Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 2p. 148-168).
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Cinquième partie

IV

Raskolnikoff avait vaillamment plaidé la cause de Sonia contre Loujine, quoiqu’il eût lui-même sa grosse part de soucis et de chagrins. Indépendamment de l’intérêt qu’il portait à la jeune fille, il avait saisi avec joie, après la torture du matin, l’occasion de secouer des impressions devenues insupportables. D’un autre côté, sa prochaine entrevue avec Sonia le préoccupait, l’effrayait même par moments : il devait lui révéler qui avait tué Élisabeth, et, pressentant tout ce que cet aveu aurait de pénible pour lui, il s’efforçait d’en détourner sa pensée.

Quand, au sortir de chez Catherine Ivanovna, il s’était écrié : « Eh bien ! Sophie Séménovna, que direz-vous maintenant ? » c’était le combattant excité par la lutte, tout chaud encore de sa victoire sur Loujine, qui avait prononcé cette parole de défi. Mais, chose singulière, lorsqu’il arriva au logement de Kapernaoumoff, son assurance l’abandonna tout à coup, pour faire place à la crainte. Il s’arrêta indécis devant la porte et se demanda : « Faut-il dire qui a tué Élisabeth ? » La question était étrange, car au moment où il se la posait, il sentait l’impossibilité non-seulement de ne pas faire cet aveu, mais même de le différer d’une minute.

Il ne savait pas encore pourquoi cela était impossible, il le sentait seulement, et il était presque écrasé par cette douloureuse conscience de sa faiblesse devant la nécessité. Pour s’épargner de plus longs tourments, il se hâta d’ouvrir la porte, et, avant de franchir le seuil, regarda Sonia. Elle était assise, les coudes appuyés sur sa petite table et le visage caché dans ses mains. En apercevant Raskolnikoff, elle se leva aussitôt et alla au-devant de lui, comme si elle l’eût attendu.

— Que serait-il advenu de moi sans vous ! dit-elle vivement, tandis qu’elle l’introduisait au milieu de la chambre. Selon toute apparence, elle ne songeait alors qu’au service que le jeune homme lui avait rendu, et elle était pressée de l’en remercier. Ensuite elle attendit.

Raskolnikoff s’approcha de la table et s’assit sur la chaise que la jeune fille venait de quitter. Elle resta debout à deux pas de lui, exactement comme la veille.

— Eh bien, Sonia ? dit-il, et soudain il s’aperçut que sa voix tremblait : — toute l’accusation se basait sur votre « position sociale et les habitudes qu’elle implique ». Avez-vous compris cela tantôt ?

Le visage de Sonia prit une expression de tristesse.

— Ne me parlez plus comme hier ! répondit-elle. Je vous en prie, ne recommencez pas. J’ai déjà assez souffert…

Elle se hâta de sourire, craignant que ce reproche n’eût blessé le visiteur.

— Tout à l’heure je suis partie comme une folle. Que se passe-t-il là maintenant ? Je voulais y retourner, mais je pensais toujours que… vous viendriez.

Il lui apprit qu’Amalia Ivanovna avait mis les Marméladoff à la porte de leur logement, et que Catherine Ivanovna était allée « chercher justice » quelque part.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Sonia : — allons vite…

Et elle saisit aussitôt sa mantille.

— Toujours la même chose ! répliqua Raskolnikoff vexé. — Vous ne pensez jamais qu’à eux ! Restez un moment avec moi.

— Mais… Catherine Ivanovna ?

— Eh bien ! Catherine Ivanovna passera elle-même chez vous, soyez-en sûre, répondit-il d’un ton fâché. — Si elle ne vous trouve pas, ce sera votre faute…

Sonia s’assit en proie à une cruelle perplexité. Raskolnikoff, les yeux baissés, réfléchissait.

— Aujourd’hui Loujine voulait simplement vous perdre de réputation, je l’admets, commença-t-il sans regarder Sonia. Mais s’il lui avait convenu de vous faire arrêter, et que ni Lébéziatnikoff ni moi ne nous fussions trouvés là, vous seriez maintenant en prison, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-elle d’une voix faible ; oui, répéta-t-elle machinalement, distraite de la conversation par l’inquiétude qu’elle éprouvait.

— Or, je pouvais fort bien ne pas être là, et c’est aussi tout à fait par hasard que Lébéziatnikoff s’y est trouvé.

Sonia resta silencieuse.

— Eh bien, si l’on vous avait mise en prison, que serait-il arrivé ? Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit hier ?

Elle continua à se taire, il attendit un moment la réponse.

— Je pensais que vous alliez encore vous écrier : « Ah ! ne parlez pas de cela, cessez ! » reprit Raskolnikoff avec un rire un peu forcé. Eh bien, vous vous taisez toujours ? demanda-t-il au bout d’une minute. — Il faut donc que j’entretienne la conversation. Tenez, je serais curieux de savoir comment vous résoudriez une « question », comme dit Lébéziatnikoff. (Son embarras commençait à devenir visible.) Non, je parle sérieusement. Supposez, Sonia, que vous soyez instruite à l’avance de tous les projets de Loujine, que vous sachiez ces projets destinés à assurer la perte de Catherine Ivanovna et de ses enfants, sans compter la vôtre (car vous vous comptez pour rien) ; supposez que, par suite, Poletchka soit condamnée à une existence comme la vôtre : cela étant, s’il dépendait de vous, ou de faire périr Loujine, c’est-à-dire de sauver Catherine Ivanovna et sa famille, ou de laisser Loujine vivre et accomplir ses infâmes desseins, à quoi vous décideriez-vous, je vous le demande ?

