Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 173-178).



XXV


L’opinion d’Emma sur Frank Churchill se trouva quelque peu modifiée le lendemain : M. et Mme Weston vinrent faire une visite à Hartfield et elle apprit d’eux que le jeune homme était allé à Londres pour se faire couper les cheveux : il avait été pris d’une frénésie soudaine pendant le déjeuner et, ayant commandé une voiture, s’était mis en route avec l’intention de rentrer à l’heure du dîner. Sans doute, cette expédition était en soi assez inoffensive ; mais il s’y mêlait une préoccupation ridicule et enfantine qu’Emma ne pouvait approuver ; cette manière d’agir contrastait singulièrement avec la raison que Frank Churchill mettait dans ses discours, la modération qu’il affectait dans ses goûts et aussi les sentiments désintéressés qu’il professait. La vanité, l’extravagance, l’amour du changement, l’indifférence pour l’opinion des autres, tels étaient les caractéristiques qu’Emma discernait maintenant en lui. M. Weston, tout en traitant son fils de sot, trouvait, en somme, cette équipée assez amusante ; Mme Weston, au contraire, ne l’approuvait nullement : elle passa très légèrement sur le fait et se contenta de dire que les jeunes gens ont tous des lubies ; mais, ce point mis à part, elle fit l’éloge de son beau-fils dans les termes les plus propres à corriger la mauvaise impression de l’instant présent.

— Il se montre plein d’attentions et fait preuve d’un aimable caractère ; je ne puis rien trouver à redire aux idées du jeune homme, lesquelles, sur beaucoup de points, méritent même une complète approbation : il semble avoir une véritable affection pour son oncle qui serait, dit-il, le meilleur des hommes s’il ne se laissait pas influencer ; il reconnaît la bonté dont sa tante fait preuve à son égard et parle d’elle avec respect.

M. Weston, à son tour, s’efforça de faire apparaître son fils sous un meilleur jour.

— Frank vous trouve très belle, dit-il, et vous admire à tous les points de vue.

Tout l’ensemble était plein de promesses et, sans cette malheureuse fantaisie de la coupe de cheveux, Emma aurait jugé Frank Churchill tout à fait digne de l’honneur que son imagination lui faisait en le supposant amoureux d’elle ou du moins sur le point de le devenir. Sa propre indifférence (car elle persistait à ne pas vouloir se marier) était sans doute le principal obstacle aux projets matrimoniaux de ses amis de Randalls.

Peu après l’arrivée de M. et de Mme Weston, on apporta une lettre à Emma ; c’était une invitation à dîner de la part de M. et de Mme Cole : ces derniers étaient établis à Highbury depuis plusieurs années et ils étaient à la tête d’une importante maison de commerce. Tout le monde s’accordait à les considérer comme d’excellentes gens, obligeants, généreux et sans prétention. Au début, ils avaient vécu sur le pied d’une large aisance, limitant leur hospitalité à quelques amis. Leurs affaires ayant prospéré et leurs moyens s’étant considérablement accrus, ils éprouvèrent bientôt le besoin d’être logés plus grandement et d’étendre leurs relations ; ils ajoutèrent une aile à leur maison, augmentèrent le nombre de leurs domestiques et enflèrent leurs dépenses en général ; ils étaient maintenant, après les châtelains d’Hartfield, ceux qui menaient le plus grand train de vie.

La somptueuse décoration de leur nouvelle salle à manger faisait prévoir qu’ils se préparaient à donner des dîners ; déjà plusieurs célibataires avaient été conviés. Emma ne pouvait approuver ces velléités ambitieuses : s’étendraient-elles aux premières familles du pays ? Pour sa part, elle était bien décidée à repousser toute avance et elle regrettait que les habitudes bien connues de son père n’enlevassent, le cas échéant, une grande signification à ce refus ; sans doute, les Cole étaient très respectables, mais il convenait de leur montrer qu’il ne leur appartenait pas de modifier les termes de leurs relations avec les familles occupant un rang social supérieur au leur. La leçon serait malheureusement incomplète : elle avait peu d’espoir en la fermeté de M. Knightley, aucun en celle de M. Weston.

Emma avait pris position si longtemps à l’avance que le moment venu, ses dispositions s’étaient considérablement modifiées : elle n’était plus bien sûre maintenant de ne pas désirer l’invitation qu’elle redoutait un mois auparavant, mais elle n’avait pas la faculté d’option : les Weston et M. Knightley devaient, en effet, dîner le mardi suivant chez les Cole et ni M. Woodhouse ni sa fille n’avaient été priés. Au cours de leur promenade de la veille, Frank Churchill avait manifesté son désappointement en apprenant que Mlle Woodhouse ne serait pas au nombre des convives. Emma trouvait insuffisante l’explication donnée par Mme Weston : « Ils ne prendront sans doute pas la liberté de vous inviter, sachant que vous ne dînez jamais en ville. » Le splendide isolement auquel sa grandeur la condamnait lui pesait singulièrement.

Ce fut donc sans déplaisir qu’Emma prit connaissance de la lettre de Mme Cole ; après avoir mis M. et Mme Weston au courant, elle ajouta : « Naturellement, nous ne pouvons accepter », mais en même temps elle s’empressa de leur demander avis : ils furent tous deux nettement favorables à l’acceptation.

