XII


Le rapport de Pandalewski avait fortement impressionné Daria. Tout son orgueil s’était réveillé en recevant cette révélation. Roudine, le pauvre Roudine, cet homme inconnu et sans position sociale, avait osé donner un rendez-vous à sa fille, à la fille de Daria Michaëlowna Lassounska !

— Admettons qu’il soit un homme d’esprit, un homme de génie même, s’était-elle écriée : qu’est-ce que cela prouve ? À ce compte, le premier venu, sans nom, sans fortune, pourrait donc aspirer à l’honneur de devenir mon gendre ?

— Pendant longtemps je ne pouvais en croire mes yeux, répondait Pandalewski. Je suis étonné qu’il ait de la sorte oublié sa position et la vôtre.

Daria Michaëlowna s’était laissée aller à sa mauvaise humeur et Natalie avait eu beaucoup à souffrir du dépit de sa mère.

Quant à Roudine, il était rentré à la maison aussitôt après sa rencontre avec Lejnieff et s’était enfermé dans sa chambre pour écrire deux lettres.

La première, dont le lecteur a déjà pris connaissance, était adressée à Volinzoff, l’autre à Natalie. Roudine avait employé plus d’une heure à composer cette seconde lettre ; après y avoir fait bien des ratures et bien des changements, il la recopia soigneusement sur un papier extrêmement fin, la plia ensuite en lui donnant le plus petit format possible, et la mit dans sa poche. Ce travail terminé, il s’était promené dans sa chambre, de long en large, le visage empreint de tristesse, puis s’était enfin assis dans un fauteuil auprès de la fenêtre, la joue appuyée sur la main : une larme perlait aux bords de ses paupières. Tout à coup, et comme s’il venait de prendre une résolution suprême, il se leva, boutonna son habit jusqu’au menton, appela son domestique et fit demander à Daria Michaëlowna si elle pouvait le recevoir. Le domestique revint en annonçant que sa maîtresse l’attendait. Roudine suivit immédiatement le messager. Daria reçut son hôte dans son boudoir, comme le jour de sa première apparition chez elle, il y avait deux mois, avec cette différence toutefois qu’elle n’était pas seule : Pandalewski, toujours aussi modeste, aussi frais, aussi propre, aussi humble, se tenait auprès d’elle.

Daria fit un gracieux accueil à Roudine et celui-ci, de son côté, la salua avec une aisance apparente ; mais, au premier regard jeté sur leurs visages souriants, tout homme connaissant un peu le monde aurait discerné à travers leurs manières polies et amicales une gêne et une froideur véritables. Roudine savait que Daria avait contre lui de sérieux griefs et celle-ci se doutait que Roudine connaissait ses nouvelles dispositions.

Dès qu’elle eut rendu son salut à Roudine, elle l’engagea à s’asseoir. Il s’assit aussitôt, mais non plus comme il s’asseyait autrefois, quand il était à peu près maître au logis. Pas même comme s’assoit une simple connaissance qu’on reçoit avec plaisir. Il ressemblait plutôt à un étranger faisant, avec contrainte, une visite de cérémonie.

Un instant avait suffi pour changer la situation ; mais il n’en faut pas davantage pour qu’une eau limpide se transforme en un bloc de glace épais.

Roudine parla le premier.

— Je suis venu vous trouver, dit-il, pour vous remercier de votre hospitalité. J’ai reçu des nouvelles importantes et je dois, dès aujourd’hui, me rendre dans ma petite propriété.

Daria fixa son regard sur Roudine. « Il me devance, il se doute probablement de ce qui le menace, pensa-t-elle, et il veut éviter une explication embarrassante. Tant mieux ! Vivent les gens d’esprit ! »

— Est-ce possible ? répondit-elle à haute voix. Cela est vraiment bien désagréable. Mais enfin, puisqu’il le faut… J’espère vous revoir cet hiver à Moscou. Nous y retournerons bientôt.

