VI


Au premier abord, la fille de Daria Michaëlowna pouvait ne pas plaire. Maigre et brune, elle n’avait pas encore atteint son entier développement et se tenait un peu courbée. Mais ses traits, quoique trop accentués pour une jeune fille de dix-sept ans, étaient nobles et réguliers. Son front pur et uni avait une beauté toute particulière, que faisait encore ressortir la finesse de ses sourcils légèrement arqués. Elle parlait peu, écoutait bien et regardait attentivement, presque fixement, comme si elle eût voulu se rendre compte de tout. Elle demeurait souvent immobile, laissant retomber ses bras et s’abandonnant à ses réflexions ; son visage exprimait alors le travail intérieur de sa pensée.

Un sourire imperceptible apparaissait sur ses lèvres et s’évanouissait aussitôt, ses grands yeux sombres se levaient doucement. — Qu’avez-vous ? lui demandait mademoiselle Boncourt, qui recommençait à la gronder, sous prétexte qu’il n’est pas convenable qu’une jeune fille soit pensive et se donne des airs distraits. Mais Natalie n’était pas distraite, elle étudiait au contraire avec zèle, lisait et travaillait volontiers, quoique rien ne lui réussit du premier coup. Elle sentait profondément et fortement, mais en secret ; elle avait rarement pleuré dans son enfance ; maintenant elle ne soupirait même presque plus, et ne faisait que pâlir faiblement lorsqu’elle éprouvait un chagrin. Sa mère la regardait comme une jeune fille sage et raisonnable, et l’appelait en plaisantant : mon honnête homme de fille, mais elle n’avait pas une haute opinion de ses facultés intellectuelles.

« Par bonheur, ma Natalie est froide, disait-elle ; — ce n’est pas comme moi… tant mieux ! Elle sera heureuse. » Daria Michaëlowna se trompait. Du reste, il est rare qu’une mère comprenne bien sa fille.

Natalie aimait Daria Michaëlowna, mais n’avait pas une entière confiance en elle.

— Tu n’as rien à me cacher, lui dit un jour sa mère ; mais si cela était, tu me ferais des mystères. Tu as bien ta petite tête…

Natalie regarda sa mère et se dit : « Pourquoi donc n’aurais-je pas ma tête ? »

Lorsque Roudine la rencontra sur la terrasse, elle allait dans sa chambre avec mademoiselle Boncourt pour mettre son chapeau et descendre au jardin. On avait cessé de traiter Natalie en enfant ; mademoiselle Boncourt ne lui donnait plus depuis longtemps ni leçons de mythologie, ni leçons de géographie, mais elle lui faisait lire chaque matin soit un chapitre d’histoire, soit un récit de voyage, ou quelque autre livre instructif. Daria Michaëlowna choisissait ces lectures comme si elle avait suivi un plan quelconque. Le fait est qu’elle lui donnait simplement tout ce que lui envoyait son libraire français de Saint-Pétersbourg, à l’exception des romans d’Alexandre Dumas et Cie, qu’elle se réservait pour elle-même. Lorsque Natalie lisait des ouvrages historiques, le regard de mademoiselle Boncourt devenait particulièrement aigre et sévère derrière ses lunettes ; la vieille Française prétendait que l’histoire n’était remplie que de choses dangereuses à connaître.

Mais Natalie lisait aussi des ouvrages dont mademoiselle Boncourt ne soupçonnait pas l’existence ; elle savait tout Pouchkine par cœur.

Natalie rougit légèrement en rencontrant Roudine.

— Vous allez vous promener ? lui demanda-t-il.

— Oui, nous allons au jardin.

— M’est-il permis de vous accompagner ?

Natalie jeta un regard à mademoiselle Boncourt et répondit :

— Certainement, monsieur, avec plaisir.

Roudine prit son chapeau et suivit ces dames.

Natalie était d’abord un peu intimidée en marchant à côté de Roudine, mais elle se remit facilement. Il commença à l’interroger sur ses occupations et sur les objets qui lui plaisaient à la campagne. Natalie répondit, non pas sans quelque embarras, mais du moins sans cette timidité inquiète que l’on prend si souvent pour de la modestie.

— Vous ne vous ennuyez pas à la campagne ? demanda Roudine en lui jetant un regard de côté.

— Comment peut-on s’ennuyer à la campagne ? Je suis très-contente d’être ici… J’y suis fort heureuse…

— Vous êtes heureuse. Voilà un grand mot ! Du reste, cela se comprend, vous êtes jeune.

Roudine prononça cette dernière parole d’une manière un peu étrange ; on ne savait trop s’il enviait Natalie ou s’il la plaignait.

— Oui, la jeunesse ! continua-t-il. Tout le but de la science est de nous donner à force de travail ce que la jeunesse nous accorde gratuitement.

