas changer. Vous comprendrez, M. Weld, poursuivit mon interlocuteur, fermant son registre pour clore l’entretien, que des changements si rapides peuvent faire l’affaire d’une agence, non pas celle d’un professeur. J’ignore pourquoi ces messieurs ont tous résigné si vite leurs fonctions. Je ne puis qu’énoncer les faits, et vous conseiller de voir tout de suite le docteur Mc Carthy. Vous conclurez par vous-même. »

On est très fort quand on n’a rien à perdre ; et ce fut dans un état de parfaite sérénité, mais aussi de curiosité très vive, que j’allai, dès l’après-midi, me suspendre à la lourde cloche en fer forgé de l’Institution de Willow Lea House. Massif, carré, sans élégance, le bâtiment s’élevait au centre de vastes terrains et se reliait à la route par une grande avenue en ligne courbe. La hauteur qu’il occupait commandait, d’une part, les toits gris et les clochers qui hérissent le nord de Londres ; de l’autre, la belle campagne boisée qui encadre la grande cité. Un gamin en livrée m’ouvrit la porte et m’introduisit dans un cabinet bien meublé, où me rejoignit à l’instant le principal du collège.

Après ce que l’agent m’avait laissé entendre je pensais affronter un personnage arrogant et irritable, un de ces individus dont l’attitude est une continuelle provocation pour quiconque travaille sous leurs ordres. Rien ne s’éloignait davantage de la réalité. J’avais devant moi un être timide et frêle, rasé, voûté, et si courtois qu’il en paraissait humble. Ses cheveux touffus grisonnaient abondamment : je jugeai qu’il approchait de la soixantaine. Sa voix était grave et douce, et il y avait dans sa démarche quelque chose de menu et d’emprunté. Son extérieur, en somme, décelait un brave savant, plus habitué au commerce des livres qu’aux affaires pratiques.

« Je ne doute pas que je me félicite de vous avoir pour auxiliaire, Mr. Weld, me dit-il après quelques questions professionnelles. Mr. Percival Manners m’a quitté hier et je serais heureux si vous pouviez demain entrer en fonctions.

— Est-ce, demandai-je, Mr. Percival Manners, de Selwin, dont vous parlez ?

— Précisément. Vous le connaissez ?

— Il est de mes amis.

— Un excellent maître, mais un peu prompt de caractère. Il eut tous les torts. Vous, Mr. Weld, savez-vous bien vous dominer ? Supposez, par exemple, que je m’oublie envers vous jusqu’à me montrer sévère, jusqu’à vous parler durement, jusqu’à vous heurter d’une façon quelconque : garderez-vous l’empire de vous-même ? »

Je souris à l’idée que ce petit homme poli et maniéré me chiffonnât les nerfs.

« Je crois, Monsieur, pouvoir vous en répondre.

— J’ai horreur des querelles. Je tiens à ce que tout le monde vive en bonne harmonie ici. Je ne nierai pas que Mr. Percival Manners ait pu se sentir provoqué ; mais je désire un homme capable de s’élever au-dessus de la provocation, et de sacrifier ses sentiments par amour de la paix et de la concorde.

— Je ferai de mon mieux, Monsieur.

— Vous n’en sauriez dire plus, Mr. Weld. Je vous attends donc ce soir, s’il vous est possible de régler d’ici là toutes vos affaires. »

Non seulement je réglai toutes mes affaires, mais je trouvai le temps de passer au Bénédict Club, de Picadilly, où je savais devoir rencontrer Manners s’il était à Londres. En effet, je l’y rencontrai au fumoir ; et, tout en grillant une cigarette, je l’interrogeai sur les raisons qui l’avaient fait partir précipitamment du collège.

« Viendriez-vous m’annoncer que vous entrez chez le docteur Mc Carthy ? s’écria-t-il, me considérant avec surprise. Mon cher, pas la peine. Vous n’y resteriez pas.

— Mais je l’ai vu. Il m’a fait l’effet de l’homme le plus inoffensif et le plus aimable. Je n’ai jamais trouvé chez personne de manières plus engageantes.

— Oh ! pour ce qui est de lui, parfait. Rien à reprendre. Avez-vous vu Théophile Saint-James ?

— J’entends le nom pour la première fois. Qui voulez-vous dire ?

— Votre collègue, l’autre maître.

— Non, je ne l’ai pas vu.

