Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 2p. 40-60).
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Quatrième partie

IV

Raskolnikoff se rendit droit au canal, où habitait Sonia. La maison, à trois étages, était une vieille bâtisse peinte en vert. Le jeune homme trouva non sans peine le dvornik et en obtint de vagues indications sur le logement du tailleur Kapernaoumoff. Après avoir découvert dans un coin de la cour l’entrée d’un escalier étroit et sombre, il monta au second étage, puis suivit la galerie qui faisait face à la cour. Tandis qu’il errait dans l’obscurité, se demandant par où l’on pouvait entrer chez Kapernaoumoff, une porte s’ouvrit à trois pas de lui ; il saisit le battant par un geste machinal.

— Qui est là ? demanda une peureuse voix de femme.

— C’est moi… Je viens vous voir, répondit Raskolnikoff, et il pénétra dans une petite antichambre. Là, sur une mauvaise table, était une chandelle fichée dans un chandelier de cuivre déformé.

— C’est vous, Seigneur ! fit faiblement Sonia, qui semblait n’avoir pas la force de bouger de place.

— Où est votre logement ? Ici ?

Et Raskolnikoff passa vivement dans la chambre en s’efforçant de ne pas regarder la jeune fille.

Au bout d’une minute, Sonia le rejoignit avec la chandelle et resta debout devant lui, en proie à une agitation inexprimable. Cette visite inattendue la troublait, l’effrayait même. Tout à coup son visage pâle se colora, et des larmes lui vinrent aux yeux… Elle éprouvait une extrême confusion à laquelle se mêlait une certaine douceur… Raskolnikoff se détourna par un mouvement rapide et s’assit sur une chaise près de la table. En un clin d’œil, il put inventorier tout ce qui se trouvait dans la chambre.

Cette pièce, grande, mais excessivement basse, était la seule louée par les Kapernaoumoff ; dans le mur de gauche se trouvait une porte donnant accès chez eux. Du côté opposé, dans le mur de droite, il y avait encore une porte, celle-ci toujours fermée. Là était un autre logement, sous un autre numéro. La chambre de Sonia ressemblait à un hangar, elle affectait la forme d’un rectangle très-irrégulier, et cette disposition lui donnait quelque chose de monstrueux. Le mur percé de trois fenêtres, qui était en façade sur le canal, la coupait en écharpe, formant ainsi un angle extrêmement aigu, au fond duquel on ne pouvait rien distinguer, vu la faible clarté que répandait la chandelle. Par contre, l’autre angle était démesurément obtus. Cette vaste pièce ne renfermait presque pas de meubles. Dans le coin à droite se trouvait le lit ; entre le lit et la porte, une chaise ; du même côté, juste en face de la porte du logement voisin, était placée une table de bois blanc recouverte d’une nappe bleue ; près de la table il y avait deux chaises de jonc. Contre le mur opposé, dans le voisinage de l’angle aigu, était adossée une petite commode en bois non verni, qui semblait perdue dans le vide. Voilà à quoi se réduisait tout l’ameublement. Le papier jaunâtre et usé avait pris dans tous les coins des tons noirs, effet probable de l’humidité et de la fumée de charbon. Tout, dans ce local, dénotait la pauvreté ; il n’y avait même pas de rideaux au lit.

Sonia considérait en silence le visiteur qui examinait sa chambre si attentivement et avec un tel sans gêne ; à la fin, elle se mit à trembler de frayeur, comme si elle se fût trouvée devant l’arbitre de son sort.

— Je viens chez vous pour la dernière fois, dit d’un air morne Raskolnikoff, paraissant oublier que c’était aussi la première fois qu’il y venait ; peut-être que je ne vous verrai plus…

— Vous… allez partir ?

— Je ne sais pas… demain, tout…

— Ainsi, vous n’irez pas demain chez Catherine Ivanovna ? fit Sonia d’une voix tremblante.

— Je ne sais pas. Demain matin tout… Il ne s’agit pas de cela : je suis venu vous dire un mot. Il leva sur elle son regard rêveur et remarqua soudain qu’il était assis, tandis qu’elle se tenait toujours debout devant lui.

— Pourquoi restez-vous debout ? Asseyez-vous, dit-il d’une voix devenue tout à coup douce et caressante.

Elle obéit. Durant une minute, il la considéra d’un œil bienveillant, presque attendri.

— Que vous êtes maigre ! Quelle main vous avez ! On voit le jour à travers. Vos doigts ressemblent à ceux d’une morte.

Il lui prit la main. Sonia eut un faible sourire.

— J’ai toujours été ainsi, dit-elle.