Natalie regardait Roudine avec attention : elle ne le comprenait pas.

— J’ai causé durant une partie de la matinée avec votre mère, poursuivit-il ; ce n’est pas une femme ordinaire. Je comprends pourquoi tous les poëtes ont recherché son amitié. Et vous, aimez-vous les vers ? continua-t-il après un moment de silence.

— Il m’examine, pensa Natalie, et elle répondit : — Oui, je les aime beaucoup.

— La poésie, langue des dieux ! Moi aussi, j’aime les vers. Mais ce n’est pas là seulement qu’est la poésie ; elle plane sur toutes choses, elle est tout autour de nous. Jetez un regard sur ces arbres, vers ce ciel, partout règnent la beauté et la vie ; la poésie est avec eux. Asseyons-nous sur ce banc, continua-t-il. Bien, comme cela. Je ne sais pourquoi il me semble que, lorsque vous serez habituée à moi (et il la regarda dans les yeux en souriant), nous serons bons amis. Qu’en pensez-vous ?

— Il me traite en enfant, se dit de nouveau Natalie, et, ne sachant que répondre, elle demanda à Roudine s’il avait l’intention de rester longtemps à la campagne.

— Tout l’été, l’automne, et peut-être même l’hiver. Vous savez que je ne suis pas riche ; de plus, je commence à m’ennuyer de ce déplacement continuel. Il est temps que je me repose.

Natalie fit un geste d’étonnement.

— Trouvez-vous réellement qu’il soit temps de vous reposer ? demanda-t-elle timidement.

Roudine fixa son regard sur Natalie.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Je veux dire, répondit-elle avec quelque embarras, que d’autres peuvent se reposer, mais que vous… vous devez travailler et essayer de vous rendre utile. Qui donc le ferait, si ce n’est vous ?…

— Je vous remercie d’une si flatteuse opinion, interrompit Roudine. Être utile est facile à dire (il passa la main sur son visage) !… être utile ! répéta-t-il. Quand j’aurais la conviction de pouvoir être utile, quand même j’aurais foi dans mes propres forces, où trouver des âmes sincères et sympathiques ?

Et Roudine fit un geste si désespéré et baissa si tristement la tête que Natalie se demanda involontairement si c’était bien là l’homme qui la veille encore avait tenu ces discours enthousiastes et si pleins de confiance.

— Du reste, non, ajouta Roudine en secouant subitement sa crinière de lion ; c’est une folie et vous avez raison. Je vous remercie, Natalie Alexiewna, je vous remercie sincèrement (Natalie ne savait pourquoi il la remerciait). Votre seule parole m’a rappelé mon devoir, m’a montré ma voie… Oui, je dois être actif. Si j’ai des talents, je n’ai plus le droit de les enfouir. Je ne dois pas dépenser mes forces en stériles bavardages, en paroles.

Et ses paroles coulèrent comme de source. Il parla admirablement, chaleureusement, contre la lâcheté et la paresse, et sur la nécessité d’agir. Il s’accabla de reproches, se prouva à lui-même que discuter d’avance ce qu’on voulait faire était aussi pernicieux que piquer avec une épingle un fruit sur le point de mûrir. N’était-ce pas dans les deux cas une dépense superflue de sève et de force ? Il affirma qu’une noble pensée ne manquait jamais d’éveiller la sympathie ; que ceux-là seuls restaient incompris qui ne savaient pas eux-mêmes ce qu’ils voulaient, ou qui méritaient de l’être. Il parla longtemps et termina en remerciant encore Natalie, et lui serrant brusquement la main, il ajouta :

— Vous êtes une charmante et noble créature !

Une pareille liberté frappa mademoiselle Boncourt. Malgré les quarante années de son séjour en Russie, elle ne comprenait qu’imparfaitement le russe, elle se contentait d’admirer la brillante rapidité des discours de Roudine. Il n’était d’ailleurs à ses yeux qu’une espèce de virtuose ou d’artiste, et on ne pouvait exiger de pareilles gens l’observation stricte des convenances.

Elle se leva, arrangea vivement les plis de sa jupe et notifia à Natalie qu’il était temps de rentrer, d’autant plus que M. Volinzoff devait venir déjeuner avec elles.

— Le voici qui arrive, ajouta-t-elle en jetant un regard vers une des allées qui menaient à la maison.

Volinzoff se montrait en effet assez près d’eux. Il avançait d’un pas irrésolu et saluait tout le monde de loin. Il se tourna vers Natalie, le visage empreint d’une expression maladive, et lui dit :

— Vous faites votre promenade ?

— Oui, répondit Natalie ; nous étions au moment de rentrer.

— Ah ! dit Volinzoff, eh bien, allons.

Et ils se dirigèrent tous vers la maison.