— C’est lui, le terrible. Si vous le supportez, ou vous avez le courage du parfait chrétien, ou vous n’avez aucun courage.

— Comment se fait-il que Mc Carthy le supporte ? »

À travers la fumée de sa cigarette, mon ami me regarda d’un air significatif et haussa les épaules.

« Vous vous ferez vous-même une opinion là-dessus. La mienne s’est faite très vite et je n’ai jamais eu l’occasion d’en changer. — Parlez, vous me rendrez service.

— Quand vous verrez un homme permettre à un autre homme, son subordonné, de ruiner ses affaires, d’anéantir son repos, de défier son autorité, quand vous le verrez s’y résigner avec calme, sans un mot de protestation, qu’en conclurez-vous ?

— Qu’il est dans les mains de l’autre. »

Percival acquiesça de la tête.

« Vous y êtes. Vous avez mis dans le mille. Les faits, il me semble, ne comportent que cette explication. À une période quelconque de sa vie, le petit docteur a dû s’écarter du droit chemin. Humanum est errare, je le sais d’expérience. Mais il s’agissait de quelque chose de grave. L’autre le tient par là et ne le lâche plus, voilà la vérité ; au fond de tout ça, il y a un chantage. Moi, l’individu ne me tenait pas ; c’est pourquoi je n’ai pu supporter son insolence, et je m’en suis allé. Je crains fort que vous ne fassiez de même. »

Et mon ami continua un bon moment de me parler sur ce sujet, toujours pour conclure que je ne resterais pas longtemps en place.

Ainsi préparé, j’éprouvai un plaisir assez médiocre à me trouver en face de l’homme sur qui l’on m’avait fait un rapport si défavorable. Le docteur Mc Carthy nous présenta l’un à l’autre dans son cabinet, le soir du même jour, immédiatement après mon arrivée à l’Institution.

« Voici votre nouveau collègue Mr. Saint-James, dit-il avec son affabilité et sa courtoisie habituelles. J’espère que vous saurez vous entendre, et que je n’aurai à constater entre vous que bons sentiments et sympathie réciproque. »

Je déclarai partager cet espoir, encore que l’aspect de mon collègue ne m’y invitât guère. C’était un homme jeune : trente ans environ, un cou de taureau, des prunelles noires, des cheveux noirs, et une extrême vigueur physique. Je n’ai jamais vu d’homme bâti plus en force, malgré une tendance à l’obésité, signe d’un défaut d’exercice. Il avait des traits communs, bouffis, brutaux, avec une paire de petits yeux sombres profondément fichés dans la tête. Son visage mafflu, ses oreilles saillantes, ses jambes lourdes et arquées, tout contribuait à faire de lui un être à la fois repoussant et formidable.

« Il paraît que vous n’avez pas encore vécu chez les autres, fit-il brusquement, d’une voix rude. C’est une piètre existence : travail pénible et maigre profit. Vous vous en apercevrez par vous-même.

— Mais il y a quelques compensations, avança le principal. Vous en conviendrez bien, Mr. Saint-James ?

— Vraiment ? Je ne les ai jamais découvertes. Qu’appelez-vous des compensations ?

— Mais d’être en contact permanent avec les jeunes gens, c’est déjà un privilège ; cela maintient la jeunesse de l’âme ; on garde en soi, près d’eux, comme un reflet de leur entrain, de leur vivacité et de leur gaieté.

— Les petits niais ! s’écria mon collègue.

— Allons, allons, Mr. Saint-James, vous êtes sévère !

— Rien que de les voir m’horripile ! Si je pouvais allumer un feu de joie, et les y jeter, eux, leurs cahiers, leurs lexiques et leurs ardoises, je l’allumerais tout à l’heure !

— C’est la façon de parler de Mr. Saint-James, dit le principal, me regardant avec un sourire nerveux. N’allez pas le prendre au sérieux, Mr. Weld ! Mais vous savez où est votre chambre ; vous avez sans doute vos petits arrangements à faire ; plus tôt vous les aurez faits, plus tôt vous vous sentirez chez vous. »

Il semblait n’avoir qu’une préoccupation : celle de me soustraire à l’influence de ce collègue si peu ordinaire. Et je fus heureux de sortir, car la conversation devenait gênante.

