Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 317-324).



XLV


Un matin, une dizaine de jours après la mort de Mme Churchill, on vint avertir Emma que M. Weston l’attendait au salon. Celui-ci se porta à la rencontre de la jeune fille et après lui avoir demandé sur son ton habituel, comment elle allait, baissa immédiatement la voix pour lui dire de façon à ne pas être entendu de M. Woodhouse :

— Pouvez-vous venir à Randalls, aujourd’hui ? Mme Weston désire beaucoup vous voir.

— Est-elle malade ?

— Non, non, pas du tout, seulement un peu agitée. Elle serait venue vous trouver en personne, mais elle a besoin de vous voir seule.

— J’irai à l’instant, si vous le désirez ? Qu’est-il arrivé ?

— Ne m’interrogez pas, je vous prie ; vous saurez tout au moment voulu ; il s’agit d’une révélation des plus importantes. Mais chut, chut !…

La sagacité d’Emma se trouvait tout à fait en défaut. La manière de M. Weston indiquait qu’il s’agissait d’une affaire importante, mais comme d’autre part la santé de son amie n’était pas en jeu, elle résolut de ne pas se tourmenter ; elle dit à son père qu’elle sortait faire sa promenade, et accompagnée de M. Weston, prit le chemin de Randalls.

— Maintenant, dit Emma, une fois qu’ils eurent dépassé la grille d’entrée, maintenant Monsieur Weston, mettez-moi au courant.

— Non, non, reprit-il, ne me demandez pas de manquer à ma parole : j’ai promis à Anne de ne rien dire. Elle saura mieux que moi vous préparer à entendre cette nouvelle. Ne soyez pas impatiente, Emma : vous ne connaîtrez la vérité que trop tôt !

— Me préparer à entendre une nouvelle ! dit Emma, s’arrêtant terrifiée, grand Dieu ! Monsieur Weston, il est arrivé un malheur à Brunswick square ! Parlez à l’instant même.

— Je puis vous assurer que vous vous trompez tout à fait.

— Monsieur Weston ne jouez pas avec moi. Je vous conjure sur ce que vous avez de plus sacré au monde, de ne rien me cacher.

— Sur ma parole ! Emma…

— Pourquoi pas, sur votre honneur ? Une nouvelle qui ne peut m’être annoncée sans ménagements, doit forcément avoir rapport à un membre de ma famille.

— Sur mon honneur, reprit-il d’une voix grave, rien de tout ceci ne concerne de près ou de loin aucun être humain portant le nom de Knightley.

Devant cette assurance, Emma retrouva son sang-froid et elle continua sa route.

— J’ai eu tort, continua-t-il, d’employer cette expression ; je suis seul en cause, du moins nous l’espérons. Hum !… En un mot, ma chère Emma, il n’y a aucune raison de vous tourmenter à ce point. Je ne dis pas que ce ne soit pas une affaire désagréable, mais les choses pourraient être pires. Si nous marchons vite, vous serez renseignée avant peu.

Emma se résigna sans grand effort. Elle supposa que l’argent devait être en cause ; on avait sans doute reçu d’Enscombe de fâcheuses nouvelles ; peut-être à la suite de la mort de Mme Churchill l’existence de plusieurs enfants naturels avait-elle été révélée et le pauvre Frank se trouvait-il, de ce fait, déshérité ! Emma avec calme envisageait les diverses hypothèses et ne prévoyait pas que la réalité dût lui apporter des souffrances personnelles.

— Quel est ce monsieur à cheval ? dit-elle, parlant plus pour aider M. Weston à garder son secret que par intérêt véritable.

— Je ne sais pas : sans doute un des Otway. Ce n’est pas Frank, je puis vous l’assurer. Il est maintenant à moitié chemin de Windsor.

— Votre fils est donc venu vous voir ?

— Mais oui. Ne le saviez-vous pas ? Bien, bien, cela n’a pas d’importance, du reste !