— Comment se porte votre sœur ? demanda Roudine à Volinzoff d’une voix particulièrement caressante. La veille déjà il avait été fort aimable pour lui.

— Je vous remercie infiniment ; elle va bien. Peut-être viendra-t-elle aujourd’hui. Il me semble que vous causiez lorsque je suis arrivé.

— Oui, je causais avec Natalie Alexiewna ; elle m’a dit une parole qui m’a fortement impressionné.

Volinzoff ne demanda pas quelle était cette parole, et ce fut au milieu du plus profond silence que l’on se dirigea vers la demeure de Daria Michaëlowna.

Il y eut encore salon avant le dîner ; mais Pigassoff ne vint pas, Roudine n’était pas en train, et suppliait toujours Pandalewski de jouer quelque chose de Beethoven. Volinzoff se taisait en regardant le plancher. Natalie ne bougeait d’auprès de sa mère et demeurait pensive, occupée de son ouvrage. Bassistoff ne quittait pas Roudine des yeux et s’attendait toujours à quelque chose de spirituel de sa part. Trois heures s’écoulèrent ainsi d’une façon monotone. Alexandra Pawlowna n’était pas venue dîner. Dès qu’on se fut levé de table Volinzoff fit atteler sa voiture et disparut sans prendre congé de personne.

Volinzoff aimait depuis longtemps Natalie, mais sans avoir jamais osé lui déclarer sa passion, et cet état anxieux le faisait cruellement souffrir. Il ne pouvait se tromper sur le caractère du sentiment qu’il inspirait lui-même ; c’était celui d’une bienveillance affectueuse sans doute, mais froide et réservée. Volinzoff n’en espérait pas d’autre. Il comptait sur l’influence du temps et de l’habitude pour rapprocher de lui Natalie. Mais qui avait pu agiter à ce point aujourd’hui Volinzoff ? Quel changement avait-il surpris pendant ces deux journées ? Natalie s’était conduite cependant vis-à-vis de lui comme par le passé.

Son âme avait-elle été frappée de l’idée qu’il ne connaissait peut-être pas bien le caractère de Natalie, et qu’elle était plus éloignée de lui qu’il ne l’avait cru ? La jalousie s’était-elle éveillée en lui ? Pressentait-il confusément quelque malheur ?…

En rentrant chez sa sœur il y trouva Lejnieff.

— Pourquoi reviens-tu si tôt ? lui demanda Alexandra Pawlowna.

— Je ne sais, je m’ennuyais un peu.

— Roudine y était-il ?

— Il y était.

Volinzoff jeta sa casquette et s’assit.

Alexandra Pawlowna se tourna vivement vers lui.

— Je t’en prie, Serge, aide-moi à convaincre cet entêté (elle désignait Lejnieff) que Roudine est un homme d’un esprit et d’une éloquence extraordinaires.

Volinzoff murmura quelques mots qu’on n’entendit pas.

— Mais je ne doute nullement de l’esprit ni de l’éloquence de M. Roudine, répondit Lejnieff, je dis seulement qu’il ne me plaît pas.

— L’as-tu vu ? demanda Volinzoff.

— Je l’ai vu ce matin chez Daria Michaëlowna, répondit Lejnieff. C’est lui qui est maintenant le grand vizir. Il viendra un temps où ils se brouilleront. — Il n’y a que Pandalewski qu’elle n’abandonnera jamais ; mais c’est Roudine qui règne pour le quart d’heure. Si je l’ai vu ? Comment donc ! Il y est établi. Elle lui faisait les honneurs de ma personne, comme si elle lui disait : — Voyez donc, mon ami, quelles espèces d’originaux prospèrent chez nous ! Je ne suis pas un cheval de race qu’on montre aux amateurs, moi, j’ai quitté la place.

— Et pourquoi as-tu été chez elle ?

— Pour l’arpentage ; mais c’était un prétexte ; elle voulait simplement voir ma figure.

— La supériorité de Roudine vous offense, — voilà pourquoi vous ne l’aimez pas, dit Alexandra Pawlowna avec feu, — voilà ce que vous ne pouvez lui pardonner. Et je suis persuadée que l’étendue de son esprit ne nuit pas à la bonté de son cœur. Regardez ses yeux lorsqu’il…

— Lorsqu’il parle du parfait honneur… interrompit Lejnieff en citant un vers de Griboiédoff[1].

— Vous me fâcherez et je me mettrai à pleurer. Je regrette du fond de l’âme de n’être pas allée chez Daria Michaëlowna, au lieu de rester avec vous. Vous n’en valez pas la peine. Cessez donc de me contrarier, continua-t-elle d’une voix plaintive. Vous feriez mieux de me raconter quelque chose de sa jeunesse.

— De la jeunesse de Roudine ?