Ainsi débuta une période qui, lorsque je fais un retour sur le passé, m’apparaît comme la plus étrange de ma vie. Le collège, excellent sous bien des rapports, trouvait chez le docteur Mc Carthy le modèle des principaux. Ses méthodes étaient modernes et rationnelles, sa direction irréprochable. Au milieu de cette machine si bien réglée s’était glissé pourtant le fâcheux, l’impossible Saint-James, qui mettait tout en désordre. Il professait l’anglais et les mathématiques. J’ignore comment il s’acquittait de sa tâche, car nous tenions nos classes dans des locaux séparés ; je puis dire néanmoins qu’il inspirait aux enfants autant de crainte que de dégoût, et qu’ils avaient pour cela de bonnes raisons, car fréquemment, mon cours était interrompu par ses éclats de colère et même par le bruit des coups qu’il administrait. Le docteur Mc Carthy passait dans la classe de Saint-James la plus grande partie de son temps, sans doute pour surveiller le maître plutôt que les élèves, et pour essayer de modérer ses violences quand il redoutait qu’elles ne devinssent dangereuses.

Saint-James affectait d’ailleurs envers notre chef l’attitude la plus outrageante. Je vérifiai par la suite que notre premier entretien m’avait donné le ton exact de leurs rapports. Il exerçait sur le principal une domination ouverte et brutale. Je l’entendis maintes fois le contredire grossièrement devant tout le collège. En aucun temps il ne lui montrait aucun respect. Je ne voyais pas toujours sans un mouvement de colère intérieure la paisible résignation du vieux docteur, et comment il tolérait ce traitement monstrueux. Pourtant, ce spectacle même faisait que le principal m’inspirait une vague horreur. En admettant comme exacte la théorie de mon ami, et je n’en voyais pas de meilleure, combien devait être noir le secret que l’autre tenait suspendu sur sa tête et dont la menace le forçait d’endurer des humiliations pareilles ! Ce doux, ce tranquille docteur dissimulait un profond hypocrite, un criminel, un faussaire, un empoisonneur. Seul, un mystère de cet ordre expliquait le pouvoir absolu qu’exerçait sur lui le jeune homme. Pourquoi, sans cela, eût-il admis dans sa maison une aussi odieuse présence, et, dans son collège, une influence aussi pernicieuse ? Pourquoi se fût-il soumis à des affronts dont on ne pouvait sans indignation être le spectateur, encore moins la victime ?

Cette hypothèse, toutefois, m’obligeait de reconnaître chez mon principal une duplicité extraordinaire. Jamais, ni d’un mot ni d’un signe, il ne marquait le moindre déplaisir de la présence du jeune homme. Certes, il y eut telle sortie particulièrement injurieuse qui sembla lui faire de la peine, mais pour ses élèves et pour moi, à ce que je crus sentir, et non pas pour lui-même. Il parlait à Saint-James, et il en parlait, avec indulgence ; il souriait bénignement de ce qui me faisait bouillir le sang. Dans sa façon de le regarder, de lui adresser la parole, on ne distinguait aucun ressentiment, mais plutôt une sorte de bonne volonté timide et de prière. Il recherchait certainement sa compagnie, et ils passaient des heures ensemble, soit dans son cabinet, soit au jardin.

Quant à mes relations personnelles avec Théophile Saint-James, je m’étais promis, dès le début, de toujours garder près de lui mon sang-froid, et je tins ma promesse. S’il plaisait au docteur Mc Carthy d’autoriser l’insolence et de pardonner les outrages, cela le regardait, et non pas moi. Son seul désir, c’était, évidemment, que la paix régnât entre nous ; j’avais, en m’y conformant, l’impression de lui être utile. Il me suffisait pour cela d’éviter mon collègue, et je m’y appliquais autant que possible. Quand nous nous trouvions ensemble, j’étais calme, poli et réservé. Lui, de son côté, ne me montrait pas de mauvais vouloir, mais, au contraire, une grosse jovialité et une familiarité rude qui voulait être aimable. Il s’efforçait, le soir, de me faire entrer dans sa chambre pour jouer aux cartes et pour boire.

« Le vieux Mc Carthy s’en moque, disait-il. D’ailleurs, ne vous inquiétez pas de lui. Prenez-en à votre aise. Je vous réponds qu’il ne fera pas d’observation. »

Je ne rentrai chez lui qu’une fois ; et quand j’en sortis, après une morne et fastidieuse soirée, je le laissai ivre-mort sur le sopha. Dès lors, je prétextai mes travaux particuliers et passai mes heures de loisir tout seul dans ma chambre.