Sonia le regarda avec inquiétude : sous ces paroles prononcées d’une voix hésitante elle devinait quelque arrière-pensée lointaine.

— Je m’attendais à quelque question semblable, dit-elle en l’interrogeant des yeux.

— C’est possible, mais n’importe, à quoi vous décideriez-vous ?

— Quel intérêt avez-vous à savoir ce que je ferais dans une circonstance qui ne peut pas se présenter ? répondit Sonia avec répugnance.

— Ainsi, vous laisseriez plutôt Loujine vivre et commettre des scélératesses ? Pourtant vous n’avez pas le courage de vous prononcer dans ce sens ?

— Mais, voyons, je ne suis pas dans les secrets de la divine Providence… Et à quoi bon me demander ce que je ferais dans un cas impossible ? Pourquoi ces vaines questions ? Comment peut-il se faire que l’existence d’un homme dépende de ma volonté ? Et qui m’a érigée en arbitre de la vie et de la mort des gens ?

— Du moment qu’on fait intervenir la divine Providence, c’est fini, répliqua d’un ton aigre Raskolnikoff.

— Dites-moi plutôt franchement ce que vous avez à me dire ! s’écria Sonia angoissée ; vous voilà encore à user de faux-fuyants !… N’êtes-vous donc venu que pour me tourmenter ?

Elle ne put y tenir et fondit en larmes. Pendant cinq minutes, il la considéra d’un air sombre.

— Tu as raison, Sonia, dit-il enfin à voix basse.

Un brusque changement s’était opéré en lui ; son aplomb factice, le ton cassant qu’il affectait tout à l’heure avaient soudain disparu ; maintenant on l’entendait à peine.

— Je t’ai dit hier que je ne viendrais pas demander pardon, et c’est presque par des excuses que j’ai commencé cet entretien… En te parlant de Loujine, je m’excusais, Sonia…

Il voulut sourire, mais, quoi qu’il fît, sa physionomie resta morne. Il baissa la tête et couvrit son visage de ses mains.

Tout à coup, il crut s’apercevoir qu’il détestait Sonia. Surpris, effrayé même d’une découverte si étrange, il releva soudain la tête et considéra attentivement la jeune fille : celle-ci fixait sur lui un regard anxieux dans lequel il y avait de l’amour. La haine disparut aussitôt du cœur de Raskolnikoff. Ce n’était pas cela ; il s’était trompé sur la nature du sentiment qu’il éprouvait. Cela signifiait seulement que la minute fatale était arrivée.

De nouveau, il cacha son visage dans ses mains et baissa la tête. Soudain, il pâlit, se leva, et, après avoir regardé Sonia, il alla machinalement s’asseoir sur son lit, sans proférer un mot.

L’impression de Raskolnikoff était alors exactement celle qu’il avait éprouvée quand, debout derrière la vieille, il avait détaché la hache du nœud coulant et s’était dit : « Il n’y a plus un instant à perdre ! »

— Qu’avez-vous ? demanda Sonia interdite.

Il ne put répondre. Il avait compté s’expliquer dans des conditions tout autres, et lui-même ne comprenait pas ce qui se passait maintenant en lui. Elle s’approcha tout doucement de Raskolnikoff, s’assit sur le lit à côté de lui et attendit sans le quitter des yeux. Son cœur battait à se rompre. La situation devenait insupportable : il tourna vers la jeune fille son visage d’une pâleur mortelle ; ses lèvres se tordirent dans un effort pour parler. L’épouvante s’empara de Sonia.

— Qu’avez-vous ? répéta-t-elle en s’écartant un peu de lui.

— Rien, Sonia, ne t’effraye pas… Cela n’en vaut pas la peine, vraiment, c’est une bêtise, murmura-t-il comme un homme dont l’esprit est absent. — Seulement, pourquoi suis-je venu te tourmenter ? ajouta-t-il tout à coup en regardant son interlocutrice. — Oui, pourquoi ? Je ne cesse de me poser cette question, Sonia…

Il se l’était peut-être posée un quart d’heure auparavant, mais en ce moment sa faiblesse était telle qu’il avait à peine conscience de lui-même, un tremblement continuel agitait tout son corps.

— Oh ! que vous souffrez ! fit d’une voix émue la jeune fille en jetant les yeux sur lui.

— Ce n’est rien !… Voici de quoi il s’agit, Sonia (durant deux secondes un pâle sourire se montra sur ses lèvres) : — Te rappelles-tu ce que je voulais te dire hier ?

Sonia attendait, inquiète.

— Je t’ai dit en te quittant que peut-être je te faisais mes adieux pour toujours, mais que si je venais aujourd’hui, je t’apprendrais… qui a tué Élisabeth.

Elle commença à trembler de tous ses membres.

— Eh bien, voilà pourquoi je suis venu.