— Je ne sais pas encore quand je pourrai aller à Moscou, Daria Michaëlowna ; mais si j’en trouve les moyens, je me ferai un devoir de me présenter chez vous.

— Ah ! ah ! frère ! pensait Pandalewski dans son for intérieur ; il n’y a pas longtemps que tu agissais en seigneur et maître ici, et maintenant voilà comme tu es obligé de t’exprimer !

— Les nouvelles que vous avez reçues tout à coup de votre terre sont sans doute peu satisfaisantes ? demanda-t-il avec son affectation habituelle.

— Oui, répondit sèchement Roudine.

— Une mauvaise récolte peut-être ?

— Non… autre chose… Croyez bien, madame, continua Roudine, que je n’oublierai jamais le temps que j’ai passé dans votre maison.

— Et moi, ajouta Daria, je me souviendrai toujours avec plaisir du jour où j’ai fait votre connaissance… Quand partez-vous ?

— Aujourd’hui, après le dîner.

— Si tôt… Eh bien, je vous souhaite un heureux voyage. Du reste, si vos affaires ne vous retiennent pas longtemps, peut-être nous trouverez-vous encore ici.

— J’ose à peine l’espérer, répondit Roudine ; et il se leva. Excusez-moi, continua-t-il, si je ne puis en ce moment acquitter la dette que j’ai contractée envers vous ; mais aussitôt que je serai arrivé chez moi…

— Laissons cela ! interrompit Daria ; vous m’affligeriez en insistant.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.

Pandalewski tira de la poche de son gilet une petite montre émaillée et, inclinant prudemment sa joue rose sur son col blanc et empesé :

— Deux heures trente-trois minutes, dit-il.

— Il est temps d’aller s’habiller, répondit Daria. Au revoir, Dimitri Nicolaïtch.

Toute cette conversation entre Daria et Roudine avait eu un cachet tout particulier. Il en doit être ainsi quand les acteurs répètent leurs rôles et que les diplomates échangent entre eux des phrases combinées d’avance.


Roudine était sorti. Il savait maintenant par expérience que les gens du monde ne rejettent pas celui qui leur est devenu inutile ou gênant, mais qu’ils le laissent simplement tomber de lui-même comme tombent des gants après le bal, quand ils ne sont plus retenus, ou les billets non gagnants d’une loterie. Sa malle fut bientôt faite ; il ressentait une sorte d’impatience en attendant le moment du départ. Toutes les personnes de la maison paraissaient étonnées en apprenant son brusque dessein ; les domestiques lui jetaient des regards surpris et le naïf Bassistoff ne cherchait pas à cacher sa douleur. Quant à Natalie, elle se dérobait le plus possible et évitait même les yeux de Roudine. Il avait pourtant réussi à lui glisser sa lettre dans la main.

Pendant le dîner, Daria répéta plusieurs fois à Roudine qu’elle espérait le revoir encore avant son départ pour Moscou. Mais celui-ci ne fit aucune réponse. Cette apparente politesse ne le trompait pas.

Pandalewski fut celui qui causa le plus avec lui, et Roudine éprouva plusieurs fois le désir violent de saisir à la gorge ce désagréable personnage et de souffleter son visage frais et rose. Mademoiselle Boncourt portait souvent ses yeux sur Roudine avec cette expression étrange et rusée qu’on peut quelquefois observer dans les regards des vieux chiens d’arrêt très sagaces.

— Eh ! eh ! semblait-elle se dire à part soi : voilà donc comment on te traite aujourd’hui !


Six heures sonnèrent enfin et on entendit venir le tarantass de Roudine. Il se leva vivement et fit ses adieux à tout le monde. Il était intérieurement fort mal à son aise. Il ne s’était pas attendu à sortir de la maison de cette façon ; en réalité, ne l’en chassait-on pas ? « Au reste, tout doit avoir une fin », pensait-il en s’inclinant à droite et à gauche avec un sourire forcé. Il jeta un dernier regard à Natalie et sentit son cœur se serrer ; les yeux de la jeune fille étaient fixés sur lui et leur dernier regard contenait un dernier reproche..

