Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 2p. 214-231).
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Sixième partie

III

Il était pressé de voir Svidrigaïloff. Ce qu’il pouvait espérer de cet homme, — lui-même l’ignorait. Mais cet homme avait sur lui un mystérieux pouvoir. Depuis que Raskolnikoff s’en était convaincu, l’inquiétude le dévorait, et à présent il n’y avait plus lieu de reculer le moment d’une explication.

En chemin, une question le préoccupait surtout : Svidrigaïloff était-il allé chez Porphyre ?

Autant qu’il en pouvait juger, — non, Svidrigaïloff n’y était pas allé ! Raskolnikoff l’aurait juré. En repassant dans son esprit toutes les circonstances de la visite de Porphyre, il arrivait toujours à la même conclusion négative.

Mais si Svidrigaïloff n’était pas encore allé chez le juge d’instruction, est-ce qu’il n’irait pas ?

Sur ce point encore, le jeune homme était porté à se répondre négativement. Pourquoi ? Il n’aurait pu donner les raisons de sa manière de voir, et lors même qu’il eût pu se l’expliquer, il ne se serait pas cassé la tête là-dessus. Tout cela le tracassait et en même temps le laissait à peu près indifférent. Chose étrange, presque incroyable : si critique que fût sa situation actuelle, Raskolnikoff n’en avait qu’un assez faible souci ; ce qui le tourmentait, c’était une question bien plus importante, une question qui l’intéressait personnellement, mais qui n’était pas celle-là. En outre, il éprouvait une immense lassitude morale, quoiqu’il fût alors plus en état de raisonner que les jours précédents.

Après tant de combats déjà livrés, fallait-il encore engager une nouvelle lutte pour triompher de ces misérables difficultés ? Était-ce la peine, par exemple, d’aller faire le siège de Svidrigaïloff, d’essayer de le circonvenir, dans la crainte qu’il ne se rendît chez le juge d’instruction ?

Oh ! que tout cela l’énervait !

Pourtant il avait hâte de voir Svidrigaïloff ; attendait-il de lui quelque chose de nouveau, un conseil, un moyen de se tirer d’affaire ? Les noyés se raccrochent à un fétu de paille ! Était-ce la destinée ou l’instinct qui poussait ces deux hommes l’un vers l’autre ? Peut-être Raskolnikoff faisait-il cette démarche simplement parce qu’il ne savait plus à quel saint se vouer ? Peut-être avait-il besoin d’un autre que de Svidrigaïloff, et prenait-il ce dernier comme pis aller ? Sonia ? Mais pourquoi maintenant irait-il chez Sonia ? Pour la faire pleurer encore ? D’ailleurs, Sonia l’effrayait ; Sonia, c’était pour lui l’arrêt irrévocable, la décision sans appel. En ce moment surtout il ne se sentait pas en état d’affronter la vue de la jeune fille. Non, ne valait-il pas mieux faire une tentative auprès de Svidrigaïloff ? Malgré lui, il s’avouait intérieurement que depuis longtemps déjà Arcade Ivanovitch lui était en quelque sorte nécessaire.

Cependant que pouvait-il y avoir de commun entre eux ? Leur scélératesse même n’était pas faite pour les rapprocher. Cet homme lui déplaisait beaucoup : il était évidemment très-débauché, à coup sûr cauteleux et fourbe, peut-être fort méchant. Des légendes sinistres couraient sur son compte. À la vérité, il s’occupait des enfants de Catherine Ivanovna ; mais savait-on pourquoi il agissait ainsi ? Chez un être pareil il fallait toujours supposer quelque ténébreux dessein.

Depuis plusieurs jours une autre pensée encore ne cessait d’inquiéter Raskolnikoff, quoiqu’il s’efforçât de la chasser, tant elle lui était pénible. « Svidrigaïloff tourne toujours autour de moi, se disait-il souvent, Svidrigaïloff a découvert mon secret, Svidrigaïloff a eu des intentions sur ma sœur ; peut-être en a-t-il encore, c’est même le plus probable. Si, maintenant qu’il possède mon secret, il cherchait à s’en faire une arme contre Dounia ? »

Cette pensée qui parfois le troublait jusque dans son sommeil ne s’était jamais offerte à lui avec autant de clarté qu’en ce moment où il se rendait chez Svidrigaïloff. D’abord, l’idée lui vint de tout dire à sa sœur, ce qui changerait singulièrement la situation. Puis il songea qu’il ferait bien d’aller se dénoncer pour prévenir une démarche imprudente de la part de Dounetchka. La lettre ? Ce matin Dounia avait reçu une lettre ! Qui, à Pétersbourg, pouvait lui avoir écrit ? (Ne serait-ce pas Loujine ?) À la vérité, Razoumikhine faisait bonne garde, mais Razoumikhine ne savait rien. « Ne devrais-je pas aussi tout dire à Razoumikhine ? » se demanda avec un soulèvement de cœur Raskolnikoff.

