Du contrat social/Édition 1762/Livre I/Chapitre 9

Marc Michel Rey (p. 40-46).

CHAPITRE IX.

Du domaine réel.


Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme, tel qu’il se trouve actuellement, lui & toutes ses forces, dont les biens qu’il possede font partie. Ce n’est pas que par cet acte la possession change de nature en changeant de mains, & devienne propriété dans celles du Souverain : Mais comme les forces de la Cité sont incomparablement plus grandes que celles d’un particulier, la possession publique est aussi dans le fait plus forte & plus irrévocable, sans être plus légitime, au moins pour les étrangers. Car l’Etat à l’égard de ses membres est maitre de tous leurs biens par le contract social, qui dans l’Etat sert de base à tous les droits ; mais il ne l’est à l’égard des autres Puissances que par le droit de premier occupant qu’il tient des particuliers.

Le droit de premier occupant, quoique plus réel que celui du plus fort, ne devient un vrai droit qu’après l’établissement de celui de propriété. Tout homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire ; mais l’acte positif qui le rend propriétaire de quelque bien l’exclud de tout le reste. Sa part étant faite il doit s’y borner, & n’a plus aucun droit à la communauté. Voilà pourquoi le droit de premier occupant, si foible dans l’état de nature, est respectable à tout homme civil. On respecte moins dans ce droit ce qui est à autrui que ce qui n’est pas à soi.

En general, pour autoriser sur un terrain quelconque le droit de premier occupant, il faut les conditions suivantes. Premierement que ce terrain ne soit encore habité par personne ; secondement, qu’on n’en occupe que la quantité dont on a besoin pour subsister : En troisieme lieu qu’on en prenne possession, non par une vaine cérémonie, mais par le travail & la culture, seul signe de propriété qui au défaut de titres juridiques doive être respecté d’autrui.

En effet, accorder au besoin & au travail le droit de premier occupant, n’est-ce pas l’étendre aussi loin qu’il peut aller ? Peut-on ne pas donner des bornes à ce droit ? Suffira-t-il de mettre le pied sur un terrain commun pour s’en prétendre aussi-tôt le maitre ? Suffira-t-il d’avoir la force d’en écarter un moment les autres hommes pour leur ôter le droit d’y jamais revenir ? Comment un homme ou un peuple peut-il s’emparer d’un territoire immense & en priver tout le genre humain autrement que par une usurpation punissable, puisqu’elle ôte au reste des hommes le séjour & les alimens que la nature leur donne en commun ? Quand Nuñez Balbao prenoit sur le rivage possession de la mer du sud & de toute l’Amérique méridionale au nom de la couronne de Castille, étoit-ce assez pour en déposséder tous les habitans & en exclurre tous les Princes du monde ? Sur ce pied-là ces cérémonies se multiplioient assez vainement, & le Roi catholique n’avoit tout d’un coup qu’à prendre de son cabinet possession de tout l’univers ; sauf à retrancher ensuite de son empire ce qui étoit auparavant possédé par les autres Princes.

On conçoit comment les terres des particuliers réunies & contigues deviennent le territoire public, & comment le droit de souveraineté s’étendant des sujets au terrain qu’ils occupent, devient à la fois réel & personnel ; ce qui met les possesseurs dans une plus grande dépendance, & fait de leurs forces mêmes les garants de leur fidélité. Avantage qui ne paroît pas avoir été bien senti des anciens monarques qui ne s’appellant que Rois des Perses, des Scithes, des Macédoniens, sembloient se regarder comme les chefs des hommes plutôt que comme les maitres du pays. Ceux d’aujourd’hui s’appellent plus habilement Rois de France, d’Espagne, d’Angleterre, &c. En tenant ainsi le terrain, ils sont bien sûrs d’en tenir les habitans.

Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que, loin qu’en acceptant les biens des particuliers la communauté les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l’usurpation en un véritable droit, & la jouissance en propriété. Alors les possesseurs étant considérés comme dépositaires du bien public, leurs droits étant respectés de tous les membres de l’Etat & maintenus de toutes ses forces contre l’étranger, par une cession avantageuse au public & plus encore à eux-mêmes, ils ont, pour ainsi dire, acquis tout ce qu’ils ont donné : Paradoxe qui s’explique aisément par la distinction des droits que le souverain & le propriétaire ont sur le même fond, comme on verra ci-après.

Il peut arriver aussi que les hommes commencent à s’unir avant que de rien posséder, & que, s’emparant ensuite d’un terrain suffisant pour tous, ils en jouissent en commun, ou qu’ils le partagent entre eux, soit également soit selon des proportions établies par le Souverain. De quelque maniere que se fasse cette acquisition, le droit que chaque particulier a sur son propre fond est toujours subordonné au droit que la communauté a sur tous, sans quoi il n’y auroit ni solidité dans le lien social, ni force réelle dans l’exercice de la Souveraineté.

Je terminerai ce chapitre & ce livre par une remarque qui doit servir de base à tout sistême social ; c’est qu’au lieu de détruire l’égalité naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une égalité morale & légitime à ce que la nature avoit pu mettre d’inégalité physique entre les hommes, & que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention & de droit[1].


Fin du Livre premier.

  1. Sous les mauvais gouvernemens cette égalité n’est qu’apparente et illusoire ; elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misere & le riche dans son usurpation. Dans le fait les loix sont toujours utiles à ceux qui possedent & nuisibles à ceux qui n’ont rien : D’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose & qu’aucun d’eux n’a rien de trop.