Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 227-234).



XXXII


Ce fut dans l’église d’Highbury que Mme Elton s’offrit pour la première fois aux regards : cette apparition suffit à interrompre les dévotions, mais non pas à satisfaire la curiosité. Emma tenait à présenter sans délai ses félicitations ; elle se décida à amener Henriette avec elle afin d’adoucir pour son amie, dans la mesure du possible, l’émoi de la première entrevue.

Néanmoins, Henriette se comporta fort bien et ne laissa pas percer son émotion : elle était seulement plus pâle et plus silencieuse que de coutume. Naturellement, la visite fut courte, la gêne était inévitable de part et d’autre. Dans ces conditions, Emma se promit de ne pas porter un jugement hâtif sur la jeune femme ; la première impression n’était pas favorable : chez une étrangère, une jeune mariée, il y avait excès d’aisance ; la tournure était agréable, le visage également, mais Emma ne discerna, ni dans les traits, ni dans le maintien, aucune distinction naturelle. Quant à M. Elton, elle était disposée à se montrer indulgente : les visites de noce sont, de toute façon, une épreuve redoutable ; il faut une extrême bonne grâce à un homme pour bien s’acquitter de sa fonction. Le rôle de la femme est plus facile : elle a toujours le privilège de la timidité. Dans ce cas particulier, il convenait de tenir compte à M. Elton de la situation particulièrement délicate où il se trouvait : n’était-il pas entouré de la femme qu’il venait d’épouser, de la jeune fille qu’il avait demandée en mariage et de celle qu’on lui avait destinée ? Emma lui reconnaissait bien volontiers le droit d’être mal à l’aise et de mettre quelque affectation à ne le point paraître.

— Eh bien, Mlle Woodhouse, dit Henriette en quittant la maison, eh bien, que pensez-vous de Mme Elton ? N’est-elle pas charmante ? Emma hésita un moment et répondit :

— Oh oui, certainement, une très aimable jeune femme.

— Je la trouve très jolie.

— En tout cas elle est fort bien habillée ; elle avait une robe très élégante.

— Je ne suis pas étonnée le moins du monde qu’il en soit tombé amoureux.

— Rien n’est moins surprenant : une jolie fortune qui s’est trouvée sur son chemin.

— Certainement, reprit Henriette avec un soupir, elle doit avoir un grand attachement pour lui.

— C’est possible ; mais tous les hommes n’ont pas le bonheur d’épouser la femme qui les aime le plus. Mlle Hawkins, sans doute, désirait s’établir et elle a pensé qu’elle ne trouverait pas mieux.

— Oui, dit Henriette, elle a eu bien raison ; il est impossible d’imaginer un meilleur parti. Eh bien, je leur souhaite de tout mon cœur d’être heureux ; et maintenant, Mlle Woodhouse, je ne crois pas qu’il me sera pénible de les revoir : j’admirerais toujours M. Elton ; mais je le considérerai sous un autre jour. La pensée qu’il a fait un bon mariage me console. Heureuse créature ! Il l’a appelée Augusta. Comme c’est délicieux !

Peu de jours après, M. et Mme Elton vinrent à Hartfield et Emma fut à même de se former une opinion ; elle était seule avec son père ; M. Elton entretint M. Woodhouse et elle put se consacrer à la jeune mariée : un quart d’heure de conversation suffit à la convaincre que Mme Elton était une femme vaine, contente d’elle-même, pleine de prétentions ; ses manières avaient été formées à mauvaise école ; elle était impertinente et familière ; elle ne paraissait pas sotte mais Emma la soupçonna de ne pas être particulièrement instruite.

Mme Elton commenta aussitôt par faire part à Emma de la bonne impression que lui produisait Hartfield.

— Cette maison me rappelle tout à fait Maple Grove, dit-elle, la propriété de mon beau-frère, M. Suckling. Cette pièce est précisément de la grandeur et de la forme de celle où ma sœur se tient le plus volontiers.

Elle en appela à M. Elton.