Il se tut pour un instant et il ajouta d’un ton beaucoup plus réservé :

— Oui, Frank est venu pour prendre de nos nouvelles.

Ils accélérèrent encore le pas et furent bientôt arrivés à Randalls. Mme Weston était assise dans le salon :

— Eh bien, ma chère, dit M. Weston en entrant : la voici, et maintenant j’espère que vous serez bientôt tranquille ; je vous laisse ensemble. Ne remettez pas cette communication à plus tard. Je ne serai pas loin, si vous avez besoin de moi.

Mme Weston avait l’air si malade et si troublée que l’inquiétude d’Emma s’accrut, et elle dit aussitôt :

— De quoi s’agit-il, ma chère amie ? Un événement pénible vous atteint, d’après ce que j’ai pu comprendre ; je suis en suspens depuis Hartfield. Nous n’aimons l’incertitude ni l’une ni l’autre. Vous serez soulagée en parlant de votre chagrin, quelqu’en soit la nature.

— N’avez-vous rien deviné, ma chère Emma ? reprit Mme Weston d’une voix tremblante.

— J’imagine qu’il doit être question de M. Frank Churchill.

— Oui, Emma.

Elle reprit alors son ouvrage et, sans lever les yeux, ajouta :

— Il est venu ici ce matin pour nous faire une communication extraordinaire. Nous ne pouvons assez exprimer notre surprise. Il voulait parler à son père au sujet… d’un attachement, ou mieux d’un engagement positif. Que direz-vous, Emma, quand vous saurez que Frank Churchill et Mlle Fairfax sont fiancés… depuis longtemps !

Emma sursauta de surprise et s’écria :

— Jane Fairfax ! Vous ne parlez pas sérieusement !

— Vous avez lieu d’être étonnée, reprit Mme Weston, mais c’est ainsi ! Pendant leur séjour à Weymouth ils ont échangé leur parole en secret. Personne au monde n’en savait rien, ni les Campbell, ni la famille de Mlle Fairfax. Tout en étant parfaitement sûre du fait, je ne puis encore y croire moi-même. Je m’imaginais le connaître !

Emma écoutait à peine ; elle pensait aux conversations qu’elle avait eues avec Frank Churchill à propos de Mlle Fairfax.

— Eh bien, dit-elle enfin, faisant un effort pour se ressaisir, voici un événement auquel il me faudra réfléchir au moins une demi-journée avant de pouvoir y comprendre quelque chose. Quoi ! Ils étaient fiancés avant de venir à Highbury ?

— Depuis le mois d’octobre. C’est précisément cette circonstance qui nous a blessés, son père et moi. Nous ne pouvons pas excuser une partie de sa conduite.

Emma réfléchit un moment et répondit :

— Je ne feindrai pas l’innocence et afin de vous procurer tout le soulagement en mon pouvoir, je veux vous donner, sans délai, l’assurance que les attentions du jeune homme n’ont pas eu les conséquences que vous semblez craindre.

Mme Weston leva les yeux, craignant une méprise, mais l’apparence d’Emma s’accordait avec ses paroles.

— J’ajouterai, continua Emma, qu’à un moment donné, au début de nos relations, je me suis sentie disposée à avoir de l’inclination pour lui. Je ne saurais dire pourquoi mes sentiments se sont modifiés, mais par la suite, heureusement pour moi, il en fut ainsi. Voici un certain temps, trois mois au moins, qu’il m’est parfaitement indifférent. Vous pouvez me croire, Madame Weston, c’est l’exacte vérité !

Mme Weston embrassai Emma avec des larmes de joie et, quand elle retrouva la parole, elle dit :

— C’est pour moi un soulagement inexprimable que de vous entendre parler ainsi. M. Weston ne sera pas moins heureux. Nous nourrissions depuis longtemps le secret espoir de voir naître un attachement entre vous, et nous étions persuadés que notre désir s’était réalisé. En conséquence, ma chère Emma, vous pouvez vous imaginer ce que nous avons souffert à votre sujet !