— En effet, c’est bien ce que vous m’avez dit hier… fit-elle d’une voix mal assurée : comment donc savez-vous cela ? ajouta-t-elle vivement.

Sonia respirait avec effort. Son visage devenait de plus en plus pâle.

— Je le sais.

— On l’a trouvé ? demanda-t-elle timidement après une minute de silence.

— Non, on ne l’a pas trouvé.

Pendant une minute encore elle resta silencieuse.

— Alors comment savez-vous cela ? questionna-t-elle ensuite d’une voix presque inintelligible.

Il se tourna vers la jeune fille et la regarda avec une fixité singulière, tandis qu’un faible sourire flottait sur ses lèvres.

— Devine, dit-il.

Sonia se sentit comme prise de convulsions.

— Mais vous me… pourquoi donc m’effrayez-vous ainsi ? demanda-t-elle avec un sourire d’enfant.

— Puisque je sais cela, c’est donc que je suis fort lié avec lui, reprit Raskolnikoff, dont le regard restait toujours attaché sur elle, comme s’il n’eût pas eu la force de détourner les yeux. — Cette Élisabeth… il ne voulait pas l’assassiner… Il l’a tuée sans préméditation… Il voulait tuer la vieille… quand celle-ci serait seule… et il est allé chez elle… Mais sur ces entrefaites Élisabeth est entrée… Il était là… et il l’a tuée…

Un silence lugubre suivit ces paroles. Durant une minute, tous deux continuèrent à se regarder l’un l’autre.

— Ainsi tu ne peux pas deviner ? demanda-t-il brusquement avec la sensation d’un homme qui se jetterait du haut d’un clocher.

— Non, balbutia Sonia d’une voix à peine distincte.

— Cherche bien.

Au moment où il prononçait ces mots, Raskolnikoff éprouva de nouveau, au fond de lui-même, cette impression de froid glacial qui lui était si connue : il regardait Sonia et venait soudain de retrouver sur son visage l’expression qu’offrait celui d’Élisabeth, quand la malheureuse femme reculait devant le meurtrier s’avançant vers elle, la hache levée. À cette heure suprême, Élisabeth avait projeté le bras en avant, comme font les petits enfants lorsqu’ils commencent à avoir peur, et que, prêts à pleurer, ils fixent d’un regard effaré et immobile l’objet qui les épouvante. De même le visage de Sonia exprimait une terreur indicible ; elle aussi étendit le bras en avant, repoussa légèrement Raskolnikoff en lui touchant la poitrine de la main et s’écarta peu à peu de lui, sans cesser de le regarder fixement. Son effroi se communiqua au jeune homme qui, lui-même, se mit à la considérer d’un air effaré.

— As-tu deviné ? murmura-t-il enfin.

— Seigneur ! s’écria Sonia.

Puis elle tomba sans forces sur le lit, et son visage s’enfonça dans l’oreiller. Mais, un instant après, elle se releva par un mouvement rapide, s’approcha de lui, et, le saisissant par les deux mains, que ses petits doigts serrèrent comme des tenailles, elle attacha sur lui un long regard. Ne s’était-elle pas trompée ? Elle l’espérait encore ; mais elle n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur le visage de Raskolnikoff que le soupçon dont son âme avait été traversée se changea en certitude.

— Assez, Sonia, assez ! Épargne-moi ! supplia-t-il d’une voix plaintive.

L’événement contrariait toutes ses prévisions, car ce n’était certes pas ainsi qu’il comptait faire l’aveu de son crime.

Sonia semblait hors d’elle-même ; elle sauta à bas de son lit et alla jusqu’au milieu de la chambre en se tordant les mains, puis elle revint brusquement sur ses pas et se rassit à côté du jeune homme, le touchant presque de l’épaule. Tout à coup elle frissonna, poussa un cri et, sans savoir elle-même pourquoi, tomba à genoux devant Raskolnikoff.

— Vous vous êtes perdu ! fit-elle avec un accent désespéré.

Et, se relevant soudain, elle se jeta à son cou, l’embrassa, lui prodigua des témoignages de tendresse.

Raskolnikoff se dégagea et, avec un triste sourire, considéra la jeune fille :

— Je ne te comprends pas, Sonia. Tu m’embrasses après que je t’ai dit cela… Tu n’as pas conscience de ce que tu fais.

Elle n’entendit pas cette remarque.

— Non, il n’y a pas maintenant sur la terre un homme plus malheureux que toi ! s’écria-t-elle dans un élan de pitié, et tout à coup elle éclata en sanglots.

Raskolnikoff sentait son âme s’amollir sous l’influence d’un sentiment que, depuis longtemps déjà, il ne connaissait plus. Il n’essaya pas de lutter contre cette impression : deux larmes jaillirent de ses yeux et se suspendirent à ses cils.

— Ainsi, tu ne m’abandonneras pas, Sonia ? fit-il avec un regard presque suppliant.

— Non, non ; jamais, nulle part ! s’écria-t-elle, je te suivrai, je te suivrai partout ! Oh ! Seigneur !… oh ! malheureuse que je suis !… Et pourquoi, pourquoi ne t’ai-je pas connu plus tôt ? Pourquoi n’es-tu pas venu auparavant ? Oh ! Seigneur !

— Tu vois bien que je suis venu.