Un détail m’intriguait vivement : à quelle époque remontait cet état de choses ? Quand Saint-James avait-il mis la main sur le docteur Mc Carthy ? Ni de l’un ni de l’autre, je n’arrivai à savoir depuis combien de temps mon collègue occupait sa situation. Je tentai une ou deux fois de les mettre sur la voie ; mais visiblement, ils éludèrent la question ou feignirent de n’y pas prendre garde ; et je compris que tous les deux tenaient autant à ne rien dire que moi à les faire parler. Un soir, enfin, j’eus la chance de bavarder avec Mrs. Carter, la lingère (car le docteur était veuf) ; et j’obtins d’elle le renseignement que je cherchais. Je n’eus pas besoin de l’interroger pour savoir, car l’indignation la secouait toute, et elle battait l’air de ses mains en exposant ses griefs contre mon collègue.

« Voilà trois ans, Mr. Weld, criait-elle, trois ans qu’il assombrit notre seuil. Trois ans bien cruels pour moi ! Le collège avait alors cinquante élèves. À présent, il y en a vingt-deux. Telle est, en trois ans, l’œuvre de cet homme. Encore trois ans, et nous n’aurons plus un élève. Le docteur, cet ange de patience, vous voyez comme il le traite ! Et il ne mériterait pas de dénouer les cordons de ses chaussures ! Si ce n’était pour le docteur, je ne resterais certainement pas une heure de plus sous le même toit qu’un individu de cette espèce ! Je le lui ai dit en face, M. Weld. Ah ! si le docteur voulait lui faire plier bagage !… Mais j’en dis plus que je ne dois dire. »

Elle s’arrêta, non sans peine, et n’ajouta pas un mot. Se rappelant que j’étais presque un étranger, elle craignait d’avoir été indiscrète.

J’avais noté, à propos de mon collègue, une ou deux particularités curieuses. Celle-ci notamment : il faisait rarement de l’exercice. L’institution possédait dans ses dépendances un terrain pour les jeux, et Saint-James n’y paraissait jamais. Si les élèves sortaient, c’était le docteur Mc Carthy et moi qui les accompagnions. Saint-James alléguait une blessure au genou, vieille de quelques années, qui lui rendait la marche difficile. Pour moi, je l’accusais simplement de paresse, car il était d’un tempérament lourd et obèse. À deux reprises, cependant, je le vis, de chez moi, se glisser hors de la propriété la nuit, et, la seconde fois, je l’aperçus de bon matin qui rentrait à la dérobée par une fenêtre ouverte. Jamais il ne fit d’allusion à ces escapades ; mais en me démontrant que son histoire de genou était une fable, elles accrurent l’aversion et la méfiance qu’il m’inspirait. Je le sentais vicié jusqu’aux moelles.

Autre fait moins important, mais suggestif : durant les mois que je passai à Willow Lea House, il ne reçut guère de lettres ; et celles qu’il reçut, de loin en loin, venaient apparemment de fournisseurs. Je me lève généralement de bonne heure, et j’avais l’habitude, chaque matin, de prendre mon courrier dans le paquet déposé sur la table du vestibule. Je pouvais ainsi juger combien était rare la correspondance de Théophile Saint-James. Et je prêtais au fait une signification spécialement fâcheuse. Quelle sorte d’homme était-il celui-là qui, en trente ans d’existence, ne s’était pas fait un ami, petit ou grand, pour rester en communication avec lui à la vérité, par un phénomène sinistre, notre chef non seulement le tolérait, mais faisait même de lui son intime. Plus d’une fois, entrant dans une pièce, je les y trouvai causant confidentiellement ; ou bien ils se promenaient, bras dessus bras dessous en grande conversation, le long des sentiers du jardin. Je devins si curieux de connaître le lien qui les unissait que cette préoccupation, chez moi, finit par reléguer toutes les autres et par devenir le principal intérêt de ma vie. Au collège et hors du collège, aux repas, en récréation, je ne cessais plus d’observer le docteur Phelps Mc Carthy et Mr. Théophile Saint-James, ni de tâcher à pénétrer le mystère qui les enveloppait.

