Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 337-344).



XLVIII


Le temps continua à être mauvais jusqu’au lendemain matin, mais dans l’après-midi le soleil s’éclaircit, M. Perry arriva après déjeuner, disposé à tenir compagnie à M. Woodhouse pendant une heure et Emma en profita pour sortir aussitôt. Elle espérait trouver quelque soulagement en contemplant l’aspect triomphal de la nature après l’orage : la végétation exhalait une senteur pénétrante et tout semblait revêtir une grâce nouvelle. En arrivant à l’extrémité du jardin, elle aperçut M. Knightley qui venait à sa rencontre. Emma fut d’autant plus surprise qu’elle le croyait encore à Londres et elle eut à peine le temps de se composer un visage. Ils se saluèrent avec un peu d’embarras. Elle s’informa de leurs parents communs.

— Tout le monde va bien.

— Quand les avez-vous quittés ?

— Ce matin même.

— Vous avez dû être mouillé en chemin ?

— Oui.

Il manifesta l’intention de l’accompagner dans sa promenade.

Emma remarqua de suite l’air préoccupé de son compagnon : elle eut l’idée qu’il avait parlé à son frère de ses projets ; il était sans doute affecté de n’avoir pas rencontré l’approbation de celui-ci. Ils marchèrent ensemble silencieusement. Il jetait de temps en temps un regard du côté de la jeune fille dont il cherchait à observer le visage. Emma trouva dans ce manège une nouvelle raison d’inquiétude ; il avait peut-être l’intention de lui parler de son attachement pour Henriette, et il attendait un mot d’encouragement. Elle ne se sentit pas la force de provoquer une confidence de ce genre. Néanmoins ne pouvant supporter un silence qui était si peu dans les habitudes de M. Knightley, après un instant d’hésitation elle dit :

— Vous allez trouver des nouvelles qui vous surprendront.

— Vraiment, reprit-il tranquillement en la dévisageant, et de quelle nature ?

— Des nouvelles couleurs de rose ; il s’agit d’un mariage.

Il reprit, après s’être assuré qu’elle ne spécifiait pas :

— S’il s’agit de Mlle Fairfax et de Frank Churchill, je suis au courant.

— Comment est-ce possible ? dit Emma en se tournant vivement vers lui les joues empourprées ; elle venait de penser : serait-il passé chez Mme Goddard avant de venir ?

— J’ai reçu ce matin une lettre de M. Weston, concernant les affaires de la paroisse ; et à la fin il me donnait un bref récit de ce qui s’était passé.

Emma respira et put ajouter avec un peu plus de calme :

— Vous avez probablement été moins surpris qu’aucun de nous ; car vous aviez des soupçons. Je me rappelle que vous avez, une fois, essayé de me mettre sur mes gardes. Je regrette de ne vous avoir pas écouté, mais, ajouta-t-elle avec un soupir : j’étais sans doute condamnée à être aveugle jusqu’au bout !

Ils restèrent silencieux l’un et l’autre pendant quelques instants et elle ne se rendit pas compte d’avoir éveillé chez lui un intérêt particulier quand, soudain, elle sentit le bras de M. Knightley passé sous le sien : en même temps ce dernier dit à voix basse, d’un ton de profonde sympathie :

— Le temps, ma chère Emma, cicatrisera cette blessure. Votre propre bon sens, les efforts que vous ferez par égard pour votre père vous soutiendront, je le sais. Les sentiments de l’amitié la plus chaude… Vous ne doutez pas de mon indignation, cet abominable coquin ! et élevant la voix il ajouta : Il sera bientôt parti. Ils iront en Yorkshire. Je suis fâché pour Jane, elle méritait un meilleur sort.

Emma comprit ; et dès qu’elle fut revenue de l’émotion agréable, provoquée par une si tendre commisération, elle reprit :

— Vous êtes bien bon, mais vous vous trompez et il faut que je remette les choses au point. Je n’ai pas besoin de ce genre de compassion. Mon aveuglement m’a conduite à agir à leur égard d’une façon dont je serai toujours honteuse, mais je n’ai aucune raison de regretter de n’avoir pas été mise plus tôt dans le secret.

— Emma, dit-il avec émotion, est-ce possible ? Puis se ravisant : Non, non, je vous comprends, pardonnez-moi ; néanmoins je suis heureux que vous puissiez parler de cette façon. Il ne mérite pas d’être regretté et avant longtemps j’espère, vous éprouverez véritablement les sentiments que vous exprimez aujourd’hui par raison. Je n’ai jamais pu, je l’avoue m’assurer d’après vos manières du degré d’attachement que vous ressentiez.

— M. Knightley, reprit Emma en s’efforçant de sourire, je me trouve dans une position embarrassante : je ne puis vous laisser dans votre erreur et pourtant puisque mes manières ont prêté à cette interprétation, j’éprouve autant de honte en confessant que je n’ai jamais été attachée à la personne en question qu’une femme en ressent généralement à faire l’aveu contraire. Mais c’est la vérité.