— Même quand vous viviez chez vos parents ?

— Oui.

— Eh, sans doute ! fit-il avec brusquerie ; un subit changement s’était opéré de nouveau dans l’expression de son visage et dans le son de sa voix. Il promena encore une fois ses yeux autour de lui.

— C’est chez Kapernaoumoff que vous logez ?

— Oui…

— Ils demeurent là, derrière cette porte ?

— Oui… Leur chambre est toute pareille à celle-ci.

— Ils n’ont qu’une pièce pour eux tous ?

— Oui.

— Moi, dans une chambre comme la vôtre, j’aurais peur la nuit, observa-t-il d’un air sombre.

— Mes logeurs sont de très-bonnes gens, très affables, répondit Sonia, qui ne semblait pas encore avoir recouvré sa présence d’esprit, et tout le mobilier, tout… leur appartient. Ils sont fort bons, leurs enfants viennent souvent chez moi.

— Ce sont des bègues ?

— Oui… Le père est bègue et boiteux ; la mère aussi… Ce n’est pas qu’elle bégaye, mais elle a un défaut de langue. C’est une très-bonne femme. Kapernaoumoff est un ancien serf. Ils ont sept enfants… Ce n’est que l’aîné qui bégaye, les autres sont maladifs, mais ils ne bégayent pas… Mais comment se fait-il que vous sachiez cela ? ajouta-t-elle avec un certain étonnement.

— Votre père m’a tout raconté autrefois. J’ai appris par lui toute votre histoire… Il m’a dit que vous étiez sortie à six heures, qu’à huit heures passées vous étiez rentrée, et que Catherine Ivanovna s’était mise à genoux près de votre lit.

Sonia se troubla.

— Je crois l’avoir vu aujourd’hui, fit-elle avec hésitation.

— Qui ?

— Mon père. J’étais dans la rue, au coin près d’ici, entre neuf et dix heures ; il paraissait marcher devant moi. J’aurais juré que c’était lui. Je voulais même l’aller dire à Catherine Ivanovna…

— Vous vous promeniez ?

— Oui, murmura Sonia, qui baissa les yeux d’un air confus.

— Catherine Ivanovna vous battait quand vous étiez chez votre père ?

— Oh ! non, comment pouvez-vous dire cela ? Non ! se récria la jeune fille en regardant Raskolnikoff avec une sorte de frayeur.

— Ainsi vous l’aimez ?

— Elle ? Mais comment donc ! reprit Sonia d’une voix lente et plaintive, puis elle joignit brusquement les mains avec une expression de pitié. — Ah ! vous la… Si seulement vous la connaissiez ! Voyez-vous, elle est en tout comme un enfant… Elle a en quelque sorte l’esprit égaré… par le malheur. Mais qu’elle était intelligente !… Qu’elle est bonne et généreuse ! Vous ne savez rien, rien… Ah !

Sonia mit dans ces paroles un accent presque désespéré. Elle était en proie à une agitation extrême, se désolait, se tordait les mains. Ses joues pâles s’étaient colorées de nouveau, et la souffrance se lisait dans ses yeux. Évidemment on venait de toucher en elle une corde très-sensible, et elle avait à cœur de parler, de disculper Catherine Ivanovna. Soudain une compassion insatiable, si l’on peut s’exprimer ainsi, se manifesta dans tous les traits de son visage.

— Elle me battre ! Mais que dites-vous donc, Seigneur ! Elle me battre ! Et quand même elle m’aurait battue, eh bien ! quoi ? Vous ne savez rien, rien… Elle est si malheureuse, ah ! qu’elle est malheureuse ! Et malade… Elle cherche la justice… Elle est pure… Elle croit que la justice doit régner en tout, et elle la réclame… Vous aurez beau la maltraiter, elle ne fera rien d’injuste. Elle ne s’aperçoit pas qu’il est impossible que la justice existe dans le monde, et elle s’irrite… comme un enfant, comme un petit enfant ! Elle est juste, juste !

— Et vous, qu’allez-vous devenir ?

Sonia l’interrogea des yeux.

— Les voilà à votre charge. Il est vrai qu’avant c’était déjà la même chose : le défunt venait vous demander de l’argent pour l’aller boire. Mais, maintenant, que va-t-il arriver ?

— Je ne sais pas, répondit-elle tristement.

— Ils resteront là ?

— Je ne sais pas. Ils doivent à leur logeuse, et elle a dit aujourd’hui, paraît-il, qu’elle voulait les mettre à la porte ; de son côté, Catherine Ivanovna dit qu’elle ne restera pas là une minute de plus.