Ma curiosité, malheureusement, se trahit. Je n’eus pas l’art de cacher mes soupçons sur les rapports qui existaient entre ces deux hommes et sur la nature de l’autorité que l’un paraissait imposer à l’autre. Peut-être fut-ce ma manière de les observer, peut-être quelque question imprudente ; toujours il y a que je laissai trop clairement deviner mes pensées. Je sentis que Théophile Saint-James fixait sur moi un regard sombre et hostile. Je n’en augurai rien de bon, et ne fus pas surpris quand, le lendemain matin, le docteur Mc Carthy m’appela dans son cabinet.

« À mon grand regret, Mr. Weld, dit-il, je vais devoir me priver de vos services.

— Peut-être daignerez-vous me donner la raison de ce congé, répliquai-je, conscient d’avoir rempli de mon mieux mes obligations, et sachant qu’en fait de raisons on ne pouvait m’en donner qu’une.

— Je n’ai rien à vous reprocher, fit le docteur, dont les joues se colorèrent.

— Vous me renvoyez sur l’avis de mon collègue. »

Les yeux du docteur se détournèrent des miens.

« Ne discutons pas, Mr. Weld. Je ne peux pas discuter. Je vous rendrai justice en vous donnant le certificat le plus favorable. Mais je dois m’en tenir là. J’espère que vous continuerez vos fonctions dans cette maison jusqu’à ce que vous ayez trouvé ailleurs une place. »

Toute mon âme protestait contre l’iniquité du procédé. Mais je n’avais aucun moyen d’en appeler. Je m’inclinai et sortis, plein d’amertume.

Mon premier mouvement fut de boucler mes malles et de quitter le collège. Mais le directeur m’autorisait à rester jusqu’à ce que j’eusse trouvé une autre situation. Saint-James voulait mon départ : bonne raison pour que je restasse. Ma présence le gênait : à moi de la lui infliger le plus possible. Je le haïssais maintenant, et désirais ma revanche. S’il tenait en son pouvoir notre principal, ne pouvait-il, lui, tomber au mien ? La peur que lui causait ma curiosité était, de sa part, un signe de faiblesse. Elle ne l’eût pas tant effrayé s’il n’avait eu sujet de la craindre. Une fois de plus, je livrai mon nom aux registres des agences ; mais en même temps, je continuai de remplir mes devoirs à Willow Lea House ; ainsi advint-il que je vis se dénouer l’étrange situation.

Cette semaine-là – car avant la crise, il ne s’écoula qu’une semaine – j’allais tous les soirs, mon travail de la journée fini, savoir le résultat de mes offres de service. Nous étions en mars. Un soir qu’il faisait froid et qu’il ventait, je franchissais à peine la porte du hall, quand je vis une chose singulière. Un homme était accroupi devant l’une des fenêtres de la maison. Les genoux pliés, il tenait ses yeux collés sur la petite raie lumineuse entre le rideau et le châssis. La fenêtre projetait devant elle un carré de lumière, au centre duquel ce visiteur de mauvais augure découpait une ombre dure et nette. Je ne l’aperçus qu’un instant, car il leva les yeux et disparut dans les bosquets. Je l’entendis s’engager en courant sur la route ; puis le bruit de ses pas décrut au loin.

C’était mon devoir incontestable de retourner prévenir le docteur Mc Carthy. Je le trouvai à son bureau. Je pensais bien que l’incident ne laisserait pas de l’émouvoir ; mais je ne m’attendais pas à la terreur folle qui s’empara de lui. Il se renversa sur son siège, blême et hors d’haleine, comme frappé d’un coup mortel.

« Quelle fenêtre dites-vous, Mr. Weld ? demanda-t-il en s’épongeant le front, quelle fenêtre ?

— La plus proche de la salle à manger, la fenêtre de Mr. Saint-James.

— Mon Dieu ; mon Dieu ! c’est vraiment malheureux ! Un homme regardant à la fenêtre de Mr. Saint-James !… »

Perplexe, il se tordait les mains.

« Je passe devant le poste de police, monsieur. Voulez-vous que je signale le fait ?

— Non, non ! s’écria-t-il, surmontant tout de suite son agitation. Il s’agit certainement de quelque chemineau en quête d’une aumône. L’incident n’a aucune importance, aucune. Je ne vous retiens pas, Mr. Weld, si vous désirez sortir. »

Je le laissai dans son cabinet, assis et me rassurant du bout des lèvres, mais le visage bouleversé d’horreur. Et j’avais un poids au cœur en repartant pour la ville. Arrivé à la grille, comme je jetais un regard derrière moi vers le carré transparent qui marquait la fenêtre de mon collègue, je vis tout d’un coup la silhouette du docteur Mc Carthy se profiler devant la lampe. Il avait donc quitté en hâte son cabinet pour répéter à Saint-James ce qu’il venait d’entendre ! Que signifiait tout cela, ces airs de mystère, cette inexplicable terreur, ces confidences entre deux hommes si dissemblables ? Et, chemin faisant, je me mettais la cervelle à mal, sans arriver d’ailleurs à une conclusion satisfaisante. Je ne me doutais pas que je touchais à la solution du problème.