— Maintenant ! Oh ! que faire maintenant ?… Ensemble, ensemble ! répéta-t-elle avec une sorte d’exaltation, et elle se remit à embrasser le jeune homme. J’irai avec toi aux galères !

Ces derniers mots causèrent à Raskolnikoff une sensation pénible ; un sourire amer et presque hautain parut sur ses lèvres :

— Je n’ai peut-être pas encore envie d’aller aux galères, Sonia, dit-il.

Sonia tourna rapidement ses yeux vers lui.

Jusqu’alors elle n’avait éprouvé qu’une immense pitié pour un homme malheureux. Cette parole et le ton dont elle fut prononcée rappelèrent brusquement à la jeune fille que ce malheureux était un assassin. Elle jeta sur lui un regard étonné. Elle ne savait encore ni comment, ni pourquoi il était devenu criminel. En ce moment, toutes ces questions se présentaient à son esprit, et de nouveau elle se prit à douter : « Lui, lui, un meurtrier ! mais est-ce que c’est possible ? »

— Mais, non ! ce n’est pas vrai ! Où suis-je donc ? fit-elle comme si elle se fût crue le jouet d’un songe. Comment, vous, étant ce que vous êtes, avez-vous pu vous résoudre à cela ?… Mais pourquoi ?

— Eh bien, pour voler ! Cesse, Sonia ! répondit-il d’un air las et quelque peu agacé.

Sonia resta stupéfaite ; mais tout à coup un cri lui échappa :

— Tu avais faim ?… C’était pour venir en aide à ta mère ? Oui ?

— Non, Sonia, non, balbutia-t-il en baissant la tête, — je n’étais pas dans un tel dénûment… je voulais en effet aider ma mère, mais… ce n’est pas cela non plus qui est la vraie raison… ne me tourmente pas, Sonia !

La jeune fille frappa ses mains l’une contre l’autre.

— Se peut-il donc que tout cela soit réel ? Seigneur, est-ce possible ? Quel moyen de le croire ? Comment ! vous avez tué pour voler, vous qui vous dépouillez de tout en faveur des autres ! Ah !… s’écria-t-elle soudain : — cet argent que vous avez donné à Catherine Ivanovna… cet argent… Seigneur, se pourrait-il que cet argent…

— Non, Sonia, interrompit-il vivement, cet argent ne vient pas de là, rassure-toi. C’est ma mère qui me l’a envoyé pendant que j’étais malade, par l’entremise d’un marchand, et je venais de le recevoir quand je l’ai donné… Razoumikhine l’a vu… il en a même pris livraison pour moi… Cet argent était bien ma propriété.

Sonia écoutait perplexe et s’efforçait de comprendre.

— Quant à l’argent de la vieille… du reste, je ne sais même pas s’il y avait là de l’argent, ajouta-t-il avec hésitation, — j’ai détaché de son cou une bourse en peau de chamois qui paraissait bien garnie… Mais je n’en ai pas vérifié le contenu, sans doute parce que je n’ai pas eu le temps… J’ai pris différentes choses, des boutons de manchettes, des chaînes de montre… Ces objets, ainsi que la bourse, je les ai cachés, le lendemain matin, sous une grosse pierre, dans une cour qui donne sur la perspective de V… Tout est encore là…

Sonia écoutait avidement.

— Mais pourquoi donc n’avez-vous rien pris, puisque vous dites que vous avez tué pour voler ? répliqua-t-elle, se raccrochant à un dernier et bien vague espoir.

— Je ne sais pas… je n’ai pas encore décidé si je prendrais ou non cet argent, répondit Raskolnikoff de la même voix hésitante ; puis il sourit : — Quelle bête d’histoire je viens de te raconter, hein ?

« Ne serait-il pas fou ? » se demanda Sonia. Mais elle repoussa aussitôt cette idée : non, il y avait autre chose. Décidément elle n’y comprenait rien !

— Sais-tu ce que je vais te dire, Sonia ? reprit-il d’un ton pénétré : si le besoin seul m’avait conduit à l’assassinat, poursuivit-il en appuyant sur chaque mot, et son regard, bien que franc, avait quelque chose d’énigmatique, je serais maintenant… heureux ! Sache cela !

— Et que t’importe le motif, puisque j’ai avoué tout à l’heure que j’avais mal agi ? s’écria-t-il avec désespoir, un moment après. À quoi bon ce sot triomphe sur moi ? Ah ! Sonia, est-ce pour cela que je suis venu chez toi ?

Elle voulait encore parler, mais elle se tut.

— Hier je t’ai proposé de faire route avec moi, parce que je n’ai plus que toi.

— Pourquoi voulais-tu m’avoir avec toi ? demanda timidement la jeune fille.

— Pas pour voler ni pour tuer, sois tranquille, répondit Raskolnikoff avec un sourire caustique ; nous ne sommes pas gens du même bord… Et, sais-tu, Sonia ? j’ai seulement compris tout à l’heure pourquoi je t’invitais hier à venir avec moi. Quand je t’ai fait cette demande, je ne savais pas encore à quoi elle tendait. Je le vois maintenant, je n’ai qu’un désir, c’est que tu ne me quittes pas. Tu ne me quitteras pas, Sonia ?

