Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 370-378).



LII


Les amis de Mme Weston eurent bientôt la satisfaction d’apprendre son heureuse délivrance. La nouvelle de la naissance d’une petite fille doubla la joie d’Emma. Elle avait toujours désiré l’apparition d’une petite Mlle Weston. L’idée d’un mariage entre la nouvelle venue et un des fils d’Isabelle avait déjà germé dans son esprit, mais elle ne voulait pas se l’avouer à elle-même et se contentait d’énumérer à M. Knightley les avantages que les parents trouveraient à la présence continuelle d’une petite créature à leur foyer.

— Il eût été fâcheux, ajoutait-elle, que Mme Weston n’ait pas trouvé l’occasion d’exercer ses talents d’institutrice. Elle a pu acquérir de l’expérience avec moi comme la baronne d’Almane avec la comtesse d’Ostalis dans Adélaïde et Théodore, de Mme de Genlis, et nous verrons maintenant sa propre petite Adélaïde élevée d’après un plan plus parfait.

— Voici : elle la gâtera encore plus qu’elle ne vous a gâtée, tout en croyant être très sévère ; ce sera la différence.

— Malheureuse enfant ! reprit Emma. Quel avenir lui est réservé !

— Comme beaucoup d’autres elle sera insupportable pendant son enfance et la sagesse viendra peu à peu avec l’âge. Je me sens maintenant enclin à modifier mon opinion en ce qui concerne les enfants gâtés, ma chère Emma ; je vous suis redevable de tout mon bonheur : il ne m’est donc pas permis de me montrer sévère à leur égard !

Emma se mit à rire et reprit :

— Mais j’avais, moi, l’assistance de toutes vos réprimandes pour contrebalancer les mauvais effets de l’indulgence. Je doute que mon propre bon sens eût suffi à me corriger.

— Ce n’est pas mon avis. La nature vous avait donné l’intelligence ; Mlle Taylor vous enseignait les bons principes, vous deviez forcément obtenir un heureux résultat. Mon intervention aura été plus nuisible qu’utile. Vous vous demandiez avec raison de quel droit je vous chapitrais. Ma surveillance a surtout servi mes propres intérêts : à force de penser à vous, sous prétexte de m’occuper de vos défauts, je suis devenu amoureux.

— Et moi je suis sûre que vous m’avez été utile ; je subissais votre influence sans vouloir me l’avouer. Si la pauvre petite Anna Weston doit être gâtée, vous ferez œuvre pie en lui faisant subir un traitement identique, à l’exception pourtant de vous attacher à elle, quand elle sera plus grande !

— Combien de fois dans votre enfance, vous êtes-vous approchée de moi d’un air futé pour me dire : « Monsieur Knightley, je vais faire telle ou telle chose ; papa m’a donné l’autorisation », ou bien : « Mlle Taylor me l’a permis ». Il s’agissait bien entendu d’un acte que je désapprouvais.

— Quelle douce créature j’étais ! Je ne m’étonne pas que vous conserviez un souvenir aussi précis de mes discours.

— Vous m’avez toujours appelé M. Knightley et l’habitude ne me fait plus paraître cette appellation si cérémonieuse, mais elle l’est. Je voudrais que vous me donniez un autre nom.

— Je me souviens vous avoir appelé une fois Georges dans l’espoir de vous être désagréable ; mais comme vous n’avez rien dit et que vous n’avez pas paru vous en apercevoir, je n’ai pas recommencé !

— Et ne pouvez-vous maintenant dire Georges pour m’être agréable ?

— Impossible. Je ne pourrai jamais vous nommer autrement que M. Knightley. Je vous promets cependant, ajouta-t-elle en rougissant, de vous appeler une fois par votre nom de baptême. Je ne vous fixerai pas le jour, mais il vous est loisible de deviner l’endroit : Moi, Emma, je te prends, Georges, pour mon époux… et je te donne ma foi ![1].

Emma regrettait souvent de ne pouvoir ouvertement reconnaître le service important que M. Knightley s’était efforcé de lui rendre en lui déconseillant une de ses principales folies : son intimité avec Henriette Smith ; mais c’était un sujet trop délicat, qu’elle ne pouvait pas aborder. Il était rarement question d’Henriette entre eux. Emma était portée à attribuer cette réserve à un sentiment de délicatesse : il soupçonnait sans doute que l’intimité, avec Henriette, déclinait : dans d’autres circonstances, en effet, elle ne se serait pas contentée de recevoir des nouvelles d’Henriette par l’intermédiaire d’Isabelle. Il avait sans doute remarqué l’absence de correspondance directe. Emma éprouvait un véritable chagrin d’être forcée d’avoir un secret pour M. Knightley, et seule la volonté de ne pas aggraver, par des confidences, la triste situation de son amie lui donnait la force de se taire.