Il franchit rapidement l’escalier et se précipita dans le tarantass. Bassistoff s’était offert à l’accompagner jusqu’à la première station et avait pris place à côté de lui.

— Vous rappelez-vous, s’écria Roudine aussitôt que le tarantass fut sorti de la cour pour rouler sur une large chaussée bordée de sapins, vous rappelez-vous ce que disait don Quichotte à son écuyer, au moment de quitter la maison de la duchesse ? « Mon ami Sancho, lui disait-il, la liberté est un des biens les plus précieux de l’homme. Heureux celui auquel le ciel donne son pain quotidien, afin qu’il n’en soit redevable à personne ! » J’éprouve maintenant ce que don Quichotte éprouvait alors… Dieu fasse, mon cher Bassistoff, que vous ne connaissiez jamais le sentiment dont je veux parler !

Bassistoff serra la main de Roudine et le cœur de l’honnête jeune homme battit fortement dans sa poitrine généreuse. Roudine parla jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la station ; il parla de la dignité de l’homme, des conditions de la vraie liberté. Il fut plein de chaleur, de noblesse, de vérité, et quand, au moment de la séparation, Bassistoff ne put s’empêcher de se jeter à son cou en pleurant, Roudine versa aussi quelques larmes, mais il ne pleurait pas parce qu’il quittait Bassistoff. Ses larmes étaient des larmes d’amour-propre.

Natalie était rentrée chez elle pour lire la lettre de Roudine.

« Chère Natalie, lui écrivait-il, je me suis décidé à partir. Il ne reste pas d’autre issue à notre situation.

« Je me suis décidé à partir avant qu’on en vienne à me dire clairement qu’il faut que je m’éloigne… mon départ fera cesser tous les malentendus et personne ne me regrettera. À quoi bon hésiter encore ?… Tout cela est vrai, penserez-vous, mais alors pourquoi vous écrire ?

« Il est probable que je vous quitte pour toujours, et je vous écris parce qu’il m’est trop amer de penser que je vous laisserai un souvenir plus mauvais que ma conduite ne le mérite. Je ne veux ni me justifier, ni accuser qui que ce soit ; je veux seulement m’expliquer autant que cela m’est possible… Les événements des derniers jours ont été si inattendus, si subits…

« L’entrevue d’aujourd’hui restera pour moi comme une leçon mémorable. Oui, vous avez raison : je croyais vous connaître et je ne vous connaissais pas. Dans le cours de mon existence, je me suis trouvé dans l’intimité de bien des femmes et de bien des jeunes filles, mais c’est en vous que j’ai trouvé, pour la première fois, une âme complètement honnête et droite. Je n’ai pas connu des âmes comme la vôtre et je n’ai pas su vous apprécier. Dès le premier jour de notre connaissance je me suis senti attiré vers vous ; vous avez pu vous en apercevoir. J’ai passé bien des heures avec vous et je n’ai pas appris à vous connaître, et pourtant j’ai pu m’imaginer que je vous aimais ! C’est à présent que je porte la peine de ma faute et de mon ignorance.

« Il m’est arrivé autrefois d’aimer une femme et d’être payé de retour… Mon sentiment pour elle était complexe comme l’était le sien pour moi. Pouvait-il en être autrement, puisqu’elle-même n’était pas une nature simple ? La vérité alors ne s’était pas encore manifestée à moi, et le jour où elle s’est présentée devant mes yeux je n’ai pas su la reconnaître… Je la reconnais enfin, mais trop tard… Le passé ne se recommence pas… Nos existences auraient pu se confondre – et elles sont séparées maintenant pour toujours. Comment vous persuader que j’aurais pu vous aimer d’un amour véritable – d’un amour de cœur et non d’imagination – quand je ne sais pas moi-même si je suis capable d’un pareil amour ?