Elle lui serra la main.

— Et pourquoi, pourquoi lui ai-je dit cela ? Pourquoi lui ai-je fait cet aveu ? s’écria-t-il au bout d’une minute ; il la regardait avec une infinie compassion, et sa voix exprimait le plus profond désespoir ; tu attends de moi des explications, Sonia, je le vois, mais que te dirais-je ? Tu n’y comprendrais rien, et je ne ferais que t’affliger encore ! Allons, voilà que tu pleures, tu recommences à m’embrasser. Pourquoi m’embrasses-tu ? Parce que, faute de courage pour porter mon fardeau, je m’en suis déchargé sur un autre, parce que j’ai cherché dans la souffrance d’autrui un adoucissement à ma peine ? Et tu peux aimer un pareil lâche ?

— Mais est-ce que tu ne souffres pas aussi ? s’écria Sonia.

Il eut, durant une seconde, un nouvel accès de sensibilité.

— Sonia, j’ai le cœur mauvais, fais-y attention : cela peut expliquer bien des choses. C’est parce que je suis méchant que je suis venu. Il y a des gens qui ne l’auraient pas fait. Mais je suis lâche et… infâme. Pourquoi suis-je venu ? Jamais je ne me pardonnerai cela !

— Non, non, tu as bien fait de venir ! s’écria Sonia ; il vaut mieux que je sache tout, beaucoup mieux !

Raskolnikoff la regarda douloureusement.

— J’ai voulu devenir un Napoléon : voilà pourquoi j’ai tué. Eh bien, tu t’expliques la chose maintenant ?

— Non, répondit naïvement Sonia d’une voix timide, mais parle, parle… Je comprendrai, je comprendrai tout !

— Tu comprendras ? Allons, c’est bien, nous verrons !

Pendant quelque temps Raskolnikoff recueillit ses idées.

— Le fait est que je me suis un jour posé cette question : Si Napoléon, par exemple, avait été à ma place, s’il n’avait eu, pour commencer sa carrière, ni Toulon, ni l’Égypte, ni le passage du mont Blanc, mais qu’au lieu de tous ces brillants exploits il se fût trouvé en présence d’un meurtre à commettre pour assurer son avenir, aurait-il répugné à l’idée d’assassiner une vieille femme et de lui voler trois mille roubles ? Se serait-il dit qu’une telle action était trop dépourvue de prestige et trop… criminelle ? Je me suis longtemps creusé la tête sur cette « question » et n’ai pu m’empêcher d’éprouver un sentiment de honte quand à la fin j’ai reconnu que non-seulement il n’aurait pas hésité, mais qu’il n’aurait même pas compris la possibilité d’une hésitation. Toute autre issue lui étant fermée, il n’aurait pas fait le raffiné, il serait allé de l’avant sans le moindre scrupule. Dès lors, moi non plus, je n’avais pas à hésiter, j’étais couvert par l’autorité de Napoléon !… Tu trouves cela risible ? Tu as raison, Sonia.

La jeune fille ne se sentait aucune envie de rire.

— Dites-moi plutôt franchement… sans exemples, fit-elle d’une voix plus timide encore et à peine distincte.

Il se tourna vers elle, la considéra avec tristesse et lui prit les mains.

— Tu as encore raison, Sonia. Tout cela est absurde, ce n’est guère que du bavardage ! Vois-tu ? ma mère, comme tu le sais, est presque sans ressource. Le hasard a permis que ma sœur reçût de l’éducation, et elle est condamnée au métier d’institutrice. Toutes leurs espérances reposaient exclusivement sur moi. Je suis entré à l’Université, mais, faute de moyens d’existence, j’ai dû interrompre mes études. Supposons même que je les aie continuées : en mettant les choses au mieux, j’aurais pu dans dix ou quinze ans être nommé professeur de gymnase ou obtenir une place d’employé avec mille roubles de traitement… (Il avait l’air de réciter une leçon.) Mais d’ici là les soucis et les chagrins auraient ruiné la santé de ma mère, et ma sœur… peut-être lui serait-il arrivé pis encore. Se priver de tout, laisser sa mère dans le besoin, souffrir le déshonneur de sa sœur, — est-ce une vie ! Et tout cela pour arriver à quoi ? Après avoir enterré les miens, j’aurais pu fonder une nouvelle famille, quitte à laisser en mourant ma femme et mes enfants sans une bouchée de pain ! Eh bien… eh bien, je me suis dit qu’avec l’argent de la vieille je cesserais d’être à la charge de ma mère, je pourrais rentrer à l’Université et ensuite assurer mes débuts dans la vie… Eh bien, voilà tout… Naturellement j’ai eu tort de tuer la vieille… allons, assez !

Raskolnikoff paraissait à bout de forces et baissa la tête avec accablement.

— Oh ! ce n’est pas cela, ce n’est pas cela ! s’écria Sonia d’une voix lamentable, — est-ce que c’est possible… non, il y a autre chose !

— Tu juges toi-même qu’il y a autre chose ! Pourtant je t’ai dit la vérité !

— La vérité ! Oh ! Seigneur !

— Après tout, Sonia, je n’ai tué qu’une vermine ignoble, malfaisante…

— Cette vermine, c’était une créature humaine !