— La ressemblance n’est-elle pas frappante ? Et l’escalier ? Quand je suis entrée, je n’ai pu m’empêcher de pousser une exclamation. J’ai, je dois l’avouer, une grande prédilection pour Maple Grove, que je considère comme mon véritable « home ». Si jamais, Mademoiselle Woodhouse, vous êtes transplantée comme je le suis, vous comprendrez combien il est délicieux de rencontrer sur son chemin un décor familier.

Emma fit une réponse aussi évasive que possible, mais Mme Elton s’en contenta et reprit :

— Le parc, également, est tout à fait dans le même style : il y a à Maple Grove des lauriers en abondance comme ici et disposés d’une manière identique ; j’ai aperçu un grand arbre encerclé d’un banc, qui a éveillé chez moi de tendres souvenirs ! Mon beau-frère et ma sœur seront enchantés de Hartfield : des gens qui possèdent eux-mêmes de vastes propriétés, prennent toujours intérêt aux domaines du même genre.

Emma doutait fort de la vérité de cet aphorisme, du reste évidemment émis pour amener un parallèle flatteur ; aussi se contenta-t-elle de répondre :

— Quand vous aurez parcouru ce pays, les charmes d’Hartfield vous apparaîtront, je le crains, plus modestes. Le Surrey est très favorisé au point de vue du pittoresque.

— Oh ! je sais parfaitement à quoi m’en tenir : ce comté est le jardin de l’Angleterre.

— Oui ; mais il ne faut pas appuyer notre opinion sur ce dicton car, si je ne me trompe, plusieurs autres provinces se parent de cette couronne.

— Je ne l’ai jamais entendu dire, assura Mme Elton avec un sourire satisfait.

Emma n’insista pas.

— Mon beau-frère et ma sœur nous ont promis de venir nous voir au commencement de l’été, continua Mme Elton. Pendant leur séjour nous comptons explorer le pays. Ils amèneront probablement leur landau dans lequel quatre personnes tiennent à l’aise ; de cette façon nous serons à même de visiter les différents sites fort commodément. À cette époque de l’année ils n’auront certainement pas l’idée de voyager dans leur berline, mais pour éviter toute surprise je vais leur écrire à ce propos. M. Suckling aime beaucoup les excursions : l’été dernier nous avons été jusqu’à King Weston dans les meilleures conditions, précisément après l’acquisition du landau. Je suppose, mademoiselle Woodhouse, que vous faites souvent de grandes promenades.

— Non ; nous sommes un peu éloignés des points de vue réputés et d’autre part nous sommes tous ici, je crois, extrêmement casaniers et peu disposés à organiser des parties de plaisir.

— Personne n’est plus attaché à son « home » que moi ; mon amour de la maison était passé en proverbe à Maple Grove. Combien de fois Célina n’a-t-elle pas dit en se mettant en route pour Bristol : « Je renonce à demander à Augusta de m’accompagner, je déteste pourtant bien être assise seule dans le landau, mais je sais par expérience qu’il n’est pas possible de lui faire franchir la grille du parc. En même temps je ne suis pas partisan d’une réclusion absolue ; j’estime au contraire qu’il faut se mêler au monde et prendre part avec mesure aux distractions de la société. Néanmoins je comprends parfaitement votre situation, Mademoiselle Woodhouse ; l’état de santé de votre père doit être pour vous un empêchement sérieux. Pourquoi n’essaye-t-il pas le traitement de Bath ? Laissez-moi vous recommander Bath, je suis sûre que les eaux réussiraient parfaitement à M. Woodhouse.

— Mon père a suivi ce traitement à maintes reprises autrefois mais sans profit ; et M. Perry dont le nom ne vous est sans doute pas inconnu, ne juge pas opportun de le lui conseiller actuellement.

— Je vous assure, Mlle Woodhouse, qu’on obtient des résultats incroyables : pendant mon séjour à Bath j’ai été à même de constater des cures merveilleuses. D’autre part, les avantages de Bath pour les jeunes filles sont connus ; ce serait un excellent milieu pour vos débuts dans le monde : un mot de moi vous ferait accueillir cordialement par la meilleure société de l’endroit ; mon amie intime, Mme Partridge, la dame chez qui j’ai toujours habité pendant mes séjours à Bath, serait trop heureuse de s’occuper de vous et de vous servir de chaperon.