« La nature m’a beaucoup accordé – je le sais et ne veux pas qu’une fausse honte m’entraîne à faire de la modestie avec vous, surtout dans cet instant, un des plus amers et des plus humiliants de ma vie… Oui, la nature m’a beaucoup donné, mais je mourrai sans avoir rien fait qui soit digne de mes talents, je mourrai sans laisser de mon passage ici-bas la moindre trace bienfaisante.

« Toute ma richesse aura été prodiguée en vain. Je ne verrai pas les résultats de mes efforts. Il me manque… je ne puis dire moi-même au juste ce qui me manque… Je suis probablement privé de ce don sans lequel il est aussi impossible de remuer le cœur des hommes que de s’emparer du cœur des femmes ; et la domination sur les intelligences seules est aussi peu durable qu’inutile. Ma destinée est étrange, presque risible. Je voudrais me donner absolument, sans réserve, tout entier, et pourtant je ne puis me donner. Je finirai par me sacrifier pour quelque folie à laquelle je ne croirai même pas… Je ne me suis jamais ainsi dévoilé devant personne. – Ceci est ma confession.

« Mais en voilà bien assez sur moi. Je veux vous parler de vous et vous donner quelques conseils. Je ne suis plus bon à autre chose… Vous êtes jeune, mais dussiez-vous vivre longtemps, ne manquez jamais de suivre les impulsions de votre cœur ; gardez-vous surtout de vous assujettir à votre esprit ou à celui des autres. Croyez-moi, plus le cercle dans lequel se meut notre vie est étroit et monotone, plus il suffit à notre bonheur ; il ne s’agit pas de chercher de nouvelles voies dans l’existence, mais de faire en sorte que toutes les phases de la vie s’accomplissent à leur moment. « Heureux celui qui est jeune au temps de sa jeunesse !… » Mais je m’aperçois que ces conseils s’adressent bien plus à moi qu’à vous… Je vous avouerai, Natalie, que j’ai le cœur bien serré. Je ne me suis jamais mépris sur la nature du sentiment que j’inspire à Daria Michaëlowna ; mais, du moins, j’avais espéré trouver chez elle un refuge momentané ; maintenant je m’en vais de nouveau errer au hasard à travers le monde. Qu’est-ce qui remplacera pour moi votre douce voix, votre présence, votre regard attentif et intelligent ? La faute en est à moi ; mais convenez aussi que le sort a semblé se jouer à dessein de nous. Il n’y a de cela qu’une semaine, je soupçonnais à peine que je vous aimais. L’autre jour, le soir dans le jardin, vous m’avez dit pour la première fois… Mais à quoi bon rappeler ce que vous m’avez dit alors ? L’autre jour ! et je pars déjà… je pars honteux, humilié, après une cruelle explication, sans emporter le plus faible espoir… Vous ne savez pas encore pourtant à quel point je suis coupable vis-à-vis de vous… Il y a en moi une si sotte franchise, un tel penchant au bavardage… Mais pourquoi revenir là-dessus ? Je pars pour toujours. »

(Roudine voulut ici raconter sa visite à Volinzoff ; mais, après un instant de réflexion, il biffa tout ce passage. C’est alors qu’il ajouta le second post-scriptum à la lettre de Volinzoff.)

« Je reste sur la terre uniquement pour me livrer à d’autres occupations, à des occupations plus dignes de moi, ainsi que vous l’avez dit ce matin avec un cruel sourire. Hélas ! pourrai-je réellement m’adonner à ces occupations, pourrai-je surmonter ma paresse ?… Mais non ! je serai toute ma vie cet être incomplet que j’ai été jusqu’à présent… Devant le premier obstacle je tomberai en poussière. Ce qui s’est passé entre nous l’a déjà prouvé. Si, du moins, j’avais sacrifié mon amour à mon activité future, à ma vocation ; mais non, je n’ai reculé que devant la responsabilité qui me menaçait et devant la certitude de n’être pas digne de vous. Je ne vaux pas la peine que vous sortiez pour moi de votre sphère où, tôt ou tard, le bonheur vous attend… D’ailleurs, tout ce qui est arrivé est sans doute pour le mieux. Cette épreuve me laissera peut-être plus pur et plus fort.