Isabelle écrivait souvent et tenait Emma minutieusement au courant : au début, elle avait trouvé Henriette moins gaie que de coutume, ce qui s’expliquait du reste suffisamment par le motif même de la visite et la crainte du dentiste ; mais depuis ce moment Isabelle n’avait rien remarqué d’anormal dans le caractère d’Henriette qui paraissait toujours disposée à s’amuser et à rire avec les enfants. Emma fut agréablement surprise en apprenant qu’Henriette devait prolonger son séjour au delà du terme fixé : M. et Mme John Knightley comptaient venir à Hartfield au mois d’août et ils avaient offert à Henriette de rester avec eux jusqu’à cette époque : ils feraient le voyage tous ensemble.

M. Knightley, de son côté, avait reçu la réponse à la lettre où il annonçait à son frère son mariage. Il tendit l’enveloppe à Emma.

— John prend part à mon bonheur comme un frère. Il a pour vous, je le sais une grande affection, mais il n’est pas complimenteur et une autre jeune fille jugerait peut-être qu’il est un peu froid dans son appréciation même.

— Il écrit comme un homme raisonnable, répondit Emma après avoir pris connaissance de la lettre. J’estime sa sincérité. Il considère évidemment ce mariage comme étant tout à mon avantage, mais toutefois il ne désespère pas de me voir devenir en un mot celle que je vous parais être aujourd’hui. S’il m’avais décerné des louanges imméritées, je ne l’aurais pas cru.

— Non, Emma, il n’a nullement cette intention. Il veut seulement dire…

— Si nous pouvions aborder ce sujet sans aucune réserve, il s’apercevrait sans doute que nos opinions sur les deux intéressés ne diffèrent pas sensiblement.

— Emma, ma chère Emma…

— Oh, interrompit-elle gaiement si vous trouvez que votre frère ne me rend pas justice, attendez seulement que mon père ait exprimé son opinion. Il jugera que tous les avantages sont de votre côté, tout le mérite du mien. Je crains de devenir bientôt le « pauvre Emma ».

— Ah ! reprit-il, si votre père pouvait être amené à envisager notre mariage dans le même esprit que John, les difficultés seraient vite levées ! Je suis amusée par le passage de la lettre de mon frère où il dit que ma communication ne l’a pas étonné : il s’attendait, dit-il, à recevoir une nouvelle de ce genre.

— Si je ne me trompe, votre frère vous soupçonnait de nourrir des idées matrimoniales, mais il ne songeait nullement à moi et ne cache pas sa surprise à cet égard.

— De toute façon, je ne comprends pas qu’il ait deviné en partie mes pensées. Je ne me rends pas compte d’avoir laissé paraître dans ma conversation ou dans ma manière aucun symptôme significatif. Toutefois il devait en être ainsi, à mon insu. J’étais peut-être en effet un peu différent pendant mon dernier séjour ; je n’ai pas joué avec les enfants comme d’habitude. Ces pauvres garçons ont remarqué un soir que « l’oncle Georges paraissait maintenant être toujours fatigué ».

Le moment approchait où la nouvelle devrait se répandre au dehors. Dès que Mme Weston fut suffisamment remise pour recevoir M. Woodhouse, Emma comptant beaucoup sur la douce influence des raisonnements de son amie, résolut de tout dévoiler à son père et immédiatement après aux Weston. Elle s’était fixé une heure sinon, l’instant venu, le cœur lui manquant, elle aurait remis la communication à plus tard ; mais M. Knightley devant venir la relayer, force fut de parler, en s’efforçant de prendre un ton enjoué afin de ne pas augmenter la tristesse de cette révélation par une apparence de mélancolie. Elle pria son père de se préparer à entendre une nouvelle extraordinaire et ensuite, en quelques mots, elle lui dit que si on pouvait obtenir son consentement — ce dont elle ne doutait pas, ce projet ayant pour but d’assurer le bonheur de tous – elle et M. Knightley avaient l’intention de se marier. De cette façon, il pourrait jouir de la présence constante à Hartfield d’une personne qu’il aimait beaucoup.

Pauvre homme ! Ce fut un coup terrible pour lui et il fit tous ses efforts pour dissuader sa fille de ce projet.

— Ne disiez-vous pas toujours que vous ne vouliez pas vous marier, renoncer à votre indépendance ?

Emma l’embrassait et souriait ; elle parla longtemps : « Il ne fallait pas la mettre au même rang qu’Isabelle et Mme Weston : le mariage de ces dernières, en les enlevant de Hartfield, avait en effet causé un grand vide, mais elle au contraire ne quitterait pas la maison ; elle continuerait d’y habiter. Il serait beaucoup plus heureux d’avoir M. Knightley toujours à sa portée : est-ce qu’il n’aimait pas beaucoup M. Knightley ? Il ne pouvait le nier. Il pourrait le consulter sur ses affaires à tout instant ; il le trouverait toujours disposé à lui rendre service, à écrire ses lettres et à l’aider de toute façon ».