« En tout cas, il faut voir au plus tôt Svidrigaïloff. Grâce à Dieu, les détails ici importent moins que le fond de l’affaire ; mais si Svidrigaïloff a l’audace d’entreprendre quelque chose contre Dounia, eh bien, je le tuerai », décida-t-il.

Un sentiment pénible l’oppressait ; il s’arrêta au milieu de la rue et promena ses regards autour de lui : quel chemin avait-il pris ? Où était-il ? Il se trouvait sur la perspective ***, à trente ou quarante pas du Marché-au-Foin qu’il avait traversé. Le second étage de la maison à gauche était occupé tout entier par un traktir. Toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes. À en juger par les têtes qui y apparaissaient, l’établissement devait être rempli de monde. Dans la salle on chantait des chansons, on jouait de la clarinette, du violon et du tambour turc. Des cris de femmes se faisaient entendre. Surpris de se voir en cet endroit, le jeune homme allait rebrousser chemin, quand tout à coup, à l’une des fenêtres du traktir, il aperçut Svidrigaïloff, la pipe aux dents, assis devant une table à thé. Cette vue lui causa un étonnement mêlé de crainte. Svidrigaïloff le considérait en silence, et, chose qui étonna plus encore Raskolnikoff, il fit mine de se lever, comme s’il voulait s’éclipser tout doucement avant qu’on eût remarqué sa présence. Aussitôt Raskolnikoff feignit de ne le point voir et se mit à regarder de côté tout en continuant à l’examiner du coin de l’œil. L’inquiétude faisait battre son cœur. Évidemment Svidrigaïloff tenait à n’être point aperçu. Il ôta sa pipe de sa bouche, et voulut se dérober aux regards de Raskolnikoff ; mais en se levant et en écartant sa chaise, il reconnut sans doute qu’il était trop tard. C’était entre eux à peu près le même jeu de scène qu’au début de leur première entrevue dans la chambre de Raskolnikoff. Chacun d’eux se savait observé par l’autre. Un sourire malicieux, de plus en plus accusé, se montrait sur le visage de Svidrigaïloff. À la fin, celui-ci partit d’un bruyant éclat de rire.

— Eh bien, entrez, si vous voulez, je suis ici ! cria-t-il de la fenêtre.

Le jeune homme monta.

Il trouva Svidrigaïloff dans une toute petite pièce attenant à une grande salle, où quantité de consommateurs : marchands, fonctionnaires et autres, étaient en train de boire du thé en écoutant des choristes qui faisaient un vacarme épouvantable. Dans une chambre voisine, on jouait au billard. Svidrigaïloff avait devant lui une bouteille de champagne entamée et un verre à demi plein ; il était en compagnie de deux musiciens ambulants : un petit joueur d’orgue et une chanteuse. Celle-ci, jeune fille de dix-huit ans, fraîche et bien portante, avait une jupe d’une étoffe rayée et un chapeau tyrolien orné de rubans. Accompagnée par l’orgue, elle chantait, d’une voix de contralto assez forte, une chanson triviale, au milieu du bruit qui arrivait de l’autre pièce.

— Allons, c’est assez ! l’interrompit Svidrigaïloff, lorsque Raskolnikoff entra.

La jeune fille s’arrêta aussitôt et attendit dans une attitude respectueuse. Tout à l’heure, pendant qu’elle faisait entendre ses inepties mélodiques, il y avait aussi une nuance de respect dans l’expression sérieuse de sa physionomie.

— Eh ! Philippe, un verre ! cria Svidrigaïloff.

— Je ne boirai pas de vin, dit Raskolnikoff.

— Comme vous voudrez. Bois, Katia. À présent, je n’ai plus besoin de toi, tu peux t’en aller.

