Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 30-36).



VI


Emma s’aperçut bientôt du succès de ses efforts pour donner à l’imagination d’Harriet un nouvel aliment : celle-ci ne tarda pas à apprécier comme il convenait les avantages physiques de M. Elton et l’agrément de ses manières. D’autre part, elle était convaincue que ce dernier était bien près d’être amoureux, s’il ne l’était pas déjà. Il exprimait son appréciation des progrès réalisés par Harriet depuis sa venue à Hartfield dans des termes qui paraissaient concluants :

— Vous avez donné à Mlle Smith ce qui lui manquait : l’aisance et le goût. C’était une ravissante créature lorsque vous l’avez connue, mais à mon avis les attraits dont vous l’avez ornée surpassent de beaucoup ceux qu’elle devait à la nature.

— Je suis heureuse de penser que mes conseils lui ont été utiles ; mais à dire vrai Harriet possédait toutes les aptitudes. Mon œuvre se réduit à peu de chose.

— S’il était permis de contredire une femme… dit galamment M. Elton.

— Peut-être son caractère a-t-il acquis un peu plus de décision : je lui ai suggéré quelques points sur lesquels sa pensée n’avait pas l’habitude de s’arrêter.

— Précisément. Et ce résultat a été obtenu en si peu de temps. Quelle légèreté de touche !

— Dites plutôt : quelle culture facile ! Je n’ai jamais rencontré un esprit plus souple.

— Je n’en doute pas.

Quelques jours après, au cours d’une conversation, elle demanda à Harriet en présence de M. Elton.

— A-t-on jamais fait votre portrait Harriet ?

À ce moment, on vint appeler Harriet de la part de Mme Goddard. Avant de quitter le salon elle s’arrêta une minute pour répondre avec une naïveté charmante :

— Mais non, jamais.

Dès qu’elle fût sortie Emma dit :

— Comme il serait agréable d’avoir un bon portrait d’elle ; j’ai presqu’envie de m’y essayer moi-même. Vous ne le savez pas sans doute, mais il y a deux ou trois ans, je me suis adonnée avec passion à peindre des portraits ; puis le goût m’en est passé. Nonobstant si Harriet voulait poser pour moi, je me risquerais encore une fois.

— Laissez-moi vous prier, mademoiselle Woodhouse, s’écria M. Elton, d’exercer votre charmant talent en faveur de votre amie. Je connais vos œuvres. Comment pouvez-vous supposer le contraire ? Ce salon n’est-il pas tapissé de fleurs et de paysages dûs à votre pinceau ? D’autre part ; j’ai pu examiner chez Mme Weston quelques délicieux spécimens de vos dessins.

« Oui, excellent jeune homme, pensa Emma, mais ceci n’a rien à voir avec le don de la ressemblance ! Vous n’y entendez rien ! Ne simulez pas l’admiration pour ma peinture ; gardez là plutôt pour Harriet ! » Puis elle reprit :

— Eh bien ! Monsieur Elton, puisque vous m’encouragez si aimablement, je crois que je vais essayer mes forces ; les traits d’Harriet sont si fins qu’il sera difficile d’en rendre toute la délicatesse ; cependant il y a dans la forme de l’œil et dans le contour de la bouche quelque chose de si caractéristique que la ressemblance ne doit pas être impossible à saisir.

— Vous dites bien : la forme de l’œil et de la bouche ! Vous réussirez certainement. Ce sera une œuvre exquise !

— Mais je crains bien, Monsieur Elton, qu’Harriet ne se prête pas de bonne grâce à ce désir : elle attache si peu d’importance à sa beauté. N’avez-vous pas observé avec quel détachement elle a répondu à ma question ? C’était dire : « À quel propos aurait-on fait mon portrait ? »

— J’ai bien remarqué et j’ai apprécié ; mais je ne puis croire qu’elle ne puisse être persuadée.