« Je vous souhaite le bonheur le plus constant. Adieu ! souvenez-vous quelquefois de moi. J’espère que vous entendrez encore parler de « ROUDINE. »

Natalie laissa tomber la lettre de Roudine sur ses genoux et resta longtemps immobile, les yeux fixés à terre. Cette lettre lui prouvait plus clairement que tous les témoignages possibles combien elle avait eu raison le matin, lorsqu’en quittant Roudine elle s’était involontairement écriée qu’il ne l’aimait pas. Mais cette conviction ne soulageait pas son cœur. Elle restait sans mouvement ; il lui semblait que des vagues sombres s’étaient rejointes sans bruit sur sa tête et qu’elle disparaissait, froide et engourdie, au fond d’un abîme. Pour tout le monde, la première désillusion est lourde à supporter mais elle devient presque écrasante pour une âme sincère, exempte de toute légèreté, de toute exagération, et peu désireuse de se tromper elle-même.

Natalie se rappelait son enfance et songeait à ses anciennes promenades du soir. Elle se dirigeait toujours de préférence vers la partie lumineuse du ciel, là où le couchant étincelait encore à l’horizon, et elle détournait instinctivement ses regards du levant déjà ténébreux. À l’heure présente, au contraire, l’avenir s’assombrissait devant elle ; il lui semblait qu’elle avait tourné le dos à la lumière… Les yeux de Natalie se remplissaient de pleurs. Les larmes n’ont pas toujours une action bienfaisante. Elles sont douces et salutaires lorsqu’après s’être longtemps amassées dans le cœur elles s’en échappent enfin, d’abord brûlantes et amères, puis abondantes et faciles. C’est ainsi qu’elles soulagent le muet accablement de la douleur… Mais il y a des larmes froides, des larmes répandues une à une. C’est la souffrance sans issue qui les arrache goutte à goutte de l’âme oppressée par son pesant et persistant fardeau. Celles-ci n’apportent point de consolation, elles ne procurent pas de bien-être. Ce sont les larmes que verse le désespoir, et nul ne peut se dire malheureux qui ne les a senties couler de ses paupières. Natalie apprit à les connaître en ce jour.

Deux heures s’étaient passées. Natalie avait rassemblé ses esprits, elle s’était levée, avait essuyé ses yeux et allumé une bougie, à la flamme de laquelle elle se mit à brûler la lettre de Roudine. Lorsque le papier fut complètement consumé, elle en jeta les cendres par la fenêtre. Puis elle ouvrit au hasard un volume de poésies de Pouchkine et lut les premières lignes qui lui tombèrent sous les yeux (elle avait souvent consulté ainsi ce livre au hasard) :

Celui que la passion a une fois maîtrisé

Est sans cesse poursuivi par le fantôme
Des jours irrévocablement passés…
Pour lui la vie a perdu son charme,

Il est rongé par le remords et par le serpent du souvenir.

Elle resta un instant debout, se regarda au miroir avec un sourire glacé, inclina lentement la tête de haut en bas et rentra dans le salon.

Aussitôt que Daria l’eut aperçue, elle l’appela dans son boudoir, la fit asseoir à côté d’elle, lui caressa tendrement la joue et la regarda dans le blanc des yeux tout en l’observant avec attention, presque avec curiosité. Daria ressentait une secrète perplexité. Pour la première fois de sa vie, elle était frappée de l’idée qu’elle ne connaissait pas la nature de sa fille. Instruite par Pandalewski de son entrevue avec Roudine, elle ne s’était pas seulement fâchée, mais étonnée de ce que la sage Natalie se fût décidée à une démarche pareille. Pourtant, quand elle l’eut appelée et qu’elle eut commencé à la gronder, non avec le ton d’une femme élevée dans les idées de l’Europe vraiment civilisée, mais d’une voix criarde et vulgaire, Daria fut toute troublée et presque effrayée par la fermeté des réponses et la résolution du regard et de la tenue de sa fille. Le départ subit de Roudine, dont elle ne s’expliquait pas tout à fait la cause, lui avait ôté un grand poids du cœur, mais elle s’était attendue à des larmes, à des attaques de nerfs… L’apparente tranquillité de Natalie la rejetait dans de nouvelles suppositions.