Il versa un grand verre de vin à la jeune fille et lui donna un petit billet de couleur jaunâtre. Katia but le verre à petites gorgées, comme les femmes boivent le vin, et, après avoir pris l’assignat, elle baisa la main de Svidrigaïloff, qui accepta de l’air le plus sérieux ce témoignage de respect servile. Puis, la chanteuse se retira, suivie du petit joueur d’orgue.

Il n’y avait pas huit jours que Svidrigaïloff était à Pétersbourg, et déjà on l’eût pris pour un vieil habitué de la maison. Le garçon, Philippe, le connaissait et lui témoignait des égards particuliers. La porte donnant accès à la salle était fermée. Svidrigaïloff se trouvait comme chez lui dans cette petite pièce où il passait peut-être les journées entières. Le traktir, sale et ignoble, n’appartenait même pas à la catégorie moyenne des établissements de ce genre.

— J’allais chez vous, commença Raskolnikoff ; — mais comment se fait-il qu’en quittant le Marché-au-Foin j’aie pris la perspective *** ? Je ne passe jamais par ici. Je prends toujours à droite au sortir du Marché-au-Foin. Ce n’est pas non plus le chemin pour aller chez vous. À peine ai-je tourné de ce côté que je vous aperçois ! C’est étrange !

— Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite : C’est un miracle ?

— Parce que ce n’est peut-être qu’un hasard.

— C’est un pli que tout le monde a ici ! reprit en riant Svidrigaïloff — lors même qu’au fond on croit à un miracle, on n’ose pas l’avouer ! Vous dites vous-même que ce n’est « peut-être » qu’un hasard. Combien peu l’on a ici le courage de son opinion, vous ne pouvez vous l’imaginer, Rodion Romanovitch ! Je ne dis pas cela pour vous. Vous possédez une opinion personnelle, et vous n’avez pas craint de l’affirmer. C’est même par là que vous avez attiré ma curiosité.

— Par là seulement ?

— C’est bien assez.

Svidrigaïloff était dans un visible état d’excitation, bien qu’il n’eût bu qu’un demi-verre de vin.

— Quand vous êtes venu chez moi, me semble-t-il, vous ignoriez encore si je pouvais avoir ce que vous appelez une opinion personnelle, observa Raskolnikoff.

— Alors c’était autre chose. Chacun a ses affaires. Mais quant au miracle, je vous dirai que vous avez apparemment dormi tous ces jours-ci. Je vous ai moi-même donné l’adresse de ce traktir, et il n’est pas étonnant que vous y soyez venu tout droit. Je vous ai indiqué le chemin à suivre et les heures où l’on peut me trouver ici. Vous en souvenez-vous ?

— Je l’ai oublié, répondit Raskolnikoff avec surprise.

— Je le crois. À deux reprises, je vous ai donné ces indications. L’adresse s’est gravée machinalement dans votre mémoire, et elle vous a guidé à votre insu. Du reste, pendant que je vous parlais, je voyais bien que vous aviez l’esprit absent. Vous ne vous observez pas assez, Rodion Romanovitch. Mais voici encore quelque chose : je suis convaincu qu’à Pétersbourg nombre de gens cheminent en se parlant à eux-mêmes. C’est une ville de demi-fous. Si nous avions des savants, les médecins, les juristes et les philosophes pourraient faire ici des études très-curieuses, chacun dans sa spécialité. Il n’y a guère de lieu où l’âme humaine soit soumise à des influences si sombres et si étranges. L’action seule du climat est déjà funeste. Malheureusement, Pétersbourg est le centre administratif du pays, et son caractère doit se refléter sur toute la Russie. Mais il ne s’agit pas de cela maintenant, je voulais vous dire que je vous ai déjà vu plusieurs fois passer dans la rue. En sortant de chez vous, vous tenez la tête droite. Après avoir fait vingt pas, vous la baissez et vous vous croisez les mains derrière le dos. Vous regardez, et il est évident que ni devant vous, ni à vos côtés, vous ne voyez rien. Finalement vous vous mettez à remuer les lèvres et à converser avec vous-même ; parfois alors vous gesticulez, vous déclamez, vous vous arrêtez au milieu de la voie publique pour un temps plus ou moins long. Voilà qui ne vaut rien du tout. D’autres que moi peut-être vous remarquent, et cela n’est pas sans danger. Au fond, peu m’importe ; je n’ai pas la prétention de vous guérir, mais vous me comprenez, sans doute.