Après quelques objections de pure forme, Emma ne cacha pas qu’elle était touchée des égards témoignés à son père et du tact avec lequel la demande était formulée : « Ils auraient déjà sollicité l’honneur de les recevoir, mais ils avaient attendu l’arrivée d’un paravent commandé à Londres : ils espéraient maintenant être en mesure d’éviter à M. Woodhouse toute espèce de courant d’air. » Finalement, elle se rendit aux moyens de concilier l’absence d’Emma avec le confort de M. Woodhouse : il fut convenu qu’à défaut de Mme Bates on prierait Mme Goddard de tenir dîner à Hartfield ce soir là. Emma ne désirait pas, en effet, que son père acceptât personnellement ; les heures ne pouvaient lui convenir et l’assemblée serait trop nombreuse. Il restait à lui faire envisager la possibilité de se séparer de sa fille pendant une soirée : il s’y résigna sans trop de difficultés.

— Je n’aime pas dîner en ville, dit-il, ni Emma non plus. À mon avis, il aurait beaucoup mieux valu que M. et Mme Cole fussent venus prendre le thé avec nous, un après-midi pendant la belle saison, en choisissant l’heure de la promenade, il leur eût été facile de rentrer avant l’humidité de soir : je ne voudrais exposer personne aux brouillards d’été ! Néanmoins, puisqu’ils désirent tant avoir Emma à dîner, je ne veux pas m’y opposer, à condition, toutefois, que le temps ne soit ni humide ni froid et que le vent ne souffle pas.

Se tournant alors vers Mme Weston avec un air de reproche, il ajouta :

— Ah ! Mademoiselle Taylor, si vous ne vous étiez pas mariée, vous m’auriez tenu compagnie ce soir-là !

— Eh bien ! Monsieur, dit M. Weston, puisque je suis responsable de l’enlèvement de Mlle Taylor, je m’efforcerai de lui trouver une remplaçante : j’irai à l’instant chez Mme Goddard, si vous le désirez.

La seule idée qu’on pût tenter une démarche aussi précipitée eut pour effet d’accroître l’agitation de M. Woodhouse. Emma et Mme Weston déclinèrent aussitôt cette offre et firent des propositions plus acceptables, M. Woodhouse se remit rapidement et reprit :

— Je serai heureux de voir Mme Goddard et je ne vois pas de difficulté à ce qu’Emma écrive pour l’inviter. James pourrait porter la lettre. Mais, avant tout, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, il faut répondre aux Cole. Vous transmettrez mes excuses, ma chère, avec toute la politesse voulue. Vous ferez allusion à mon état de santé qui ne me permet pas d’accepter leur aimable invitation ; naturellement vous commencerez par présenter mes compliments. Du reste, les recommandations sont inutiles : vous vous exprimerez, sans aucun doute, avec une correction parfaite. Il ne faut pas oublier d’avertir James ; avec lui je n’aurai pas d’inquiétude à votre sujet, bien que nous n’ayons jamais été chez les Cole depuis l’ouverture de la nouvelle route ; il sera prudent de lui donner l’ordre de venir vous prendre de bonne heure ; je suis sûr qu’une fois le thé servi vous serez fatiguée.

— Pourtant, papa, vous ne voudriez pas que je m’en aille avant de me sentir lasse ?

— Non certainement, ma chérie, mais vous ne tarderez pas à éprouver le désir de rentrer ! l’assemblée sera nombreuse, tout le monde parlera à la fois et vous n’aimez pas le bruit.

— Mais, mon cher monsieur, dit M. Weston, si Emma se retire ce sera le signal du départ général.

— Je n’y vois aucun inconvénient, reprit M. Woodhouse, le plus tôt les réunions mondaines prennent fin c’est le mieux.

— Ne conviendrait-il pas de songer aussi aux maitres de maison, répondit M. Weston ; partir immédiatement après le thé, ce serait leur faire un affront. Vous ne voudriez pas, Monsieur, désappointer les Cole à ce point : de braves et excellentes gens qui sont vos voisins depuis dix ans !

— Non pour rien au monde, monsieur Weston, et je vous remercie de m’avoir averti. Je serais extrêmement fâché de causer le moindre chagrin aux Cole. Je les tiens en grande estime ; Perry m’a dit que M. Cole ne prenait jamais de liqueur. Ma chère Emma, plutôt que d’offenser M. ou Mme Cole, vous pourriez peut-être vous imposer l’effort de prolonger votre veille. Du reste vous serez entourée d’amis et ils vous feront oublier la fatigue.

— Pour ma part, papa, je n’aurais aucun scrupule à rester tard, si je n’avais la préoccupation de vous savoir seul. Tant que vous aurez la compagnie de Mme Goddard je serai parfaitement tranquille sur votre compte : vous aimez jouer au piquet l’un et l’autre ; mais je crains que vous ne demeuriez en bas, après son départ, au lieu d’aller vous coucher à votre heure habituelle ; cette idée me gâterait complètement ma soirée ; promettez-moi de ne pas veiller.

Il y consentit en échange d’autres promesses : elle dut s’engager à bien se chauffer avant de monter se coucher et à manger si elle avait faim ; sa femme de chambre l’attendrait bien entendu ; Serge et le domestique auraient mission de s’assurer de la fermeture des portes et du couvre-feu général.