Mme Elton se tut à cet endroit de son discours : ce fut heureux car elle avait atteint la limite de ce qu’Emma pouvait entendre sans être impolie : celle-ci frémit à l’idée d’être l’obligée de Mme Elton, d’aller dans le monde sous les auspices d’une amie de cette dernière, probablement quelque veuve vulgaire et intrigante ! La dignité de Mlle Woodhouse était véritablement écrasée ! Néanmoins elle s’efforça de dissimuler son irritation et se contenta de remercier froidement Mme Elton.

— Il ne peut être question pour nous d’aller à Bath, répondit-elle. Je ne suis pas sûre du reste si l’endroit me conviendrait plus qu’à mon père.

Pour éviter le retour de nouveaux outrages, Emma se hâta de changer de conversation.

— Je ne vous demande pas si vous êtes musicienne, Mme Elton. Dans ces occasions on est généralement au courant de toutes les qualités d’une personne avant de la connaître ; Highbury sait depuis longtemps que vous avez un talent supérieur.

— Oh ! non ! du tout ; je proteste contre cette allégation, réfléchissez à quelle source vous avez puisé vos informations ! J’aime beaucoup la musique, passionnément même et je ne suis pas, au dire de mes amis, dépourvue de goût ; mais quant au reste, sur mon honneur, mon jeu est tout à fait médiocre. Mais vous, Mademoiselle Woodhouse, vous jouez, paraît-il délicieusement ; ce sera une vraie joie pour moi de vous entendre. Je ne puis pas, à la lettre, me passer de musique. Au début de notre engagement, M. Elton, en me décrivant ma future résidence, m’exprimait sa crainte que je ne trouvasse la vie trop retirée, il s’inquiétait aussi de l’infériorité de la maison ; je lui répondis : « Je renonce volontiers au monde, au théâtre, au bal et je ne crains pas du tout la solitude. Deux voitures ne sont pas nécessaires à mon bonheur pas plus que des appartements d’une certaine dimension ; mais, en toute franchise, je vous avoue que je m’habituerai difficilement à vivre dans un milieu où la musique ne serait pas en honneur. »

Il me tranquillisa aussitôt.

— Sans aucun doute, reprit Emma en souriant, M. Elton a courageusement affirmé que vous trouveriez à Highbury une réunion de mélomanes ! Vous jugerez qu’il a outrepassé la vérité plus qu’il n’était nécessaire.

— Je n’ai plus aucune inquiétude à ce sujet. Je suis enchantée. Nous devrions, Mademoiselle Woodhouse, fonder un club musical et avoir des réunions hebdomadaires chez vous ou chez moi. Qu’en dites-vous ? Si nous nous donnons la peine de faire les premiers pas, je suis sûre que nous serons bientôt suivies. De cette façon, je serai forcée d’étudier régulièrement ; les femmes mariées ont une détestable réputation à ce point de vue : elles sont très enclines à abandonner la musique.

— Pour vous qui êtes si passionnée, ce ne peut être le cas ?

— Je l’espère, mais, véritablement je ne puis m’empêcher de trembler en regardant autour de moi : Célina a complètement renoncé à la musique, elle n’ouvre jamais son piano et pourtant elle jouait d’une façon charmante. Mme Jeffereys, née Clara Partrigde, les demoiselles Milmans, maintenant Mme Bird et Mme James Cooper, sont dans le même cas. Sur ma parole, il y a de quoi se sentir inquiète. Je me suis souvent querellée à ce propos avec Célina, mais aujourd’hui je me rends compte des multiples occupations d’une femme mariée, je lui trouve des excuses. Je suis demeurée, ce matin, enfermée près d’une heure avec ma femme de charge !

— Mais une fois votre maison organisée, cela marchera tout seul.

— Eh bien, reprit Mme Elton en riant, nous verrons !