— Vous savez qu’on me suit ? demanda Raskolnikoff en attachant un regard sondeur sur Svidrigaïloff.

— Non, je n’en sais rien, reprit celui-ci d’un air étonné.

— Eh bien ! alors ne parlons plus de moi, grommela en fronçant le sourcil Raskolnikoff.

— Soit, nous ne parlerons plus de vous.

— Répondez plutôt à ceci : s’il est vrai qu’à deux reprises vous m’ayez indiqué ce traktir comme un endroit où je pouvais vous rencontrer, pourquoi donc tout à l’heure, quand j’ai levé les yeux vers la fenêtre, vous êtes-vous caché et avez-vous essayé de vous esquiver ? J’ai fort bien remarqué cela.

— Hé ! hé ! Mais pourquoi l’autre jour, quand je suis entré dans votre chambre, avez-vous fait semblant de dormir, quoique vous fussiez parfaitement éveillé ? J’ai fort bien remarqué cela.

— Je pouvais avoir… des raisons… vous le savez vous-même.

— Et moi, je pouvais avoir aussi mes raisons, bien que vous ne les connaissiez pas.

Depuis une minute, Raskolnilnoff considérait attentivement le visage de son interlocuteur. Cette figure lui causait toujours un nouvel étonnement. Quoique belle, elle avait quelque chose de profondément antipathique. On l’eût prise pour un masque : le teint était trop frais, les lèvres trop vermeilles, la barbe trop blonde, les cheveux trop épais, les yeux trop bleus et leur regard trop fixe. Svidrigaïloff portait un élégant costume d’été ; son linge était d’une blancheur et d’une finesse irréprochables. Un gros anneau rehaussé d’une pierre de prix se jouait à l’un de ses doigts.

— Entre nous les tergiversations ne sont plus de mise, dit brusquement le jeune homme : quoique vous soyez peut-être en mesure de me faire beaucoup de mal si vous avez envie de me nuire, je vais vous parler franc et net. Sachez donc que si vous avez toujours les mêmes vues sur ma sœur et si vous comptez vous servir, pour arriver à vos fins, du secret que vous avez surpris dernièrement, je vous tuerai avant que vous m’ayez fait mettre en prison. Je vous en donne ma parole d’honneur. En second lieu, j’ai cru remarquer ces jours-ci que vous désiriez avoir un entretien avec moi : si vous avez quelque chose à me communiquer, dépêchez-vous, car le temps est précieux, et bientôt peut-être il sera trop tard.

— Qu’est-ce donc qui vous presse tant ? demanda Svidrigaïloff en le regardant avec curiosité.

— Chacun a ses affaires, répliqua d’un air sombre Raskolnikoff.

— Vous venez de m’inviter à la franchise, et, à la première question que je vous adresse, vous refusez de répondre, observa avec un sourire Svidrigaïloff. Vous me supposez toujours certains projets ; aussi me regardez-vous d’un œil défiant. Dans votre position, cela se comprend fort bien. Mais quelque désir que j’aie de vivre en bonne intelligence avec vous, je ne prendrai pas la peine de vous détromper. Vraiment le jeu n’en vaut pas la chandelle, et je n’ai rien de particulier à vous dire.

— Alors, que me voulez-vous ? Pourquoi êtes-vous toujours à tourner autour de moi ?

— Tout simplement parce que vous êtes un sujet curieux à observer. Vous m’avez plu par le côté fantastique de votre situation, voilà ! En outre, vous êtes le frère d’une personne qui m’a beaucoup intéressé ; elle m’a parlé de vous bien des fois, et son langage m’a donné à penser que vous avez une grande influence sur elle : est-ce que ce ne sont pas là des raisons suffisantes ? Hé ! hé ! hé ! Du reste, je l’avoue, votre question est pour moi fort complexe, et il m’est difficile d’y répondre. Tenez, vous, par exemple, si vous êtes venu me trouver à présent, ce n’est pas seulement pour affaire, mais dans l’espoir que je vous dirais quelque chose de nouveau, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? répéta avec un sourire finaud Svidrigaïloff : — eh bien, figurez-vous que moi-même, en me rendant à Pétersbourg, je comptais aussi que vous me diriez quelque chose de nouveau, j’espérais pouvoir vous emprunter quelque chose ! Voilà comme nous sommes, nous autres riches !