— D’où lui vient son assurance ? C’est sur vous qu’elle compte ?

— Oh ! non, ne dites pas cela ! Nous faisons bourse commune, nos intérêts sont les mêmes ! reprit vivement Sonia, dont l’irritation en ce moment ressemblait à l’inoffensive colère d’un petit oiseau. — D’ailleurs, comment pourrait-elle faire ? demanda-t-elle en s’animant de plus en plus. — Et combien, combien a-t-elle pleuré aujourd’hui ! Elle a l’esprit troublé, vous ne l’avez pas remarqué ? Son intelligence est atteinte. Tantôt elle s’inquiète puérilement de ce qu’il y a à faire pour demain, afin que tout soit convenable, le dîner et le reste… Tantôt elle se tord les mains, crache le sang, pleure, se cogne la tête au mur avec désespoir. Ensuite elle se console, elle met son espoir en vous, elle dit que vous allez être maintenant son soutien ; elle parle d’emprunter de l’argent quelque part et de retourner dans sa ville natale avec moi : là, elle fondera un pensionnat pour les jeunes filles nobles, et me confiera les fonctions d’inspectrice dans sa maison ; « une vie toute nouvelle, une vie heureuse commencera pour nous », me dit-elle en m’embrassant. Ces pensées la consolent, elle croit si fermement à ses imaginations ! Est-ce qu’on peut la contredire, je vous le demande ? Elle a passé toute la journée d’aujourd’hui à laver, à mettre son logement en ordre ; toute faible qu’elle est, elle a monté une auge dans la chambre, puis, n’en pouvant plus, elle est tombée sur son lit. Dans la matinée, nous avions visité des boutiques ensemble, nous voulions acheter des chaussures à Poletchka et à Léna, parce que les leurs ne valent plus rien. Malheureusement, nous n’avions pas assez d’argent, il s’en fallait de beaucoup, et elle avait choisi de si jolies petites bottines, car elle a du goût, vous ne savez pas… Elle s’est mise à pleurer, là, en pleine boutique, devant les marchands, parce qu’elle n’avait pas de quoi faire cet achat… Ah ! que cela était triste à voir !

— Allons, on comprend après cela que vous… viviez ainsi, observa Raskolnikoff avec un sourire amer.

— Et vous, est-ce que vous n’avez pas pitié d’elle ? s’écria Sonia : — vous-même, je le sais, vous vous êtes dépouillé pour elle de vos dernières ressources, et pourtant vous n’aviez encore rien vu. Mais si vous aviez tout vu, ô Seigneur ! Et que de fois, que de fois je l’ai fait pleurer ! La semaine dernière encore ! Huit jours avant la mort de mon père, j’ai agi durement. Et combien de fois je me suis conduite ainsi ! Ah ! quel chagrin ç’a été pour moi, toute cette journée, de me rappeler cela !

Sonia se tordait les mains, tant ce souvenir lui était douloureux.

— C’est vous qui êtes dure ?

— Oui, moi ! moi ! J’étais allée les voir, continua-t-elle en pleurant, et mon père me dit : « Sonia, j’ai mal à la tête, lis-moi quelque chose… voilà un livre. » C’était un volume appartenant à André Séménitch Lébéziatnikoff, qui nous prêtait toujours des livres fort drôles. « Il faut que je m’en aille », répondis-je ; je n’avais pas envie de lire, j’étais passée chez eux surtout pour montrer à Catherine Ivanovna une emplette que je venais de faire. Élisabeth, la marchande, m’avait apporté des manchettes et des cols, de jolis cols à ramages, presque neufs : je les avais eus à bon marché. Ils plurent beaucoup à Catherine Ivanovna, elle les essaya, se regarda dans la glace et les trouva très-beaux. « Donne-les-moi, Sonia, je t’en prie ! » me dit-elle. Ils lui étaient bien inutiles, mais elle est ainsi : elle se rappelle toujours l’heureux temps de sa jeunesse ! Elle se contemple devant un miroir, et elle n’a plus ni robes, ni rien, depuis combien d’années ! Du reste, jamais elle ne demande quoi que ce soit à personne, elle est fière, elle donnerait plutôt elle-même tout le peu qu’elle possède ; pourtant elle me demanda ces cols, tellement ils lui plaisaient ! Moi, il m’en coûtait de les donner : « Quel besoin en avez-vous, Catherine Ivanovna ? » lui dis-je. Oui, je lui ai dit cela. Je n’aurais pas dû lui parler ainsi ! Elle m’a regardée d’un air si affligé que cela faisait peine à voir… Et ce n’était pas les cols qu’elle regrettait, non, ce qui la désolait, c’était mon refus, je l’ai bien vu. Ah ! si je pouvais maintenant retirer tout cela, faire que toutes ces paroles n’aient pas été prononcées !… Oh, oui !… Mais quoi ! tout cela vous est égal !