— Eh bien, oui. Vous m’avez dit le bien connaître, et depuis longtemps.

Lejnieff se leva et fit un tour dans la chambre.

— Oui, commença-t-il, je le connais bien. Vous voulez que je vous raconte sa jeunesse ? Eh bien, soit.

Ses parents étaient de pauvres propriétaires. Il est né à T… Son père mourut de bonne heure et le laissa seul avec sa mère. C’était une excellente femme, dont l’âme entière était absorbée par l’amour qu’elle avait pour son fils. Elle ne vivait que de pain afin d’employer tout son argent pour lui. L’éducation de Roudine s’est faite à Moscou. C’était d’abord un de ses oncles qui en payait les frais ; plus tard, lorsque Roudine eut grandi et qu’il se fut paré de toutes ses plumes… — Allons, excusez-moi, je ne le ferai plus. — Ce fut un certain prince fort riche, dont il devint l’ami ; puis Roudine entra à l’Université. C’est là que j’ai fait sa connaissance et que je me suis lié intimement avec lui. Je vous parlerai un jour de notre manière de vivre d’alors ; je ne puis le faire à présent. Roudine alla bientôt voyager.

Lejnieff continuait d’arpenter la chambre. Alexandra Pawlowna le suivait des yeux.

— Une fois parti, continua-t-il, Roudine n’écrivait que bien rarement à sa mère. Il ne vint la voir qu’une fois, et cela seulement pour deux jours. Ce fut entourée d’étrangers que la pauvre femme mourut, loin de lui, mais sans quitter son portrait du regard jusqu’à sa fin. C’était une femme excellente, très-hospitalière. J’allais chez elle quand elle demeurait à T***, et elle ne manquait jamais de me régaler de confitures aux cerises. Elle aimait son fils à la folie. Les messieurs de l’école de Petchorine[2] vous diront que nous sommes toujours portés à aimer ceux qui sont le moins disposés à la tendresse ; mais il me semble à moi que toutes les mères aiment leurs enfants, surtout ceux qui sont absents. Plus tard, j’ai rencontré Roudine à l’étranger. Il vivait avec une de nos dames russes qui s’était attachée à lui, une espèce de bas-bleu qui n’était ni plus jeune, ni plus belle qu’il ne convient à un bas-bleu. Il se traîna assez longtemps avec elle et l’abandonna enfin…, ou plutôt non : c’est elle qui ne voulut plus de lui. Je l’ai perdu de vue depuis.

Lejnieff se tut, passa la main sur son front et s’affaissa dans un fauteuil comme s’il était épuisé de fatigue.

— Mais savez-vous bien, Michaël Michaëlowitch, dit Alexandra Pawlowna, que vous êtes un méchant homme ? Je crois vraiment que vous ne valez guère mieux que Pigassoff. Je suis convaincue que ce que vous me dites est exact, que vous n’ajoutez rien, et cependant, sous quel jour défavorable avez-vous présenté tout cela ? Sa mère, cette pauvre vieille, son dévouement, sa mort solitaire… À quoi bon tout cela ? Savez-vous qu’on peut raconter la vie du meilleur des hommes avec des couleurs telles — et sans y rien ajouter, remarquez-le — que chacun en aura peur ? C’est là aussi une espèce de calomnie.

Lejnieff se leva et se promena de nouveau dans la chambre.

— Je n’ai nullement envie de vous tromper, Alexandra Pawlowna, répliqua-t-il enfin. — Je ne suis pas un calomniateur. Au reste, continua-t-il après un moment de réflexion, il y a réellement une ombre de vérité dans ce que vous dites. Je ne calomnie pas Roudine, mais qui sait ? Peut-être a-t-il changé depuis ce temps-là. Peut-être suis-je injuste envers lui.

— Alors, promettez-moi de renouveler connaissance avec lui, d’apprendre à le bien connaître et de me dire ensuite votre opinion définitive sur son compte.

— Fort bien… Mais pourquoi te tais-tu ainsi, Serge Pawlitch ?

Volinzoff frissonna, et releva la tête comme si on venait de le réveiller.

— Que voulez-vous que je dise ? je ne le connais pas. De plus, je suis indisposé aujourd’hui.

— Il est vrai que tu es un peu pâle, observa Alexandra Pawlowna.

— Je souffre, répondit Volinzoff. Et il sortit.

Alexandra Pawlowna et Lejnieff le suivirent des yeux, et échangèrent un regard sans rien dire. Ce qui se passait dans le cœur de Volinzoff n’était plus un secret ni pour elle ni pour lui.

  1. Lorsqu’il se met à parler du parfait honneur, son visage s’injecte de sang, ses yeux s’allument, ses larmes coulent, et nous — nous sanglotons. (Ces vers s’appliquent à un tartufe.)
  2. Héros d’un roman de Lermontoff.