Il l’écouta avec attention et ne répondit rien. Emma, jugea que de plus amples explications étaient sans doute nécessaires et bien qu’il fût pénible de se montrer sous un jour si défavorable, elle continua :

— Je n’ai pas grand’chose à dire pour ma défense. J’ai agréé ses hommages, sans l’encourager formellement. C’est une vieille histoire, un cas très ordinaire dans lequel se sont trouvées des centaines de femmes ; mais moi qui ai toujours eu des prétentions à la sagacité, je suis particulièrement coupable. Diverses circonstances favorisèrent la tentation : il venait continuellement à la maison, c’était le fils de M. Weston, il ne me déplaisait pas. Pour tout dire, ma vanité était flattée et j’ai permis qu’il me fît la cour. Depuis longtemps du reste je n’attachais aucune importance à ses attentions ; je les considérais comme une habitude et je ne les prenais pas au sérieux. Il s’était imposé à moi, mais il n’a jamais touché mon cœur. Et maintenant je m’explique sa conduite : il n’a jamais cherché à se faire aimer ; il se servait simplement de moi pour cacher ses desseins véritables ; son but était de tromper tout le monde et personne à coup sûr ne s’est laissé prendre à son manège avec plus de naïveté que moi. Mais si j’ai joué avec le feu, j’ai eu la bonne fortune de ne pas me brûler.

Il garde le silence quelques instants, parut réfléchir et répondit enfin de son ton habituel :

— Je n’ai jamais eu haute opinion de Frank Churchill, mais il est possible que je l’aie mal jugé : nos relations ont été très superficielles. Dans tous les cas, il se peut qu’il s’amende. Avec une telle femme on est en droit de tout espérer. À cause d’elle dont le bonheur dépend de la conduite et de la valeur morale du jeune homme, je suis disposé à lui faire crédit pour l’avenir.

— Je ne doute pas qu’ils soient heureux, dit Emma ; je crois qu’ils sont sincèrement attachés l’un à l’autre.

— C’est un homme chanceux, reprit-il avec énergie. Si tôt dans la vie, à vingt-trois ans, à un âge où si l’on choisit une femme on choisit généralement mal, il est aimé de cette charmante créature ! Que d’années de félicité, d’après les prévisions normales, Frank Churchill a devant lui. La fortune a singulièrement favorisé ce jeune homme, il fait connaissance d’une jeune fille à Weymouth, gagne son affection, la conserve malgré sa légèreté et sa négligence ; et il se trouve que si sa famille avait cherché une femme parfaite de par le monde, elle n’aurait pu trouver mieux. Sa tante le gênait ; elle meurt. Il n’a qu’à parler et ses amis sont anxieux d’assurer son bonheur. Il s’est mal comporté avec tous, et tout le monde est enchanté de lui pardonner. En vérité, c’est un homme chanceux.

— Vous parlez comme si vous lui portiez envie ?

— En effet, Emma, à un certain point de vue, je l’envie !

Emma eut impression que M. Knightley se disposait à faire allusion à Henriette et dans l’espoir d’éviter ce sujet elle ne fit aucun commentaire touchant cet aveu : elle se préparait à réclamer des détails sur les enfants d’Isabelle, mais M. Knightley ne lui en laissa pas le temps et il reprit :

— Vous êtes décidée, je vois, à ne témoigner aucune curiosité, à ne pas m’interroger : vous êtes sage, mais je ne puis pas l’être. Je vais vous avouer, Emma, ce que vous ne voulez pas me demander, et peut-être dans un instant regretterai-je d’avoir parlé ?

— Oh ! dans ce cas, ne dites rien, répondit-elle vivement. Prenez votre temps pour réfléchir ; ne vous compromettez pas.

— Merci, répondit-il d’un ton gravement offensé et il se tut.

Emma ne pouvait supporter l’idée de faire souffrir M. Knightley ; celui-ci désirait évidemment se confier à elle, peut-être la consulter : quoiqu’il lui en coutât, elle l’écouterait et l’aiderait, le cas échéant à prendre une décision dans un sens ou dans l’autre.

— Vous rentrez, je suppose, dit-il d’un air accablé.

— Non, reprit Emma, j’aimerais bien marcher encore un peu : M. Perry n’est pas parti. Après avoir fait quelques pas, elle ajouta : « Je vous ai arrêté à l’instant, d’une manière un peu brusque, M. Knightley, j’ai peur de vous avoir froissé. Si vous avez le désir de me parler franchement, comme à une amie, ou de me demander mon avis sur un projet, vous pouvez disposer de moi. Je vous donnerai mon opinion sincère.

— Comme à une amie ? reprit M. Knightley, non, je n’en ai pas le désir. Attendez… j’ai été trop loin déjà pour reculer. J’accepte votre offre, Emma ; c’est en ma qualité d’ami que je vous pose cette question : dites-moi la vérité. M’est-il permis d’espérer qu’un jour …?