— M’emprunter quoi ?

— Est-ce que je sais ? Vous voyez dans quel misérable traktir je suis toute la journée, reprit Svidrigaïloff ; ce n’est pas que je m’y amuse, mais il faut bien passer son temps quelque part. Je me distrais avec cette pauvre Katia qui vient de sortir… Si j’avais la chance d’être un goinfre, un gastronome de club, mais non : voilà tout ce que je peux manger ! (Il montrait du doigt, sur une petite table placée dans un coin, un plat de fer-blanc qui contenait les restes d’un mauvais beefsteak aux pommes.) À propos, avez-vous dîné ? Quant au vin, je n’en bois pas, à l’exception du champagne, et encore un verre me suffit pour toute la soirée. Si j’ai demandé cette bouteille aujourd’hui, c’est parce que je dois aller quelque part tout à l’heure : j’ai voulu, au préalable, me monter un peu la tête. Vous me voyez dans une disposition d’esprit particulière. Tantôt je me suis caché comme un écolier, parce que j’appréhendais dans votre visite un dérangement pour moi ; mais je crois pouvoir passer une heure avec vous, il est maintenant quatre heures et demie, ajouta-t-il après avoir regardé sa montre. — Le croiriez-vous ? il y a des moments où je regrette de n’être rien, ni propriétaire, ni père de famille, ni uhlan, ni photographe, ni journaliste !… C’est parfois ennuyeux de n’avoir aucune spécialité. Vraiment, je pensais que vous me diriez quelque chose de nouveau.

— Qui êtes-vous, et pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Qui je suis ? Vous le savez : je suis gentilhomme, j’ai servi deux ans dans la cavalerie, après quoi j’ai flâné sur le pavé de Pétersbourg ; ensuite j’ai épousé Marfa Pétrovna, et je suis allé demeurer à la campagne. Voilà ma biographie !

— Vous êtes joueur, paraît-il ?

— Moi, joueur ? Non, dites plutôt que je suis un grec.

— Ah ! vous trichiez au jeu ?

— Oui.

— Vous avez dû quelquefois recevoir des gifles ?

— Cela m’est arrivé en effet. Pourquoi ?

— Eh bien, vous pouviez vous battre en duel ; cela procure des sensations.

— Je n’ai pas d’objection à vous faire, d’ailleurs, je ne suis pas fort sur la discussion philosophique. Je vous avoue que si je suis venu ici, c’est surtout pour les femmes.

— Tout de suite après avoir enterré Marfa Pétrovna ?

Svidrigaïloff sourit.

— Eh bien, oui, répondit-il avec une franchise déconcertante. — Vous avez l’air scandalisé de ce que je vous dis ?

— Vous vous étonnez que la débauche me scandalise ?

— Pourquoi me gênerais-je, je vous prie ? Pourquoi renoncerais-je aux femmes, puisque je les aime ? C’est au moins une occupation.

Raskolnikoff se leva. Il se sentait mal à l’aise et regrettait d’être venu là.

Svidrigaïloff lui apparaissait comme le scélérat le plus dépravé qu’il y eût au monde.

— E-eh ! restez donc encore un moment, faites-vous apporter du thé. Allons, asseyez-vous. Je vous raconterai quelque chose. Voulez-vous que je vous apprenne comment une femme a entrepris de me convertir ? Ce sera même une réponse à votre première question, attendu qu’il s’agit ici de votre sœur. Puis-je raconter ? Nous tuerons le temps.