Harriet revint au bout de quelques instants : elle ne se fit pas prier longtemps et après avoir faiblement protesté acquiesça à la proposition de son amie. Emma voulut se mettre au travail sans retard et en conséquence alla chercher un portefeuille contenant diverses ébauches. Aucun des portraits entrepris n’avait été terminé. Ils cherchèrent ensemble le procédé qui conviendrait le mieux. Emma avait essayé de tout : miniature, pastel, crayon, aquarelle. Mais la persévérance lui faisait défaut et, malgré ses dons naturels, elle ne réussissait pas à atteindre de degré de perfection qu’elle ambitionnait. Sans s’illusionner elle-même sur ses capacités, elle supportait volontiers que les autres s’y trompassent et n’était pas fâchée que sa réputation surpassât son mérite réel. Dans le cas présent, la partialité de ses amis était évidente : la plupart des dessins d’Emma témoignaient en vérité de certaines qualités, mais en eussent-ils été entièrement dépourvus, l’admiration d’Harriet et de M. Elton n’aurait pas été moins chaleureuse. Ils étaient tous deux en extase.

— Il n’y a pas grande variété, dit Emma. Je n’avais que les membres de ma famille comme modèles : voici mon père, le voici encore une fois, mais cela le rendait si nerveux de poser que j’en étais réduite à dessiner à son insu ; en conséquence, la ressemblance est médiocre… Voici Mme Weston sous toutes ses faces ! Voici ma sœur : c’est bien sa silhouette élégante et son aimable figure ; j’aurais, je crois, bien réussi ce portrait, mais Isabelle était tellement préoccupée de me voir commencer celui de ses quatre enfants qu’elle ne tenait pas en place… Enfin voici les croquis des trois aînés : Henry, Jean et Bella ; chacun de ces dessins pourrait, du reste, s’appliquer aussi bien à l’un qu’à l’autre ; comme vous pouvez l’imaginer, il n’y a pas moyen de faire tenir tranquilles des enfants de trois et quatre ans ; de plus tous ces petits visages se ressemblent… Voilà le quatrième qui n’était encore qu’un bébé ; je l’ai dessiné pendant qu’il dormait sur le sofa : c’est l’exacte ressemblance de son petit bonnet, car il avait pris soin de dissimuler sa figure pour ma plus grande commodité. Je suis assez fière de ce portrait du petit Georges !… Voici mon dernier ouvrage ; mon beau-frère, M. Jean Knightley, avait consenti à poser ; après m’être donné beaucoup de peine, j’étais assez satisfaite du résultat ; tandis que je me préparais à placer les dernières retouches, Isabelle s’approcha pour donner son avis : « Je vois bien une petite ressemblance, mais je suis forcée de constater que M. Jean Knightley est beaucoup mieux en réalité. » C’est tout ce qu’elle trouva à dire. J’en éprouvai un véritable dépit d’autant plus que le modèle était indiscutablement flatté. Je m’étais bien promis de ne plus m’exposer à des déboires de ce genre ; néanmoins je suis disposée, en l’honneur d’Harriet, à manquer à mon vœu, puisqu’il n’y a pas, dans le cas présent, d’amour-propre conjugal en jeu… pour le moment du moins !

Après quelques hésitations, Emma se décida pour un portrait en pied, à l’aquarelle. La séance commença. Harriet rougissante et souriante sous l’œil attentif de l’artiste, réunissait toutes les grâces de la jeunesse. Mais Emma sentait qu’elle ne pourrait rien faire tant que M. Elton se tiendrait à ses côtés, observant chaque coup de crayon. Tout d’abord elle ne dit rien pour lui laisser toute latitude de contempler le modèle ; au bout de quelques minutes elle fut obligée de mettre un terme à cette agitation et de le prier de s’éloigner. Il lui vint ensuite à l’idée de l’occuper à lire.

— Si vous vouliez être assez aimable pour nous lire à haute voix, je travaillerais plus librement et le temps paraîtrait moins long à Mlle Smith.

L’interpellé se déclara trop heureux de se rendre utile. Harriet écoutait et Emma dessinait en paix. Elle dut pourtant autoriser M. Elton à venir de temps en temps jeter un coup d’œil et celui-ci s’extasiait à chaque progrès ; c’était un critique encourageant qui distinguait la ressemblance avant même que les éléments constitutifs en fussent assemblés ! Si Emma tenait en petite estime la compétence artistique de M. Elton, elle ne pouvait que se réjouir de son aveuglement d’amoureux. La séance fut satisfaisante à tous les points de vue : Emma était assez contente de cette première esquisse pour désirer continuer ; il y avait déjà un air de ressemblance, l’attitude était gracieuse et les détails heureusement choisis ; elle espérait que ce portrait leur ferait honneur à toutes deux ; il perpétuerait le souvenir de la beauté de l’une, du talent de l’autre et de leur commune amitié ; elle escomptait aussi les associations d’idées accessoires que l’attachement naissant de M. Elton ne manquerait pas d’y ajouter.