Emma renonça à combattre une obstination si singulière et après quelques instants de silence, Mme Elton aborda un autre sujet :

— Nous avons été faire une visite à Randalls, dit-elle, ils étaient tous deux à la maison ; ils m’ont laissé une excellente impression. M. Weston paraît un charmant homme pour lequel je ressens déjà une véritable prédilection et je trouve qu’il y a chez Mme Weston une sorte de douceur maternelle particulièrement touchante. Elle a été votre gouvernante, n’est-il pas vrai ?

Emma fut tellement surprise de ce manque de tact qu’elle ne sut que répondre ; du reste Mme Elton se hâta de continuer :

— Étant au courant de cette circonstance, je fus un peu étonnée de la trouver si comme il faut : c’est vraiment une femme du monde.

— Les manières de Mme Weston reprit Emma ont toujours été parfaites : leur élégance, leur simplicité, leur discrétion peuvent être données comme modèle à une jeune femme.

— Nous avons eu une surprise au moment de prendre congé : Devinez qui est entré dans le salon ? et Emma n’avait pas idée à qui Mme Elton voulait faire allusion. Le ton indiquait une certaine intimité.

— Knightley ! continua Mme Elton, Knightley lui-même ! J’ai été d’autant plus heureuse de le rencontrer que je n’étais pas chez moi lors de sa venue à la maison. Je nourrissais un vif désir de faire la connaissance de l’ami intime de M. Elton : j’avais si souvent entendu mentionner « mon ami Knightley » ! Je dois rendre justice à mon « caro sposo », il n’a pas à rougir de son ami ; c’est bien le type de l’homme distingué ; il me plait beaucoup.

L’heure du départ sonna enfin et Emma put respirer :

— Quelle insupportable créature ! s’écria-t-elle, elle surpasse de beaucoup mes prévisions les plus pessimistes. Knightley ! Je n’aurais pu le croire si on ne me l’avait raconté. Elle ne l’a auparavant jamais vu de sa vie et elle l’appelle Knightley ! Elle lui décerne un certificat de distinction ! Je doute qu’il lui retourne le compliment. Je n’ai jamais vu une pareille vulgarité aggravée de prétentions aussi exorbitantes et d’une élégance de mauvais aloi. Que dirait Frank Churchill s’il était là ? Comme il se serait diverti et moqué !

Ces pensées se succédèrent rapidement dans l’esprit d’Emma, et quand son père, une fois le brouhaha du départ apaisé, eut repris sa place, elle se trouva prête à lui donner la réplique.

— Eh bien ! ma chère ! dit M. Woodhouse, c’est une aimable jeune femme et je suis sûr que vous lui avez fait une excellente impression. Elle parle un peu trop vite ; j’ai l’oreille, il est vrai, extrêmement susceptible ; je n’aime pas les voix étrangères ; personne du reste n’a un timbre et une élocution comme vous et Mlle Taylor ; néanmoins elle semble très bien élevée et je ne doute pas qu’elle ne soit une excellente femme pour M. Elton. J’ai fait toutes les excuses possibles de n’avoir pas pu leur rendre visite à cette heureuse occasion ; j’espère être en état d’aller chez eux pendant le courant de l’été ; mais je n’aime pas, je l’avoue, tourner le coin de Vicarage Lane.

— Je suis sûre que vos excuses ont été acceptées : M. Elton connaît vos habitudes.

— Malgré tout, à moins d’impossibilité, je n’aurais pas dû me soustraire à cette obligation ; j’ai forfait à toutes les règles de la politesse.

— Mon cher papa, vous n’êtes pas partisan du mariage ; en conséquence, pourquoi vous montrer si anxieux de témoigner votre respect à une nouvelle mariée ! Cet état ne devrait pas être une recommandation pour vous, c’est encourager les gens à se marier que de leur prodiguer des marques d’attention.

— Non, ma chère, mais il faut avoir des prévenances pour une jeune femme dans cette situation : une nouvelle mariée a droit à la première place partout où elle se trouve.

— Eh bien ! papa, je n’aurais jamais cru que vous donneriez votre appui à des coutumes qui vont à l’encontre de vos idées.

— Ma chère, vous ne me comprenez pas, c’est une question de bonne éducation.

M. Woodhouse devenait nerveux, et Emma n’insista pas.