— Soit, mais j’espère que vous…

— Oh ! n’ayez pas peur ! Du reste, même à un homme aussi vicieux que moi Avdotia Romanovna ne peut inspirer que la plus profonde estime. Je crois l’avoir comprise, et je m’en fais honneur. Mais, vous savez, quand on ne connaît pas encore bien les gens, on est sujet à se tromper, et c’est ce qu’il m’est arrivé avec votre sœur. Le diable m’emporte, pourquoi donc est-elle si belle ? Ce n’est pas ma faute ! En un mot, cela a commencé chez moi par un caprice libidineux des plus violents. Il faut vous dire que Marfa Pétrovna m’avait permis les paysannes. Or on venait de nous amener comme femme de chambre une jeune fille d’un village voisin, une nommée Paracha. Elle était fort jolie, mais sotte à un point incroyable : ses larmes, les cris dont elle remplit toute la cour occasionnèrent un véritable scandale. Un jour, après le dîner, Avdotia Romanovna me prit à part, et, me regardant avec des yeux étincelants, exigea de moi que je laissasse la pauvre Paracha en repos. C’était peut-être la première fois que nous causions en tête-à-tête. Naturellement, je m’empressai d’obtempérer à sa demande, j’essayai de paraître ému, troublé ; bref, je jouai mon rôle en conscience. À partir de ce moment, nous eûmes fréquemment des entretiens secrets durant lesquels elle me faisait de la morale, me suppliait, les larmes aux yeux, de changer de vie, oui, les larmes aux yeux ! Voilà jusqu’où va, chez certaines jeunes filles, la passion de la propagande ! Bien entendu, j’imputais tous mes torts à la destinée, je me donnais pour un homme altéré de lumière, et, finalement, je mis en œuvre un moyen qui ne rate jamais son effet sur le cœur des femmes : la flatterie. J’espère que vous ne vous fâcherez pas si j’ajoute qu’Avdotia Romanovna elle-même ne fut pas tout d’abord insensible aux éloges dont je l’accablai. Malheureusement, je gâtai toute l’affaire par mon impatience et ma sottise. En causant avec votre sœur, j’aurais dû modérer l’éclat de mes yeux : leur flamme l’inquiéta et finit par lui devenir odieuse. Sans entrer dans les détails, il me suffira de vous dire qu’une rupture eut lieu entre nous. À la suite de cela, je fis de nouvelles sottises. Je me répandis en grossiers sarcasmes à l’adresse des convertisseuses. Paracha rentra en scène et fut suivie de beaucoup d’autres ; en un mot, je commençai à mener une existence absurde. Oh ! si vous aviez vu alors, Rodion Romanovitch, les yeux de votre sœur, vous sauriez quels éclairs ils peuvent parfois lancer ! Je vous assure que ses regards me poursuivaient jusque dans mon sommeil ; j’en étais venu à ne plus pouvoir supporter le froufrou de sa robe. Je croyais vraiment que j’allais avoir une attaque d’épilepsie. Jamais je n’aurais supposé que l’affolement put s’emparer de moi à un tel point. Il fallait de toute nécessité que je me réconciliasse avec Avdotia Romanovna, et la réconciliation était impossible ! Imaginez-vous ce que j’ai fait alors ! À quel degré de stupidité la rage peut-elle conduire un homme ! N’entreprenez jamais rien dans cet état, Rodion Romanovitch. Songeant qu’Avdotia Romanovna était au fond une pauvresse (oh ! pardon ! je ne voulais pas dire cela… mais le mot n’y fait rien), qu’enfin elle vivait de son travail, qu’elle avait à sa charge sa mère et vous (ah ! diable ! vous froncez encore le sourcil…), je me décidai à lui offrir toute ma fortune (je pouvais alors réaliser trente mille roubles) et à lui proposer de s’enfuir avec moi à Pétersbourg. Une fois là, bien entendu, je lui aurais juré un amour éternel, etc., etc. Le croirez-vous ? j’étais tellement toqué d’elle à cette époque, que si elle m’avait dit : « Assassine ou empoisonne Marfa Pétrovna et épouse-moi », je l’aurais fait immédiatement ! Mais tout cela a fini par la catastrophe que vous connaissez, et vous pouvez juger combien j’ai été irrité en apprenant que ma femme avait négocié un mariage entre Avdotia Romanovna et ce misérable chicaneau de Loujine, car, à tout prendre, autant eût valu pour votre sœur accepter mes offres que donner sa main à un pareil homme. Est-ce vrai ? est-ce vrai ? Je remarque que vous m’avez écouté avec beaucoup d’attention… intéressant jeune homme…

Svidrigaïloff donna un violent coup de poing sur la table. Il était très-rouge, et, quoiqu’il eût bu à peine deux verres de champagne, l’ivresse commençait à se manifester chez lui. Raskolnikoff s’en aperçut et résolut de mettre à profit cette circonstance pour découvrir les intentions secrètes de celui qu’il considérait comme son ennemi le plus dangereux.