Il s’arrêta, dans son anxiété de recevoir une réponse, et reprit aussitôt :

— Ma bien chère Emma, quel que soit le résultat de cette conversation, vous resterez toujours mon Emma bien-aimée. Répondez-moi : dites non, si cela doit être non.

La surprise empêchait Emma de parler.

— Vous vous taisez, dit-il avec animation, vous gardez le silence ! Pour le moment, je n’en demande pas davantage.

Emma était sur le point de succomber à l’émotion. La crainte de s’éveiller d’un rêve aussi délicieux dominait encore en elle. Il continua :

— Je ne sais pas faire de discours, Emma, dit-il ; si je vous aimais moins peut-être pourrais-je parler plus. Mais vous me connaissez : vous n’avez jamais entendu de moi que la vérité ; je vous ai souvent fait des reproches et vous m’avez écouté avec patience. Supportez encore une fois, ma chère Emma, l’expression de la vérité. J’ai toujours été un amoureux bien froid, mais vous m’avez compris, j’espère. Je ne demande maintenant qu’à entendre de nouveau votre voix.

Pendant qu’il parlait, Emma eut la révélation de la réalité : les espérances d’Henriette n’avaient aucune base ; Henriette n’était rien et elle-même était tout pour M. Knightley. Bien heureusement le secret d’Henriette ne lui était pas échappé et elle était bien résolue à ce qu’il restât toujours ignoré. C’était le seul service qu’elle pût rendre désormais à sa pauvre amie. Emma avait maintenant retrouvé son sang-froid. Elle leva les yeux vers son compagnon et parla enfin à son tour. Que dit-elle ? Bien entendu, exactement ce qu’il fallait dire. Dans ces circonstances une femme trouve toujours la réponse appropriée ; elle lui laissa entendre qu’il n’y avait aucune raison de désespérer, bien au contraire.

Emma se rendait bien compte que son injonction formelle de garder le silence avait dû enlever tout espoir à son interlocuteur ; d’autre part un aussi brusque changement de ton n’était pas naturel, mais M. Knightley eut la bonne grâce de ne demander aucune explication. Le malentendu qui avait présidé à leur conversation était du reste tout superficiel : les paroles étaient susceptibles d’une double interprétation, mais les sentiments conservaient toute leur sincérité : M. Knightley ne pouvait pas prêter à Emma une plus tendre affection ni des dispositions meilleures à son égard. En vérité, il avait toujours été ignorant de sa propre influence ; il était venu pour voir comment elle supportait la nouvelle des fiançailles de M. Frank Churchill, sans aucun but égoïste ; il désirait seulement, si elle lui en donnait l’occasion, lui dire quelques paroles de consolation et de réconfort ; l’aveu de ses véritables sentiments avait été spontané et provoqué par l’attitude d’Emma.

Dès le début de leur entretien, la ferme assurance qu’elle lui avait donnée de sa complète indifférence à l’égard de Frank Churchill lui avait fait espérer de pouvoir un jour se faire aimer lui-même, mais il ne songeait qu’à l’avenir. La réalité lui causa une surprise délicieuse : il avait déjà gagné l’affection qu’il aspirait à conquérir ! Dans l’espace d’une demi-heure, ils étaient passés l’un et l’autre du désespoir à un état de parfaite béatitude. M. Knightley avait commencé à être amoureux d’Emma et jaloux de Frank Churchill à peu près à la même époque, le second sentiment l’ayant sans doute éclairé sur le premier.

À la suite de l’excursion de Box Hill, il résolut de partir afin de ne plus être témoin d’attentions et d’encouragements de ce genre. Il voulait essayer de devenir indifférent, mais il avait mal choisi le lieu de sa retraite : le bonheur domestique s’épanouissait dans la maison de son frère ; la femme y tenait un trop beau rôle et la cure s’était révélée peu efficace. Cependant ce fut seulement quand il connut le roman de Jane Fairfax, qu’il se décida à revenir. Il se réjouit sans arrière-pensée, car il jugeait Frank Churchill indigne d’Emma ; son anxiété et sa sollicitude pour celle-ci lui avait conseillé un départ immédiat. Il se mit en route, à cheval, par la pluie et, dès le déjeuner, se rendit à Hartfield. Il avait trouvé Emma agitée et déprimée : Frank Churchill était un misérable ! Il l’entendit ensuite déclarer n’avoir jamais aimé ce jeune homme : son humeur était aussitôt adoucie et une paternelle indulgence pour les erreurs de Frank Churchill remplaça son intransigeance antérieure. Lorsqu’il reprit le chemin de la maison, M. Knightley, tout en marchant, tenait Emma par la main et il savait qu’elle était sienne ; il aurait, à cet instant – si sa pensée avait pu s’arrêter sur Frank Churchill – porté sur lui un jugement bienveillant !