— Eh ! je sais bien que ce n’était pas une vermine dans le sens littéral du mot, reprit Raskolnikoff en la regardant d’un air étrange. Du reste, ce que je dis n’a pas le sens commun, ajouta-t-il ; — tu as raison, Sonia, ce n’est pas cela. Ce sont de tout autres motifs qui m’ont fait agir !… Depuis longtemps je ne cause avec personne, Sonia… Cette conversation m’a donné un violent mal de tête.

Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux. Le délire s’était presque emparé de lui, un sourire inquiet errait sur ses lèvres. Sous son animation factice perçait une extrême lassitude. Sonia comprit combien il souffrait. Elle aussi commençait à perdre la tête. « Quel langage étrange ! Présenter de pareilles explications comme plausibles ! » Elle n’en revenait pas et se tordait les mains dans l’excès de son désespoir.

— Non, Sonia, ce n’est pas cela ! poursuivit-il en relevant tout à coup la tête ; ses idées avaient pris soudain une nouvelle tournure et il semblait y avoir puisé un regain de vivacité : — ce n’est pas cela ! Figure-toi plutôt que je suis rempli d’amour-propre, envieux, méchant, vindicatif et, de plus, enclin à la folie. Je t’ai dit tout à l’heure que j’avais dû quitter l’Université. Eh bien, peut-être aurais-je pu y rester. Ma mère aurait payé mes inscriptions, et j’aurais gagné par mon travail de quoi m’habiller et me nourrir, j’y serais arrivé ! J’avais des leçons rétribuées cinquante kopecks. Razoumikhine travaille bien, lui ! Mais j’étais exaspéré et je n’ai pas voulu. Oui, j’étais exaspéré, c’est le mot ! Alors je me suis renfermé chez moi comme l’araignée dans son coin. Tu connais mon taudis, tu y es venue… Sais-tu, Sonia, que l’âme étouffe dans les chambres basses et étroites ? Oh ! que je haïssais ce taudis ! Et pourtant je ne voulais pas en sortir. J’y restais des journées entières, toujours couché, ne voulant pas travailler, ne me souciant même pas de manger.

« Si Nastenka m’apporte quelque chose, je mangerai, me disais-je ; sinon, je me passerai de dîner. » J’étais trop irrité pour rien demander ! J’avais renoncé à l’étude et vendu tous mes livres ; il y a un pouce de poussière sur mes notes et sur mes cahiers. Le soir, je n’avais pas de lumière : pour avoir de quoi acheter de la bougie, il aurait fallu travailler, et je ne le voulais pas ; j’aimais mieux rêvasser, couché sur mon divan. Inutile de dire quelles étaient mes songeries. Alors j’ai commencé à penser… Non, ce n’est pas cela ! Je ne raconte pas encore les choses comme elles sont ! Vois-tu ? je me demandais toujours : Puisque tu sais que les autres sont bêtes, pourquoi ne cherches-tu pas à être plus intelligent qu’eux ? Ensuite j’ai reconnu, Sonia, que si l’on attendait le moment où tout le monde sera intelligent, on devrait s’armer d’une trop longue patience. Plus tard encore je me suis convaincu que ce moment même n’arriverait jamais, que les hommes ne changeraient pas et qu’on perdait son temps à essayer de les modifier ! Oui, c’est ainsi ! C’est leur loi… Je sais maintenant, Sonia, que le maître chez eux est celui qui possède une intelligence puissante. Qui ose beaucoup a raison à leurs yeux. Qui les brave et les méprise s’impose à leur respect ! C’est ce qui s’est toujours vu et se verra toujours ! Il faudrait être aveugle pour ne pas s’en apercevoir !

Tandis qu’il parlait, Raskolnikoff regardait Sonia, mais il ne s’inquiétait plus de savoir si elle le comprenait. Il était en proie à une sombre exaltation. Depuis longtemps, en effet, il n’avait causé avec personne. La jeune fille sentit que ce farouche catéchisme était sa foi et sa loi.

— Alors je me suis convaincu, Sonia, continua-t-il en s’échauffant de plus en plus, — que le pouvoir n’est donné qu’à celui qui ose se baisser pour le prendre. Tout est là : il suffit d’oser. Du jour où cette vérité m’est apparue, claire comme le soleil, j’ai voulu oser et j’ai tué… j’ai voulu seulement faire acte d’audace, Sonia, tel a été le mobile de mon action !

— Oh ! taisez-vous, taisez-vous ! s’écria la jeune fille hors d’elle-même. — Vous vous êtes éloigné de Dieu, et Dieu vous a frappé, il vous a livré au diable !…

— À propos, Sonia, quand toutes ces idées venaient me visiter dans l’obscurité de ma chambre, c’était le diable qui me tentait, eh ?

— Taisez-vous ! Ne riez pas, impie, vous ne comprenez rien ! Oh ! Seigneur ! Il ne comprendra rien !