— J’ai échappé à ce péril ! Mais mon immunité ne peut lui servir d’excuse et je dois dire que je le trouve gravement dans son tort. De quel droit est-il venu parmi nous, après avoir engagé sa foi, en affectant les manières d’un homme parfaitement libre ? Comment a-t-il pu se permettre de distinguer publiquement une jeune fille alors qu’il avait donné son cœur à une autre ? Il se préoccupait peu des conséquences possibles ! Pouvait-il être assuré que je ne m’éprendrais pas de lui ? Il a eu tort, grandement tort.

— D’après ce qu’il nous a dit, ma chère Emma, j’imagine…

— Et comment Mlle Fairfax a-t-elle consenti à être la spectatrice d’une aussi inconvenante comédie ? C’est là un degré de placidité que je ne puis ni comprendre ni respecter.

— Il y avait, paraît-il, un malentendu entre eux, Emma ; il n’a pas eu le temps de nous donner des explications détaillées, car il est resté à peine un quart d’heure ; et de plus son état d’extrême agitation ne lui a pas permis de profiter des instants dont il pouvait disposer. La crise actuelle semble avoir été amenée par ces malentendus qui provenaient sans doute de la légèreté de sa conduite.

— Légèreté ! Oh ! Madame Weston, une pareille attitude mérite d’être qualifiée beaucoup plus sévèrement. Le voici tombé bien bas dans mon estime ! Cette manière d’agir est tout l’opposé de cette intégrité, de cette stricte adhérence à la vérité, de ce dédain du mensonge et de la dissimulation, qu’un homme se doit à lui-même de conserver dans toutes les circonstances de la vie.

— Ah ! ma chère Emma, il faut maintenant que je prenne son parti ; il a eu grandement tort sur un point, mais je le connais assez pour me porter garante, malgré les apparences, de la noblesse de son caractère !

— Mais j’y pense, reprit Emma, il y a Mme Smalbridge par dessus le marché. Jane était sur le point de s’engager comme gouvernante ! Qu’est-ce que cela signifie ? Comment a-t-il toléré une négociation de ce genre ?

— Il n’était au courant de rien, Emma : à ce point de vue il n’a pas de reproches à se faire ; c’est elle qui a pris cette résolution, sans la lui faire connaître. Jusqu’à hier il ignorait absolument les plans de Mlle Fairfax ; il en a eu la révélation soudaine, je ne sais trop comment, par quelque lettre ou message ; c’est cette découverte qui l’amena à prendre la résolution de tout avouer à son oncle, de faire appel à l’affection de ce dernier et de mettre un terme aux cachotteries de tout genre. Je dois bientôt avoir de ses nouvelles. Attendons donc sa lettre : elle peut atténuer sa responsabilité : peut-être nous fera-t-elle comprendre et excuser des erreurs que nous ne pouvons nous expliquer aujourd’hui. Ayons patience. C’est mon devoir de lui prouver mon affection et maintenant que je suis rassurée sur un point essentiel, je désire voir les choses tourner à son avantage. Ils ont dû souffrir tous les deux beaucoup avec ce système de dissimulation.

— Dans tous les cas, reprit Emma, les souffrances ne paraissent pas l’avoir beaucoup affecté. Eh bien ! Comment M. Churchill a-t-il pris la confidence ?

— Aussi bien que possible ; il a donné son consentement sans difficulté. Quel incroyable changement ces derniers événements ont amené dans cette famille ! Pendant la vie de la pauvre Mme Churchill, personne n’aurait même songé à une pareille éventualité ; son influence ne lui aura pas survécu longtemps ! La conversation décisive a eu lieu hier, et Frank s’est mis en route ce matin à l’aube. Il s’est arrêté, je pense, à Highbury, chez les Bates, et ensuite il est venu ici ; mais il avait hâte de retourner auprès de son oncle et, comme je vous l’ai dit, il n’a pu nous consacrer qu’un quart d’heure. Il était très agité, tout à fait différent de lui-même. En outre des raisons antérieures, il avait eu l’émotion de trouver Mlle Fairfax sérieusement malade ; il avait été d’autant plus affecté qu’il n’avait aucun soupçon de l’état de santé précaire de la jeune fille. Il paraissait véritablement avoir beaucoup souffert.