— Eh bien ! enfant, lui demanda Daria, comment te sens-tu aujourd’hui ? Natalie regarda sa mère. Le voilà parti… ce monsieur. Ne sais-tu pas pourquoi il s’est enfui si vite ?

— Maman, répondit Natalie d’une voix calme, si vous ne m’en parlez pas vous-même, je vous donne ma parole que son nom ne sortira jamais de ma bouche.

— Il paraît que tu conviens enfin de tes torts envers moi. Natalie baissa la tête et répéta :

— Vous ne m’entendrez jamais parler de lui.

— C’est bien, répliqua Daria en souriant, je te crois. Mais te rappelles-tu comme l’autre jour… Allons n’en parlons plus. C’est fini. Le voilà bien mort et enterré… n’est-ce pas ? Je te reconnais, du moins. J’étais toute déconcertée. Eh bien ! embrasse-moi, sage et chère enfant.

Natalie porta la main de Daria à ses lèvres et Daria embrassa le front incliné de sa fille.

— Écoute toujours mes avis, n’oublie pas que tu es une Lassounska… et ma fille, ajouta-t-elle. Sois heureuse. Tu peux te retirer maintenant.

Natalie sortit en silence. Daria la suivit des yeux en se disant : « Elle me ressemble, elle aussi souffrira par le cœur, mais elle sera moins expansive que moi. » Et Daria se plongea dans des réminiscences du passé… d’un passé fort lointain… Puis elle fit appeler mademoiselle Boncourt et resta longtemps enfermée avec elle. L’ayant renvoyée, elle demanda Pandalewski. Elle voulait absolument savoir la véritable raison du départ de Roudine. Il va sans dire que Pandalewski la tranquillisa complètement. C’était dans son rôle. Le lendemain Volinzoff et sa sœur allèrent dîner chez Daria. Elle avait été toujours fort aimable pour eux, mais ce jour-là elle leur fit un accueil particulièrement bienveillant. Natalie se sentait prise d’une tristesse immense. Toutefois Volinzoff se montrait si respectueux envers la jeune fille, il entrait si timidement en conversation avec elle, qu’elle ne put s’empêcher de lui en être reconnaissante au fond du cœur. La journée avait été calme, même ennuyeuse ; mais, en se séparant, tout le monde comprit qu’on était retombé dans l’ancienne ornière, et ce n’est pas peu de chose.

Oui, l’ancienne existence recommençait pour tous, y compris Natalie elle-même. Demeurée enfin seule, elle se traîna péniblement jusqu’à son lit et, fatiguée, brisée, elle laissa tomber sa tête sur son oreiller.

Vivre lui semblait une chose si amère, si rebutante, si vulgaire ; elle était si honteuse, vis-à-vis d’elle-même, de son amour, de ses tristesses, qu’en ce moment elle aurait probablement consenti à mourir. Elle avait encore devant elle bien des journées accablantes, bien des nuits sans sommeil, bien des agitations pénibles ; mais elle était jeune ! sa vie commençait à peine et, tôt ou tard, l’existence, avec son activité et les distractions inévitables qu’elle apporte, prend le dessus quel que soit le coup dont on est frappé. Quel que soit le coup qui frappe un être humain, il ne peut s’empêcher – lecteur, pardonnez la brutalité de l’expression – de manger le jour même ou le jour suivant, et voilà déjà une première consolation. Natalie souffrait cruellement pour la première fois ; mais ni la première souffrance ni le premier amour ne se renouvellent, et nous devons en remercier Dieu.