Je rentrai fort tard — vers minuit. Il n’y avait plus de lumière que dans le cabinet du docteur. Je devinais confusément, devant moi, au bout de l’avenue la triste maison, avec cet unique petit point de clarté dans ma masse obscure. J’ouvris avec mon passe-partout, et j’allais pénétrer dans ma chambre, quand retentit un cri aigu et bref, le cri d’un homme qui souffre. Je m’arrêtai et j’écoutai, la main sur la poignée de la porte.

Rien ne troublait le silence qu’un murmure de voix lointaines, dans la chambre du docteur, me sembla-t-il. Je m’approchai à pas de loup le long du corridor. Du murmure, alors, se dégagèrent deux voix distinctes, celle de Saint-James, dure, insistante, tyrannique, et celle du docteur, basse, discutante, implorante. Quatre minces filets de lumière dans les ténèbres dessinaient la porte du docteur ; je continuai de m’approcher pas à pas dans la nuit. La voix de Saint-James, à l’intérieur, s’élevait de plus en plus, et ces mots me vinrent à l’oreille :

« J’exige tout, jusqu’à la dernière livre. Si vous ne me le donnez pas je le prendrai, m’entendez-vous ? »

La réponse du docteur Mc Carthy m’échappa. Mais de nouveau éclata la voix furieuse :

« Vous laisser sans ressources ? Je vous laisse le collège, qui vaut une mine. N’est-ce pas assez pour un homme ? Comment, sans argent, irais-je m’établir en Australie ? »

Le docteur dit quelques mots. Je compris qu’il cherchait à calmer son interlocuteur. Il ne réussit qu’à l’exciter davantage.

« Ce que vous avez fait pour moi ? Et qu’avez-vous fait pour moi ? Juste ce que vous ne pouviez ne pas faire. Vous songiez beaucoup moins à ma sécurité qu’à votre réputation. Assez causé ! il faut qu’avant demain matin je sois en route. Voulez-vous, oui ou non, m’ouvrir votre coffre ?

— Oh ! James, comment pouvez-vous agir de la sorte ? » gémit une voix.

Et soudain, il y eut un petit cri de douleur. À cet appel de la faiblesse contre la violence, je perdis du coup le beau sang-froid dont je me faisais gloire ! Tout ce qu’il y avait d’humain en moi se révoltait contre une plus longue neutralité. Ma canne à la main, je me précipitai dans le cabinet. À ce moment précis, la sonnerie du vestibule se mit à carillonner avec force.

« Coquin, hurlai-je, lâchez cet homme ! »

Je vis les deux adversaires debout devant un petit coffre placé contre la muraille. Saint-James tenait le vieillard par le poignet et lui tordait le bras pour l’obliger à livrer la caisse. Livide, mais résolu, mon petit principal luttait furieusement sous l’étreinte du gros athlète. Par dessus son épaule, le bravache me jeta un regard ; et la fureur se mélangea de terreur sur sa face de brute. Puis, s’avisant que j’étais seul, il lâcha sa victime, et, blasphémant, se retourna vers moi.

« Infernal espion, vociféra-t-il, je veux, au moins, avant de partir, vous régler votre compte ! »

Je ne suis pas très vigoureux et compris que je n’avais rien à attendre d’un corps à corps. Deux fois, je le tins au bout de ma canne ; mais il se rua sur moi avec un grognement d’assassin, et de ses deux mains musclées me saisit à la gorge. Je tombai à la renverse. Il me tenait sous lui et me serrait à m’étouffer. Je voyais à quelques pouces de mes yeux ses yeux féroces, injectés de bile. Mes tempes battirent, mes oreilles bourdonnèrent, et je perdis connaissance. Mais même à cette minute, j’eus conscience d’entendre encore tinter violemment la sonnette du vestibule.