— Et croyez-vous vraiment que toute cette affaire ait été cachée à tous ? Les Campbell, les Dixon n’étaient-ils pas au courant ?

Emma ne put pas prononcer, sans rougir, le nom de Dixon.

— En aucune façon, répondit Mme Weston, il m’a affirmé que personne au monde ne savait rien.

— Eh bien, dit Emma, je m’accoutumerai peu à peu, je suppose, à cette idée et je leur souhaite d’être heureux. Je continue cependant à trouver que sa manière d’agir a été abominable. Il avait organisé un véritable guet-apens : arriver ici avec des professions de foi les plus franches et en réalité se liguer pour nous espionner tous. Nous pensions vivre sur un pied de vérité et d’honneur avec deux personnes qui, à notre insu, échangeaient leurs impressions. Cette duplicité leur aura valu, sans doute, d’entendre parler l’un de l’autre sans ménagement.

— Je suis bien tranquille de ce côté, reprit Mme Weston ; je suis sûre de n’avoir rien dit que tous deux ne pussent entendre.

— Vous avez de la chance. Votre unique erreur n’a eu que moi pour confidente : vous vous imaginiez qu’un de nos amis était amoureux de la jeune personne.

— C’est vrai ; mais je n’avais, à ce propos, aucune critique à formuler ; d’autre part, en ce qui concerne Frank, je ne suis pas inquiète de mes confidences !

À ce moment, M. Weston fit son apparition à peu de distance de la fenêtre, guettant évidemment l’instant de rentrer. Sa femme l’appela d’un signe et, pendant qu’il faisait le tour de la maison, elle ajouta :

— Maintenant, ma chère Emma, laissez-moi vous prier d’avoir l’air et de vous dire satisfaite, afin de le tranquilliser tout à fait et de le disposer à approuver ce mariage. Sans doute, ce n’est pas une alliance brillante ; mais, du moment que M. Churchill s’en contente, nous n’avons aucune raison de nous montrer plus exigeants ! D’autre part, c’est une très heureuse circonstance pour Frank qu’il se soit épris d’une jeune fille d’un caractère si sérieux et d’un jugement si parfait ; telle est, du moins, l’opinion que j’avais toujours eue de Mlle Fairfax, et je suis disposée à lui conserver mon estime, malgré cet écart à la règle du devoir : en considération des difficultés de sa position sociale, je lui accorde des circonstances atténuantes.

— Vous avez raison, reprit Emma avec cœur. Si une femme peut être excusable de ne penser qu’à elle-même, c’est bien dans une situation de ce genre.

M. Weston s’approcha à ce moment et Emma l’accueillit d’un sourire en disant :

— C’est un joli tour que vous m’avez joué, sur ma parole ! Vous vouliez sans doute mettre ma curiosité à l’épreuve et exercer ma perspicacité. Mais vous m’avez vraiment effrayée : j’ai cru que vous aviez perdu au moins la moitié de votre fortune. Et voici que je découvre, au lieu d’un sujet de condoléance, matière à félicitations. Je vous fais mes compliments, Monsieur Weston, vous allez avoir pour bru une des plus ravissantes et des plus accomplies jeunes filles d’Angleterre.

Il jeta un regard à sa femme pour s’assurer que ce discours était sincère ; le résultat fut immédiat : son maintien et sa voix retrouvèrent leur vivacité accoutumée ; il prit la main d’Emma et la serra avec reconnaissance. Ils causèrent encore un peu de temps et en reconduisant Emma à Hartfield, M. Weston n’était pas loin d’envisager l’avenir de son fils sous le jour le plus favorable.