— Vous connaissiez cette Élisabeth, la marchande ?

— Oui… Et vous, est-ce que vous la connaissiez aussi ? demanda Sonia un peu étonnée.

— Catherine Ivanovna est phtisique au dernier degré ; elle mourra bientôt, dit Raskolnikoff après un silence et sans répondre à la question.

— Oh ! non, non, non ! Et Sonia, inconsciente de ce qu’elle faisait, saisit les deux mains du visiteur, comme si le sort de Catherine Ivanovna eût dépendu de lui.

— Mais ce sera tant mieux si elle meurt.

— Non, ce ne sera pas tant mieux, non, non, pas du tout ! fit la jeune fille avec effroi.

— Et les enfants ? Qu’en ferez-vous alors, puisque vous ne pouvez pas les avoir chez vous ?

— Oh ! je ne sais pas ! s’écria-t-elle avec un accent de désolation navrante, et elle se prit la tête. Il était clair que bien souvent cette pensée avait dû la préoccuper.

— Mettons que Catherine Ivanovna vive encore quelque temps, vous pouvez tomber malade, et quand vous aurez été transportée à l’hôpital, qu’arrivera-t-il ? poursuivit impitoyablement Raskolnikoff.

— Ah ! que dites-vous ? que dites-vous ? C’est impossible !

L’épouvante avait rendu méconnaissable le visage de Sonia.

— Comment, c’est impossible ? reprit-il avec un sourire sarcastique : — vous n’êtes pas assurée contre la maladie, je suppose ? Alors que deviendront-ils ? Toute la smala se trouvera sur la rue, la mère demandera l’aumône en toussant, en se frappant la tête contre les murs, comme aujourd’hui, les enfants pleureront… Catherine Ivanovna tombera sur le pavé, on la transportera au poste, puis à l’hôpital où elle mourra, et les enfants…

— Oh, non !… Dieu ne permettra pas cela ! proféra enfin Sonia d’une voix étranglée.

Jusqu’alors elle avait écouté en silence, les yeux fixés sur Raskolnikoff, et les mains jointes dans une prière muette, comme s’il eût pu conjurer les malheurs qu’il prédisait.

Le jeune homme se leva et commença à marcher dans la chambre. Une minute s’écoula. Sonia restait debout, les bras pendants, la tête baissée, en proie à une souffrance atroce.

— Et vous ne pouvez pas faire des économies, mettre de l’argent de côté pour les mauvais jours ? demanda-t-il en s’arrêtant soudain devant elle.

— Non, murmura Sonia.

— Non, naturellement ! Mais avez-vous essayé ? ajouta-t-il non sans une certaine ironie.

— J’ai essayé.

— Et vous n’avez pas réussi ! Allons, oui, cela se comprend ! Inutile de le demander.

Et il reprit sa promenade dans la chambre, puis, après une seconde minute de silence :

— Vous ne gagnez pas d’argent tous les jours ? fit-il.

À cette question, Sonia se troubla plus que jamais, ses joues s’empourprèrent.

— Non, répondit-elle à voix basse avec un douloureux effort.

— Sans doute il en sera de même de Poletchka, dit-il brusquement.

— Non, non ! Ce n’est pas possible, non ! s’écria Sonia, atteinte au cœur par ces paroles comme par un coup de poignard. Dieu, Dieu ne permettra pas une telle abomination !…

— Il en permet bien d’autres.

— Non, non ! Dieu la protégera, Dieu !… répéta-t-elle, hors d’elle-même.

— Mais peut-être qu’il n’y a pas de Dieu, répliqua d’un ton haineux Raskolnikoff, qui se mit à rire en regardant la jeune fille.

Un brusque changement s’opéra dans la physionomie de Sonia : tous les muscles de sa face se contractèrent. Elle fixa sur son interlocuteur un regard chargé de reproches et voulut parler, mais aucun mot ne sortit de ses lèvres, et elle se mit à sangloter en couvrant son visage de ses mains.

— Vous dites que Catherine Ivanovna a l’esprit troublé, le vôtre l’est aussi, dit-il après un silence.

Cinq minutes s’écoulèrent.