Harriet devait poser le lendemain, et M. Elton ne manqua pas de solliciter l’autorisation d’assister à la séance et de continuer son office de lecteur.

« Certainement, nous serons heureuses de vous considérer comme un des nôtres. »

Le jour suivant, la réunion fut empreinte de la même cordialité et il en fut de même jusqu’à l’achèvement du portrait qui obtint l’approbation générale. Quant à M. Elton, son admiration n’avait pas de bornes et il n’admettait aucune critique.

« Mlle Woodhouse a doté son amie de la seule beauté qui lui manque », dit Mme Weston en s’adressant à M. Elton. « L’expression de l’œil est parfaite, mais Mlle Smith n’a pas des sourcils et des cils pareils ; c’est l’unique défaut de son visage.

— Vous trouvez ? reprit-il. Je ne puis être de votre avis ; la ressemblance me paraît parfaite dans tous ses détails. Il faut calculer l’effet de l’ombre.

— Vous l’avez faite trop grande, Emma, fit observer M. Knightley.

Emma s’en était rendu compte, mais elle ne voulait pas en convenir, et M. Elton ajouta avec chaleur :

— Bien entendu, la position assise modifie les proportions, mais ce raccourci me suggère exactement l’idée de la taille de Mlle Smith.

— C’est extrêmement joli dit M. Woodhouse, et si bien dessiné et peint ! Comme tout ce que vous faites, ma chère. Il n’y a qu’une chose à laquelle je trouverais à redire : Mlle Smith paraît être assise dehors et elle n’a qu’un petit châle sur les épaules !

— Mais mon cher papa, nous sommes supposés être dans la belle saison, le décor évoque une chaude journée d’été. Voyez les feuilles de cet arbre !

— Mais ma chère, il n’est jamais prudent de s’asseoir dehors.

— Je m’incline devant votre avis, Monsieur, dit M. Elton, mais il me semble, je dois l’avouer, que c’est une très heureuse idée d’avoir placé Mlle Smith en plein air ; aucun autre cadre ne se fût harmonisé aussi parfaitement avec la grâce et le naturel du modèle. Je ne puis voir de défaut à ce portrait ni en détacher mon regard.

Il fallut ensuite songer à faire encadrer l’aquarelle et à ce propos quelques difficultés se présentèrent ; Emma désirait que le cadre fut commandé… sans retard… à Londres… par l’intermédiaire d’une personne intelligente et d’un goût sûr ; on ne pouvait songer à avoir recours à Isabelle, car M. Woodhouse n’aurait pu supporter l’idée que sa fille fût obligée de sortir par les brouillards de décembre. Dès que M. Elton eut été mis au courant de la perplexité où se trouvaient ses amis, il proposa une solution : le jugerait-on digne de faire la commission ? Il aurait un plaisir infini à l’exécuter. Il lui serait facile de se rendre à Londres à cheval et on ne pouvait savoir à quel point il se sentirait flatté d’une pareille mission.

Après avoir remercié et déclaré qu’elle ne voudrait à aucun prix lui causer un tel dérangement, Emma finit par céder et accepta le concours de M. Elton ; il fut convenu que ce dernier porterait l’aquarelle à Londres, choisirait le cadre et donnerait les instructions nécessaires. Emma lui promit de faire un paquet de petite dimension afin de l’embarrasser le moins possible ; mais M. Elton semblait n’avoir qu’une crainte, c’était que le colis ne fût pas suffisamment encombrant.

— Quel précieux dépôt, dit-il avec un soupir, quand il le reçut.

« Je m’explique mal l’empressement galant dont il fait preuve à mon égard, étant donné les circonstances, pensa Emma, mais il y a sans doute un grand nombre de manières d’être amoureux. C’est un excellent jeune homme qui conviendra parfaitement à Harriet ; je trouve seulement qu’il abuse des soupirs et des compliments : pour un personnage de second plan ma part de louanges est excessive. Sans doute, il agit ainsi par reconnaissance. »