Quand je revins à moi, je me trouvais couché sur le sopha dans le cabinet du docteur Mc Carthy. Le docteur, assis à mon côté, semblait m’observer avec inquiétude ; car au moment où j’ouvris les yeux et regardai autour de moi, il poussa un soupir de soulagement.

« Dieu soit loué ! Dieu soit loué !

— Où est-il ? demandai-je, parcourant du regard toute la pièce.

Le désordre des meubles, éparpillés d’un bout à l’autre, révélait une lutte encore plus violente que celle que j’avais eue à soutenir.

Le docteur enfouit sa tête dans ses mains.

« On le tient ! pleurait-il. Après ces années d’épreuves, je le perds encore ! Ah ! du moins, combien je me félicite qu’il n’ait pas une seconde fois trempé ses mains dans le sang ! »

Tandis que le docteur parlait, j’aperçus au seuil de la porte un homme portant l’uniforme passementé d’un inspecteur de police.

« Oui, monsieur, me dit cet homme, vous l’avez échappé belle. Sans notre arrivée, vous ne seriez pas là pour fournir votre témoignage. Je ne crois pas avoir jamais vu personne plus près de la mort. »

Je me soulevai, portant les mains à mes tempes ardentes.

« Docteur Mc Carthy, dis-je, tout ceci est pour moi un mystère. Vous m’obligeriez en m’expliquant qui est cet homme et pourquoi vous l’avez si longtemps supporté dans votre maison.

— Je vous dois, en effet, une explication, Mr. Weld ; d’autant que vous avez, d’une façon si chevaleresque, donné presque votre vie pour me défendre. Il n’y a plus de raison aujourd’hui pour que je garde le secret. En un mot, Mr. Weld, ce malheureux s’appelle de son vrai nom James Mc Carthy, et il est mon fils unique.

— Votre fils ?

— Hélas, oui ! Quel péché, de ma part, méritait une expiation pareille ? Il a fait de ma vie une misère depuis les premiers jours de son enfance. Violent, obstiné, égoïste, sans principes, je l’ai toujours connu le même. À dix-huit ans, il était déjà un criminel. À vingt ans, dans un accès de rage, il tua un brave garçon et fut jugé pour meurtre. Il n’échappa que de près à la potence et fut condamné à la servitude pénale. Voici trois ans, il parvint à s’évader, et sut, malgré mille obstacles, me rejoindre à Londres. Ma femme était morte de sa condamnation ; et comme il avait réussi à se procurer des vêtements ordinaires, il n’y eut personne ici pour le reconnaître. Pendant des mois, il resta caché dans les combles, attendant que la police interrompît ses recherches. Puis, je lui donnai ici un emploi, comme vous l’avez vu, bien que, par ses façons grossières et autoritaires, il empoisonnât mon existence et rendît impossible celle de ses collègues. Vous avez passé quatre mois avec nous, Mr. Weld ; aucun autre maître n’a eu tant de patience. Je m’excuse de tout ce que vous avez eu à subir ; mais, je vous le demande, que pouvais-je faire ? En souvenir de sa défunte mère, je ne pouvais lui retirer ma protection. Il ne trouverait de refuge au monde que sous mon toit. Et comment le garder sans l’occuper, si je ne voulais provoquer les commentaires ? Je le chargeai du cours d’anglais ; et je l’ai protégé ainsi pendant trois ans. Vous avez dû remarquer que pendant le jour il ne franchissait jamais les dépendances du collège. Vous en savez la raison maintenant. Mais en apprenant de vous, ce soir, qu’un homme regardait à sa fenêtre, je compris qu’on avait découvert sa retraite. Je l’exhortai à fuir. Hélas ! il avait bu, le malheureux, et mes exhortations tombèrent dans l’oreille d’un sourd. Quand enfin il accepta de partir, il prétendit emporter dans sa fuite jusqu’à mon dernier shilling. Votre intervention me sauva, en même temps que la police arrivait à point pour vous secourir. J’ai encouru les rigueurs de la loi en donnant asile à un forçat évadé, et je reste ici sous la garde de l’inspecteur ; mais la prison n’a rien qui m’épouvante après ce que j’ai enduré dans cette maison durant les quatre dernières années.

— Il me semble, docteur, dit l’inspecteur, que si vous avez désobéi à la loi, vous avez déjà bien suffisamment payé votre faute.

— Dieu m’en est témoin ! » s’écria le docteur Mc Carthy.

Et, de nouveau, il plongea dans ses mains sa figure hagarde.