Il se promenait toujours de long en large sans parler, sans la regarder. À la fin, il s’approcha d’elle. Il avait les yeux étincelants, les lèvres tremblantes. Lui mettant ses deux mains sur les épaules, il jeta un regard enflammé sur ce visage mouillé de larmes… Tout à coup, il se baissa jusqu’à terre et baisa le pied de la jeune fille. Celle-ci recula effrayée, comme elle eût fait devant un fou. Du reste, la physionomie de Raskolnikoff en ce moment était celle d’un aliéné.

— Que faites-vous ? Devant moi ! balbutia Sonia en pâlissant ; son cœur était douloureusement serré.

Il se releva aussitôt.

— Ce n’est pas devant toi que je me suis prosterné, mais devant toute la souffrance humaine, dit-il d’un air étrange, et il alla s’accouder à la fenêtre. — Écoute, poursuivit-il en revenant vers elle un instant après, j’ai dit tantôt à un insolent personnage qu’il ne valait pas seulement ton petit doigt et que j’avais fait honneur aujourd’hui à ma sœur en l’invitant à s’asseoir près de toi.

— Ah ! comment avez-vous pu dire cela ! Et devant elle ? s’écria Sonia stupéfaite : — s’asseoir près de moi, un honneur ! Mais je suis… une créature déshonorée… Ah ! pourquoi avez-vous dit cela ?

— En parlant ainsi, je ne songeais ni à ton déshonneur ni à tes fautes, mais à ta grande souffrance. Sans doute tu es coupable, continua-t-il avec une émotion croissante, mais tu l’es surtout de t’être immolée en pure perte. Je le crois, certes, que tu es malheureuse ! Vivre dans cette boue que tu détestes et en même temps savoir (car tu ne peux te faire d’illusions là-dessus) que cela ne sert à rien et que ton sacrifice ne sauvera personne ! Mais dis-moi donc enfin, acheva-t-il en s’exaltant de plus en plus, comment, avec tes délicatesses d’âme, tu te résignes à un pareil opprobre ? Il vaudrait mille fois mieux se jeter à l’eau et en finir tout d’un coup !

— Et eux, que deviendront-ils ? demanda faiblement Sonia en levant sur lui le regard d’une martyre, mais en même temps elle ne semblait nullement étonnée du conseil qu’on lui donnait. Raskolnikoff la considéra avec une curiosité singulière.

Ce seul regard lui avait tout appris. Ainsi elle-même avait déjà eu cette idée. Bien des fois peut-être, dans l’excès de son désespoir, elle avait pensé à en finir tout d’un coup ; elle y avait même songé si sérieusement, qu’à présent elle n’éprouvait aucune surprise de s’entendre proposer cette solution. Elle ne remarqua pas ce qu’il y avait de cruel dans ces paroles ; le sens des reproches du jeune homme lui échappa aussi, comme bien on pense ; le point de vue particulier sous lequel il envisageait son déshonneur restait lettre close pour elle, ainsi que Raskolnikoff s’en aperçut. Mais il comprenait parfaitement combien la torturait l’idée de sa situation infamante, et il se demandait ce qui avait pu jusqu’ici l’empêcher d’en finir avec la vie. La seule réponse à cette question était dans le dévouement de la jeune fille à ces pauvres petits enfants et à Catherine Ivanovna, la malheureuse femme phtisique et presque folle qui se cognait la tête aux murs.

Néanmoins, il était clair pour lui que Sonia, avec son caractère et son éducation, ne pouvait rester ainsi indéfiniment. Déjà même il avait peine à s’expliquer qu’à défaut du suicide, la folie ne l’eût pas encore arrachée à une pareille existence. Sans doute il voyait bien que la position de Sonia était un phénomène social exceptionnel, mais n’était-ce pas une raison de plus pour que la honte la tuât dès son entrée dans une voie dont tout devait l’éloigner, son passé honnête aussi bien que sa culture intellectuelle relativement élevée ? Qu’est-ce donc qui la soutenait ? Si c’était le goût même de la débauche ? Non, son corps seul était livré à la prostitution, le vice n’avait pas pénétré jusqu’à son âme. Raskolnikoff le voyait ; il lisait à livre ouvert dans le cœur de la jeune fille.

« Son sort est réglé, pensait-il, elle a devant elle le canal, la maison de fous ou… l’abrutissement. » Il lui répugnait surtout d’admettre cette dernière éventualité ; mais, sceptique comme il l’était, il ne pouvait s’empêcher de la croire la plus probable.