M. Woodhouse reconnut la justesse de ces remarques. « M. Knightley ne pouvait pas être là trop souvent ; il serait très heureux de le voir chaque jour ; mais n’en était-il pas ainsi actuellement. Pourquoi ne pas continuer à vivre comme par le passé ? »

Bien entendu, Emma ne pouvait espérer persuader son père en une conversation ; néanmoins, l’idée lui avait été suggérée, le temps et la continuelle répétition ferait le reste. Aux prières et aux assurances d’Emma succédèrent celles de M. Knightley : celui-ci fit l’éloge d’Emma avec tant d’affection que M. Woodhouse en fut touché. Ils reçurent le jour même tout l’appui possible du côté d’Isabelle qui manifesta dans sa lettre une approbation illimitée. Mme Weston, le lendemain, aborda le sujet de la façon la plus habile : elle parla du mariage comme d’une affaire arrangée et en même temps comme d’une combinaison des plus heureuses. M. Woodhouse fini par accepter le projet comme définitif et, tous ceux dont il avait coutume de prendre l’avis l’ayant assuré que son bonheur y trouverait son compte, il se montra disposé à envisager la possibilité de sa réalisation d’ici un an ou deux !

Mme Weston, de son côté, avait été extrêmement surprise, en recevant les confidences d’Emma ; mais elle se rendit compte aussitôt du bonheur qui allait échoir à son amie ; c’était un mariage ai avantageux à tous les points de vue qu’elle se jugea sévèrement de ne l’avoir pas toujours souhaité. Combien peu d’hommes, parmi ceux susceptibles de prétendre à la main d’Emma, eussent renoncé à leur chez soi pour Hartfield ! Et qui, excepté M. Knightley, aurait été capable de faire preuve d’assez de patience envers M. Woodhouse, pour rendre cet arrangement possible ? La difficulté de régler la situation du pauvre M. Woodhouse avait toujours été envisagée dans les projets que M. Weston et elle avaient formés concernant un mariage entre Frank et Emma ; mais la conciliation des titres d’Enscombe et de ceux d’Hartfield était restée à l’état de problème. M. Weston lui-même n’avait jamais pu proposer une solution et se contentait de dire : « Cette affaire s’arrangera toute seule ! Les jeunes gens trouveront le moyen ». Mais dans le cas présent au contraire rien n’était laissé au hasard, ni confié à l’avenir. Tout était réglé, clair, définitif. C’était une union qui promettait tous les bonheurs et qu’aucun obstacle ne pouvait retarder. Mme Weston, avec son bébé sur les genoux, se laissant aller à ces agréables réflexions, était une des plus heureuses femmes du monde. La nouvelle fut également une surprise pour M. Weston, du moins pendant cinq minutes ; au bout de ce temps il était déjà familiarisé avec cette idée ; il vit tous les avantages de ce mariage et s’en réjouit autant que sa femme ; son étonnement fut de courte durée et au bout d’une heure il n’était pas loin de croire qu’il avait toujours prévu ce dénouement.

— D’après ce que je comprends, c’est un secret, dit-il. Ce genre d’affaire est toujours un secret puis on s’aperçoit un beau jour que tout le monde est au courant. Vous m’avertirez lorsque je pourrai en parler. Je demande si Jane a le moindre soupçon ?

Le lendemain matin, il alla à Highbury pour s’en assurer. Il confia le secret à Jane. N’était-elle pas comme sa fille aînée ? Mlle Bates étant présente, la nouvelle passa naturellement à Mme Cole, puis fut transmise à Mme Perry et finalement à Mme Elton.

Les intéressés avaient prévu ce résultat et ils apportaient beaucoup de perspicacité à imaginer les diverses réflexions dont ils seraient, ce soir-là, l’objet dans les différentes familles de Highbury.

Au presbytère, la surprise fut franchement désagréable. M. Elton en fait de vœux se contenta de dire :

— L’insupportable fierté de la jeune fille sera enfin satisfaite. Mlle Woodhouse avait sans doute toujours eu l’intention d’attraper Knightley, si elle le pouvait.

À propos de la vie commune à Hartfield, il eut le front d’ajouter qu’il ne voudrait pas être à la place de Knightley.

Mme Elton, de son côté, fut extrêmement affectée :

— Pauvre Knightley ! Pauvre garçon ! s’écria-t-elle, je suis peinée de le voir s’embarquer dans une mauvaise affaire, car, bien que très excentrique, il a de grandes qualités. Je ne me suis jamais aperçue qu’il fût amoureux. Pas le moins du monde. Pauvre Knightley ! C’est la fin de toute relation agréable avec lui. Il était si heureux de venir dîner avec nous ! Pauvre garçon ! Il ne donnera plus de déjeuner champêtre à Donwell, en mon honneur. Il y aura maintenant une Mme Knightley qui se chargera de jeter de l’eau froide à tout propos. C’est bien désagréable ! Je ne regrette pas d’avoir donné mon opinion sur la femme de charge l’autre jour. Quelle idée de vivre ensemble ! C’est une tentative téméraire. Je connais une famille près de Maple Grove qui a cherché à mettre en pratique un arrangement de ce genre et qui a dû y renoncer au bout de trois mois !



  1. Formule du mariage anglican.