— Tais-toi, Sonia, je ne ris pas du tout ; je sais fort bien que le diable m’a entraîné. Tais-toi, Sonia, tais-toi ! répéta-t-il avec une sombre insistance. — Je sais tout. Tout ce que tu pourrais me dire, je me le suis dit mille fois, pendant que j’étais couché dans les ténèbres… Que de luttes intérieures j’ai subies ! Que tous ces rêves m’étaient insupportables et que j’aurais voulu m’en débarrasser à jamais ! Crois-tu que je sois allé là comme un étourdi, comme un écervelé ? Loin de là, je n’ai agi qu’après mûres réflexions, et c’est ce qui m’a perdu ! Penses-tu que je me sois fait illusion ? Quand je m’interrogeais sur le point de savoir si j’avais droit à la puissance, je sentais parfaitement que mon droit était nul par cela même que je le mettais en question. Lorsque je me demandais si une créature humaine était une vermine, je me rendais très-bien compte qu’elle n’en était pas une pour moi, mais pour l’audacieux qui ne se serait pas demandé cela, et aurait suivi son chemin sans se tourmenter l’esprit à ce sujet… Enfin le seul fait de me poser ce problème : « Napoléon aurait-il tué cette vieille ? » suffisait pour me prouver que je n’étais pas un Napoléon… Finalement j’ai renoncé à chercher des justifications subtiles : j’ai voulu tuer sans casuistique, tuer pour moi, pour moi seul ! Même dans une pareille affaire j’ai dédaigné de ruser avec ma conscience. Si j’ai tué, ce n’est ni pour soulager l’infortune de ma mère, ni pour consacrer au bien de l’humanité la puissance et la richesse que, dans ma pensée, ce meurtre devait m’aider à conquérir. Non, non, tout cela était loin de mon esprit. Dans ce moment-là, sans doute, je ne m’inquiétais pas du tout de savoir si je ferais jamais du bien à quelqu’un ou si je serais toute ma vie un parasite social !… Et l’argent n’a pas été pour moi le principal mobile de l’assassinat, une autre raison m’y a surtout déterminé… Je vois cela maintenant… Comprends-moi : si c’était à refaire, peut-être ne recommencerais-je pas. Mais alors il me tardait de savoir si j’étais une vermine comme les autres ou un homme dans la vraie acception du mot, si j’avais ou non en moi la force de franchir l’obstacle, si j’étais une créature tremblante ou si j’avais le droit

— Le droit de tuer ? s’écria Sonia stupéfaite.

— Eh, Sonia ! fit-il avec irritation ; une réponse lui vint aux lèvres, mais il s’abstint dédaigneusement de la formuler. Ne m’interromps pas, Sonia ! Je voulais seulement te prouver une chose : le diable m’a conduit chez la vieille, et ensuite il m’a fait comprendre que je n’avais pas le droit d’y aller, attendu que je suis une vermine ni plus ni moins que les autres ! Le diable s’est moqué de moi, voilà qu’à présent je suis venu chez toi ! Si je n’étais pas une vermine, est-ce que je t’aurais fait cette visite ? Écoute : quand je me suis rendu chez la vieille, je ne voulais que faire une expérience… Sache cela !

— Et vous avez tué ! vous avez tué !

— Mais, voyons, comment ai-je tué ? Est-ce ainsi qu’on tue ? S’y prend-on comme je m’y suis pris, quand on va assassiner quelqu’un ? Je te raconterai un jour les détails… Est-ce que j’ai tué la vieille ? Non, c’est moi que j’ai tué, que j’ai perdu sans retour !… Quant à la vieille, elle a été tuée par le diable, et non par moi… Assez, assez, Sonia, assez ! laisse-moi, s’écria-t-il tout à coup d’une voix déchirante, laisse-moi !

Raskolnikoff s’accouda sur ses genoux et pressa convulsivement sa tête dans ses mains.

— Quelle souffrance ! gémit Sonia.

— Eh bien, que faire maintenant ? dis-le-moi, demanda-t-il en relevant soudain la tête.

Ses traits étaient affreusement décomposés.

— Que faire ! s’écria la jeune fille ; elle s’élança vers lui, et ses yeux, jusqu’alors pleins de larmes, s’allumèrent tout à coup. Lève-toi ! (Ce disant, elle saisit Raskolnikoff par l’épaule ; il se souleva un peu et regarda Sonia d’un air surpris.) Va tout de suite, à l’instant même, au prochain carrefour, prosterne-toi et baise la terre que tu as souillée, ensuite incline-toi de chaque côté en disant tout haut à tout le monde : « J’ai tué ! » Alors, Dieu te rendra la vie. Iras-tu ? iras-tu ? lui demanda-t-elle toute tremblante, tandis qu’elle lui serrait les mains avec une force décuplée et fixait sur lui des yeux enflammés.

Cette subite exaltation de la jeune fille plongea Raskolnikoff dans une stupeur profonde.

— Tu veux donc que j’aille aux galères, Sonia ? Il faut que je me dénonce, n’est-ce pas ? fit-il d’un air sombre.

— Il faut que tu acceptes l’expiation et que par elle tu te rachètes.

— Non, je n’irai pas me dénoncer, Sonia.

— Et vivre ! Comment vivras-tu ? répliqua-t-elle avec force. — Est-ce possible à présent ? Comment pourras-tu soutenir l’aspect de ta mère ? (Oh ! que deviendront-elles maintenant ?) Mais que dis-je ? Déjà tu as quitté ta mère et ta sœur. Voilà pourquoi tu as rompu tes liens de famille ! Oh ! Seigneur ! s’écria-t-elle : il comprend déjà lui-même tout cela ! Eh bien, comment rester hors de la société humaine ? Que vas-tu devenir maintenant ?