« Se peut-il pourtant qu’il en soit ainsi ? se disait-il en lui-même, se peut-il que cette créature qui conserve encore la pureté de l’âme finisse par s’enfoncer délibérément dans la fange ? N’y a-t-elle pas déjà mis le pied, et si jusqu’à présent elle a pu supporter une telle vie, n’est-ce pas parce que le vice a déjà perdu pour elle de sa hideur ? Non, non ! c’est impossible ! s’écria-t-il à part soi, comme s’était écriée tout à l’heure Sonia : — non, ce qui jusqu’à ce moment l’a empêchée de se jeter dans le canal, c’est la crainte de commettre un péché et l’intérêt qu’elle leur porte… Si même elle n’est pas encore devenue folle… Mais qui dit qu’elle ne l’est point ? Est-ce qu’elle jouit de toutes ses facultés ? Est-ce qu’on peut parler comme elle ? Est-ce qu’une personne d’un jugement sain raisonnerait comme elle raisonne ? Peut-on aller à sa perte avec cette tranquillité et fermer ainsi l’oreille aux avertissements ? C’est donc un miracle qu’elle attend ? Oui, sans doute. Est-ce que ce ne sont pas là autant de signes d’aliénation mentale ?

Il s’arrêtait obstinément à cette idée. Sonia folle : cette perspective lui déplaisait moins que tout autre. Il se mit à examiner attentivement la jeune fille.

— Ainsi tu pries beaucoup Dieu, Sonia ? lui demanda-t-il.

Elle se taisait ; debout à côté d’elle, il attendit une réponse.

— Qu’est-ce que je serais sans Dieu ? fit-elle d’une voix basse, mais énergique, et, jetant à Raskolnikoff un rapide regard de ses yeux brillants, elle lui serra la main avec force.

« Allons, je ne me trompais pas ! » se dit-il.

— Mais qu’est-ce que Dieu fait pour toi ? interrogea-t-il, désireux d’éclaircir ses doutes plus complètement encore.

Sonia resta longtemps silencieuse, comme si elle eût été hors d’état de répondre. L’émotion gonflait sa faible poitrine.

— Taisez-vous ! Ne me questionnez pas ! Vous n’en avez pas le droit… vociféra-t-elle soudain en le regardant avec colère.

« C’est cela, c’est bien cela ! » pensa-t-il.

— Il fait tout ! murmura-t-elle rapidement en reportant ses yeux à terre.

« Voilà l’explication trouvée ! » décida-t-il mentalement, et il considéra Sonia avec une avide curiosité.

Il éprouvait une sensation nouvelle, étrange, presque maladive, en contemplant ce petit visage pâle, maigre, anguleux, ces yeux bleus et doux qui pouvaient lancer de telles flammes et exprimer une passion si véhémente, enfin ce petit corps tout tremblant encore d’indignation et de colère : tout cela lui semblait de plus en plus étrange, presque fantastique. « Elle est folle ! folle ! » se répétait-il à part soi.

Un livre se trouvait sur la commode. Raskolnikoff l’avait remarqué à plusieurs reprises durant ses allées et venues dans la chambre. À la fin il le prit et l’examina. C’était une traduction russe du Nouveau Testament, un vieux livre relié en peau.

— D’où vient cela ? cria-t-il à Sonia d’un bout à l’autre de la chambre.

La jeune fille était toujours à la même place, à trois pas de la table.

— On me l’a prêté, répondit-elle, comme à contre cœur et sans lever les yeux sur Raskolnikoff.

— Qui te l’a prêté ?

— Élisabeth ; je le lui avais demandé.

« Élisabeth ! c’est étrange ! » pensa-t-il. Tout chez Sonia prenait à ses yeux d’instant en instant un aspect plus extraordinaire. Il s’approcha de la lumière avec le livre et se mit à le feuilleter.

— Où est-il question de Lazare ? demanda-t-il brusquement.

Sonia, les yeux obstinément fixés à terre, garda le silence ; elle s’était un peu détournée de la table.

— Où est la résurrection de Lazare ? Cherche-moi cet endroit, Sonia.

Elle regarda du coin de l’œil son interlocuteur.

— Il n’est pas là… c’est dans le quatrième évangile… fit-elle sèchement, sans bouger de sa place.

— Trouve ce passage et lis-le-moi, dit-il, puis il s’assit, s’accouda contre la table, appuya sa tête sur sa main, et, regardant de côté d’un air sombre, se disposa à écouter.

Sonia hésita d’abord à s’approcher de la table. L’étrange désir manifesté par Raskolnikoff lui semblait peu sincère. Néanmoins, elle prit le livre.

— Est-ce que vous ne l’avez pas lu ? lui demanda-t-elle en le regardant de travers. Sa voix devenait de plus en plus dure.

