Du contrat social/Édition 1762/Livre III/Chapitre 11

Marc Michel Rey (p. 199-201).
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LIVRE III

CHAPITRE XI.

De la mort du corps politique.


Telle est la pente naturelle & inévitable des Gouvernemens les mieux constitués. Si Sparte & Rome ont péri, quel État peut espérer de durer toujours ? Si nous voulons former un établissement durable, ne songeons donc point à le rendre éternel. Pour réussir il ne faut pas tenter l’impossible, ni se flater de donner à l’ouvrage des hommes une solidité que les choses humaines ne comportent pas.

Le corps politique, aussi bien que le corps de l’homme, commence à mourir dès sa naissance & porte en lui-même les causes de sa déstruction. Mais l’un & l’autre peut avoir une constitution plus ou moins robuste & propre à le conserver plus ou moins longtems. La constitution de l’homme est l’ouvrage de la nature, celle de l’Etat est l’ouvrage de l’art. Il ne dépend pas des hommes de prolonger leur vie, il depend d’eux de prolonger celle de l’Etat aussi loin qu’il est possible, en lui donnant la meilleure constitution qu’il puisse avoir. Le mieux constitué finira, mais plus tard qu’un autre, si nul accident imprévu n’amene sa perte avant le tems.

Le principe de la vie politique est dans l’autorité Souveraine. La puissance législative est le cœur de l’Etat, la puissance exécutive en est le cerveau, qui donne le mouvement à toutes les parties. Le cerveau peut tomber en paralysie & l’individu vivre encore. Un homme reste imbécile & vit : mais sitôt que le cœur a cessé ses fonctions, l’animal est mort.

Ce n’est point par les loix que l’Etat subsiste, c’est par le pouvoir législatif. La loi d’hier n’oblige pas aujourd’hui, mais le consentement tacite est présumé du silence, & le Souverain est censé confirmer incessamment les loix qu’il n’abroge pas, pouvant le faire. Tout ce qu’il a déclaré vouloir une fois il le veut toujours, à moins qu’il ne le révoque.

Pourquoi donc porte-t-on tant de respect aux anciennes loix ? C’est pour cela même. On doit croire qu’il n’y a que l’excellence des volontés antiques qui les ait pu conserver si longtems ; si le Souverain ne les eut reconnu constamment salutaires il les eut mille fois révoquées. Voilà pourquoi loin de s’affoiblir les loix acquierent sans cesse une force nouvelle dans tout État bien constitué ; le préjugé de l’antiquité les rend chaque jour plus vénérables ; au lieu que par-tout où les loix s’affoiblissent en vieillissant, cela prouve qu’il n’y a plus de pouvoir législatif, & que l’État ne vit plus.