— Eh bien, après cela, je ne doute plus que vous ne soyez venu ici pour ma sœur, déclara-t-il d’autant plus hardiment qu’il voulait pousser à bout Svidrigaïloff.

Ce dernier essaya aussitôt d’effacer l’effet produit par ses paroles :

— Eh ! laissez donc, ne vous ai-je pas dit… d’ailleurs votre sœur ne peut pas me souffrir.

— J’en suis persuadé, mais il ne s’agit pas de cela.

— Vous êtes persuadé qu’elle ne peut pas me souffrir ? reprit Svidrigaïloff en clignant de l’œil et en souriant d’un air moqueur. Vous avez raison, elle ne m’aime pas ; mais ne répondez jamais de ce qui se passe entre un mari et sa femme ou entre un amant et sa maîtresse. Il y a toujours un petit coin qui reste caché à tout le monde et n’est connu que des intéressés. Oseriez-vous affirmer qu’Avdotia Romanovna me voyait avec répugnance ?

— Certains mots de votre récit me prouvent que maintenant encore vous avez d’infâmes desseins sur Dounia et que vous vous proposez de les mettre à exécution dans le plus bref délai.

— Comment ! J’ai pu laisser échapper de pareils mots ? fit Svidrigaïloff devenu soudain fort inquiet ; du reste, il ne se formalisa nullement de l’épithète dont on qualifiait ses desseins.

— Mais en ce moment même vos arrière-pensées se trahissent, Pourquoi donc avez-vous si peur ? D’où vient cette crainte subite que vous témoignez à présent ?

— J’ai peur ? Peur de vous ? Quel conte me faites-vous là ? C’est plutôt vous, cher ami, qui devriez me craindre… Du reste, je suis ivre, je le vois ; un peu plus, j’allais encore lâcher une sottise. Au diable le vin ! Eh ! de l’eau !

Il prit la bouteille et, sans plus de façon, la jeta par la fenêtre. Philippe apporta de l’eau.

— Tout cela est absurde, dit Svidrigaïloff en mouillant un essuie-main qu’il passa ensuite sur son visage, et je puis, d’un mot, réduire à néant tous vos soupçons. Savez-vous que je vais me marier ?

— Vous me l’avez déjà dit.

— Je vous l’ai dit ? Je l’avais oublié. Mais quand je vous ai annoncé mon prochain mariage, je ne pouvais vous en parler que sous une forme dubitative, car alors il n’y avait encore rien de fait. Maintenant, c’est une affaire décidée, et si j’étais libre en ce moment, je vous conduirais chez ma future ; je serais bien aise de savoir si vous approuvez mon choix. Ah ! diable ! je n’ai plus que dix minutes. Du reste, je vais vous raconter l’histoire de mon mariage, elle est assez curieuse… Eh bien ! vous voulez encore vous en aller ?

— Non, à présent je ne vous quitte plus.