— Autrefois… Quand j’étais enfant. Lis !

— Vous ne l’avez pas entendu à l’église ?

— Je… je n’y vais pas. Toi, tu y vas souvent ?

— N…on, balbutia Sonia.

Raskolnikoff sourit.

— Je comprends… Alors tu n’assisteras pas demain aux obsèques de ton père ?

— Si. J’ai même été à l’église la semaine dernière… j’ai assisté à une messe de requiem.

— Pour qui ?

— Pour Élisabeth. On l’a tuée à coups de hache.

Les nerfs de Raskolnikoff étaient de plus en plus irrités.

La tête commençait à lui tourner.

— Tu étais liée avec Élisabeth ?

— Oui… Elle était juste… elle venait chez moi… rarement… elle n’était pas libre. Nous faisions des lectures ensemble et… nous causions. Elle voit Dieu.

Raskolnikoff devint songeur : que pouvaient bien être les mystérieux entretiens de deux idiotes comme Sonia et Élisabeth ?

« Ici je deviendrais fou moi-même ! on respire la folie dans cette chambre ! » pensa-t-il. — Lis ! cria-t-il soudain avec un accent irrité.

Sonia hésitait toujours. Son cœur battait avec force. Il semblait qu’elle eût peur de lire. Il regarda avec une expression presque douloureuse « la pauvre aliénée ».

— Que vous importe cela ? puisque vous ne croyez pas ?… murmura-t-elle d’une voix étouffée.

— Lis, je le veux ! insista-t-il : tu lisais bien à Élisabeth !

Sonia ouvrit le livre et chercha l’endroit. Ses mains tremblaient, la parole s’arrêtait dans son gosier. Deux fois elle essaya de lire et ne put articuler la première syllabe.

« Un certain Lazare, de Béthanie, était malade »… proféra-t-elle enfin avec effort, mais tout à coup, au troisième mot, sa voix devint sifflante et se brisa comme une corde trop tendue. Le souffle manquait à sa poitrine oppressée.

Raskolnikoff s’expliquait en partie l’hésitation de Sonia à lui obéir, et, à mesure qu’il la comprenait mieux, il réclamait plus impérieusement la lecture. Il sentait combien il en coûtait à la jeune fille de lui ouvrir en quelque sorte son monde intérieur. Évidemment elle ne pouvait sans peine se résoudre à mettre un étranger dans la confidence des sentiments qui, depuis son adolescence peut-être, l’avaient soutenue, qui avaient été son viatique moral, alors qu’entre un père ivrogne et une marâtre affolée par le malheur, au milieu d’enfants affamés, elle n’entendait que des reproches et des clameurs injurieuses. Il voyait tout cela, mais il voyait aussi que, nonobstant cette répugnance, elle avait grande envie de lire, de lire pour lui, surtout maintenant, — « quoi qu’il dût arriver ensuite » !… Les yeux de la jeune fille, l’agitation à laquelle elle était en proie le lui apprirent… Par un violent effort sur elle-même, Sonia se rendit maîtresse du spasme qui lui serrait la gorge et continua à lire le onzième chapitre de l’évangile selon saint Jean. Elle arriva ainsi au verset 19 :

« Beaucoup de Juifs étaient venus chez Marthe et Marie pour les consoler de la mort de leur frère. Marthe ayant appris que Jésus venait alla au-devant de Lui, mais Marie resta dans la maison. Alors Marthe dit à Jésus : Seigneur, si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais je sais que présentement même Dieu T’accordera tout ce que Tu Lui demanderas. »

Là elle fit une pause, pour triompher de l’émotion qui faisait de nouveau trembler sa voix…

« Jésus lui dit : Ton frère ressuscitera. Marthe Lui dit : Je sais qu’il ressuscitera en la résurrection au dernier jour. Jésus lui répondit : Je suis la résurrection et la vie ; celui qui croit en Moi, quand il serait mort, vivra. Et quiconque vit et croit en Moi ne mourra pas dans l’éternité. Crois-tu cela ? Elle lui dit :

(Et, bien qu’elle eût peine à respirer, Sonia éleva la voix, comme si, en lisant les paroles de Marthe, elle faisait elle-même sa propre profession de foi.)

« Oui, Seigneur, je crois que Tu es le Christ, fils de Dieu, venu dans ce monde. »

Elle s’interrompit, leva rapidement les yeux sur lui, mais les abaissa bientôt après sur son livre et se remit à lire. Raskolnikoff écoutait sans bouger, sans se retourner vers elle, accoudé contre la table et regardant de côté. La lecture se poursuivit ainsi jusqu’au verset 32.