— Sois raisonnable, Sonia, dit doucement Raskolnikoff. Pourquoi irais-je me présenter à la police ? Que dirais-je à ces gens-là ? Tout cela ne signifie rien… Ils égorgent eux-mêmes des millions d’hommes, et ils s’en font un mérite. Ce sont des coquins et des lâches, Sonia !… Je n’irai pas. Qu’est-ce que je leur dirais ? Que j’ai commis un assassinat, et que, n’osant profiter de l’argent volé, je l’ai caché sous une pierre ? ajouta-t-il avec un sourire fielleux. Mais ils se moqueront de moi, ils diront que je suis un imbécile de n’en avoir pas fait usage. Un imbécile et un poltron ! Eux, Sonia, ne comprendraient rien, ils sont incapables de comprendre. Pourquoi irais-je me livrer ? Je n’irai pas. Sois raisonnable, Sonia…

— Porter un pareil fardeau ! Et cela toute la vie, toute la vie !

— Je m’y habituerai… répondit-il d’un air farouche. Écoute, poursuivit-il un moment après, assez pleuré ; il est temps de parler sérieusement ; je suis venu te dire qu’à présent on me cherche, on va m’arrêter…

— Ah ! fit Sonia épouvantée.

— Eh bien, qu’as-tu donc ? Puisque toi-même tu désires que j’aille aux galères, de quoi t’effrayes-tu ? Seulement voici : ils ne m’ont pas encore. Je leur donnerai du fil à retordre et, en fin de compte, ils n’aboutiront à rien. Ils n’ont pas d’indices positifs. Hier, j’ai couru un grand danger et j’ai bien cru que c’en était fait de moi. Aujourd’hui, le mal est réparé. Toutes leurs preuves sont à deux fins, c’est-à-dire que les charges produites contre moi, je puis les expliquer dans l’intérêt de ma cause, comprends-tu ? et je ne serai pas embarrassé pour le faire, car maintenant j’ai acquis de l’expérience… Mais on va certainement me mettre en prison. Sans une circonstance fortuite, il est même très-probable qu’on m’aurait déjà coffré aujourd’hui, et je risque encore d’être arrêté avant la fin du jour… Seulement ce n’est rien, Sonia : ils m’arrêteront, mais ils seront forcés de me relâcher, parce qu’ils n’ont pas une preuve véritable, et ils n’en auront pas, je t’en donne ma parole. Sur de simples présomptions comme les leurs, on ne peut pas condamner un homme. Allons, assez… Je voulais seulement te prévenir… Quant à ma mère et à ma sœur, je vais m’arranger de façon qu’elles ne s’inquiètent pas. Il paraît que ma sœur est maintenant à l’abri du besoin ; je puis donc me rassurer aussi en ce qui concerne ma mère… Eh bien, voilà tout. Du reste, sois prudente. Tu viendras me voir quand je serai en prison ?

— Oh ! oui, oui !

Ils étaient assis côte à côte, tristes et abattus comme deux naufragés jetés par la tempête sur un rivage désert. En regardant Sonia, Raskolnikoff sentit combien elle l’aimait, et, chose étrange, cette tendresse immense dont il se voyait l’objet lui causa soudain une impression douloureuse. Il s’était rendu chez Sonia, se disant que son seul refuge, son seul espoir était en elle ; il avait cédé à un besoin irrésistible d’épancher son chagrin ; maintenant que la jeune fille lui avait donné tout son cœur, il s’avouait qu’il était infiniment plus malheureux qu’auparavant.

— Sonia, dit-il, — il vaut mieux que tu ne viennes pas me voir pendant ma détention.

Sonia ne répondit pas, elle pleurait. Quelques minutes s’écoulèrent.

— As-tu une croix sur toi ? demanda-t-elle inopinément, comme frappée d’une idée subite.

D’abord il ne comprit pas la question.

— Non, tu n’en as pas ? Eh bien, prends celle-ci, elle est en bois de cyprès. J’en ai une autre en cuivre, qui me vient d’Élisabeth. Nous avons fait un échange, elle m’a donné sa croix et je lui ai donné une image. Je vais porter maintenant la croix d’Élisabeth, et toi, tu porteras celle-ci. Prends-la… c’est la mienne ! insista-t-elle. Nous irons ensemble à l’expiation, ensemble nous porterons la croix.

— Donne ! dit Raskolnikoff pour ne pas lui faire de peine, et il tendit la main, mais presque aussitôt il la retira.

— Pas maintenant, Sonia. Plus tard, cela vaudra mieux, ajouta-t-il en manière de concession.

— Oui, oui, plus tard, répondit-elle avec chaleur, — je te la donnerai au moment de l’expiation. Tu viendras chez moi, je te la mettrai au cou, nous ferons une prière, et puis nous partirons.

Au même instant, trois coups furent frappés à la porte.

— Sophie Séménovna, peut-on entrer ? fit une voix affable et bien connue.

Sonia, inquiète, courut ouvrir. Le visiteur n’était autre que Lébéziatnikoff.