— Plus du tout ? Nous verrons un peu ! Sans doute, je vous ferai voir ma future, mais pas maintenant, car nous devrons bientôt nous dire adieu. Vous allez à droite, et moi à gauche. Vous avez peut-être entendu parler de cette dame Resslich, chez qui je loge actuellement ? C’est elle qui m’a cuisiné tout cela. « Tu t’ennuies, me disait-elle, ce sera pour toi une distraction momentanée. » Je suis, en effet, un homme chagrin et maussade. Vous croyez que je suis gai ? Détrompez-vous, j’ai l’humeur fort sombre : je ne fais de mal à personne, mais je reste quelquefois trois jours de suite dans un coin, sans dire mot à qui que ce soit. D’ailleurs, cette friponne de Resslich a son idée : elle compte que je serai vite dégoûté de ma femme, que je la planterai là, et alors elle la lancera dans la circulation. J’apprends par elle que le père, ancien fonctionnaire, est infirme : depuis trois ans, il a perdu l’usage de ses jambes et ne quitte plus son fauteuil ; la mère est une dame fort intelligente ; le fils sert quelque part en province et ne vient pas en aide à ses parents ; la fille aînée est mariée et ne donne pas de ses nouvelles. Les braves gens ont sur les bras deux neveux en bas âge ; leur plus jeune fille a été retirée du gymnase avant d’avoir fini ses études ; elle aura seize ans dans un mois ; c’est d’elle qu’il est question pour moi. Muni de ces renseignements, je me présente à la famille comme un propriétaire, veuf, de bonne naissance, ayant des relations, de la fortune. Mes cinquante ans ne suscitent pas la plus légère objection. Il aurait fallu me voir causant avec le papa et la maman, c’était d’un drôle ! La jeune fille arrive vêtue d’une robe courte et me salue en rougissant comme une pivoine (sans doute, on lui avait fait la leçon). Je ne connais pas votre goût en fait de visages féminins, mais, selon moi, ces seize ans, ces yeux encore enfantins, cette timidité, ces petites larmes pudiques, tout cela a plus de charme que la beauté ; d’ailleurs, la fillette est fort jolie avec ses cheveux clairs, ses boucles capricieuses, ses lèvres purpurines et légèrement bouffies, ses petits petons… Bref, nous avons fait connaissance, j’ai expliqué que des affaires de famille m’obligeaient à hâter mon mariage, et le lendemain, c’est-à-dire avant-hier, on nous a fiancés. Depuis lors, quand je vais la voir, je la tiens assise sur mes genoux pendant tout le temps de ma visite et je l’embrasse à chaque minute. Elle rougit, mais elle se laisse faire : sa maman lui a sans doute donné à entendre qu’un futur époux peut se permettre ces privautés. Ainsi compris, les droits du fiancé ne sont guère moins agréables à exercer que ceux du mari. C’est, on peut le dire, la nature et la vérité qui parlent dans cette enfant ! J’ai causé deux fois avec elle, la fillette n’est pas sotte du tout ; elle a une façon de me regarder à la dérobée qui incendie tout mon être. Sa physionomie ressemble un peu à celle de la Madone Sixtine. Vous avez remarqué l’expression fantastique que Raphaël a donnée à cette tête de vierge ? Il y a quelque chose de cela. Dès le lendemain des fiançailles, j’ai apporté à ma future pour quinze cents roubles de cadeaux : des diamants, des perles, un nécessaire de toilette en argent ; le petit visage de la madone rayonnait. Hier, je ne me suis pas gêné pour la prendre sur mes genoux, — elle a rougi, et j’ai vu dans ses yeux de petites larmes qu’elle essayait de cacher. On nous a laissés seuls ensemble ; alors elle m’a jeté ses bras autour du cou et en m’embrassant m’a juré qu’elle serait pour moi une épouse bonne, obéissante et fidèle, qu’elle me rendrait heureux, qu’elle me consacrerait tous les instants de sa vie, et qu’en retour elle ne voulait de moi que mon estime, rien de plus : « Je n’ai pas besoin de cadeaux ! » m’a-t-elle dit. Entendre un petit ange, de seize ans, les joues colorées par une pudeur virginale, vous faire une semblable déclaration avec des larmes d’enthousiasme dans les yeux, convenez-en vous-même, n’est-ce pas délicieux ?… Allons, écoutez : je vous conduirai chez ma fiancée… seulement je ne peux pas vous la montrer tout de suite !

— En un mot, cette monstrueuse différence d’âge aiguillonne votre sensualité ! Est-il possible que vous pensiez sérieusement à contracter un pareil mariage ?

— Quel austère moraliste ! ricana Svidrigaïloff. Où la vertu va-t-elle se nicher ? Ha ! ha ! Savez-vous que vous m’amusez beaucoup avec vos exclamations indignées ?

Puis il appela Philippe, et, après avoir payé sa consommation, il se leva.

— Je regrette vivement, continua-t-il, de ne pouvoir m’entretenir plus longtemps avec vous, mais nous nous reverrons… Vous n’avez qu’à prendre patience…

Il sortit du traktir. Raskolnikoff le suivit. L’ivresse de Svidrigaïloff se dissipait à vue d’œil ; il fronçait le sourcil et paraissait très-préoccupé, comme un homme qui est à la veille d’entreprendre une chose extrêmement importante. Depuis quelques minutes, une sorte d’impatience se trahissait dans ses allures, en même temps que son langage devenait caustique et agressif. Tout cela semblait justifier de plus en plus les appréhensions de Raskolnikoff, qui résolut de s’attacher aux pas de l’inquiétant personnage.

Ils se retrouvèrent sur le trottoir.

— Nous nous quittons ici : vous allez à droite et moi à gauche, ou réciproquement. Adieu, mon bon, au plaisir de vous revoir !

Et il partit dans la direction du Marché-au-Foin.