« Lorsque Marie fut venue au lieu où était Jésus, L’ayant vu, elle se jeta à ses pieds et Lui dit : Seigneur, si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Jésus, voyant qu’elle pleurait et que les Juifs qui étaient venus avec elle pleuraient aussi, frémit en son esprit et se troubla Lui-même. Et Il dit : Où l’avez-vous mis ? Ils Lui répondirent : Seigneur, viens et vois. Alors Jésus pleura. Et les Juifs dirent entre eux : Voyez comme Il l’aimait. Mais il y en eut quelques-uns qui dirent : Ne pouvait-Il pas empêcher que cet homme ne mourût, Lui qui a rendu la vue à un aveugle ? »

Raskolnikoff se tourna vers elle et la regarda avec agitation : Oui, c’est bien cela ! Elle était toute tremblante, en proie à une véritable fièvre. Il s’y attendait. Elle approchait du miraculeux récit, et un sentiment de triomphe s’emparait d’elle. Sa voix raffermie par la joie avait des sonorités métalliques. Les lignes se confondaient devant ses yeux devenus troubles, mais elle savait ce passage par cœur. Au dernier verset : « Ne pouvait-il, Lui qui a rendu la vue à un aveugle… » elle baissa la voix, donnant un accent passionné au doute, au blâme, au reproche de ces Juifs incroyants et, aveugles qui, dans une minute, allaient, comme frappés de la foudre, tomber à genoux, sangloter et croire… « Et lui, lui qui est aussi un aveugle, un incrédule, lui aussi dans un instant il entendra, il croira ! oui, oui ! tout de suite, tout maintenant », songeait-elle, toute secouée par cette joyeuse attente.

« Jésus donc frémissant de nouveau en Lui-même vint au sépulcre. C’était une grotte, et on avait mis une pierre par-dessus. Jésus leur dit : Ôtez la pierre. Marthe, sœur du mort, Lui dit : Seigneur, il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours qu’il est dans le tombeau. »

Elle appuya avec force sur le mot quatre.

« Jésus lui répondit : Ne t’ai-Je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? Ils ôtèrent donc la pierre, et Jésus levant les yeux en haut dit : Mon Père, Je Te rends grâce de ce que Tu M’as exaucé. Pour Moi, Je savais que Tu M’exauces toujours, mais Je dis ceci pour ce peuple qui M’environne, afin qu’il croie que c’est Toi qui M’as envoyé. Ayant dit ces mots, Il cria d’une voix forte : Lazare, sors dehors. Et le mort sortit, (En lisant ces lignes, Sonia frissonnait comme si elle eût été elle-même témoin du miracle.) ayant les mains liées de bandes, et son visage était enveloppé d’un linge. Jésus leur dit : Déliez-le et le laissez aller.

« Alors plusieurs des Juifs qui étaient venus chez Marie et qui avaient vu ce que Jésus avait fait, crurent en Lui.

Elle n’en lut pas plus, cela lui aurait été impossible ; elle ferma le livre et se leva vivement :

— C’est tout pour la résurrection de Lazare, dit-elle d’une voix basse et saccadée sans se tourner vers celui à qui elle parlait. Elle semblait craindre de lever les yeux sur Raskolnikoff. Son tremblement fiévreux durait encore. Le bout de chandelle qui achevait de se consumer éclairait vaguement cette chambre basse où un assassin et une prostituée venaient de lire ensemble le saint livre. Il s’écoula cinq minutes au plus.

Tout à coup, Raskolnikoff se leva et s’approcha de Sonia.

— Je suis venu pour te parler d’une affaire, dit-il d’une voix forte.

En parlant ainsi, il fronçait le sourcil. La jeune fille leva silencieusement les yeux sur lui ; elle vit que son regard, d’une dureté particulière, exprimait quelque résolution farouche.

— Aujourd’hui, poursuivit-il, j’ai renoncé à tous rapports avec ma mère et ma sœur. Je n’irai plus chez elles désormais. La rupture entre moi et les miens est consommée.

— Pourquoi ? demanda Sonia stupéfaite. Sa rencontre de tantôt avec Pulchérie Alexandrovna et Dounia lui avait laissé une impression extraordinaire, bien qu’obscure pour elle-même. Une sorte d’effroi la saisit à la nouvelle que le jeune homme avait rompu avec sa famille.

— À présent je n’ai plus que toi, ajouta-t-il. — Partons ensemble… Je suis venu pour te proposer cela. Nous sommes maudits tous deux, eh bien ! partons ensemble ! Ses yeux étincelaient. « On dirait qu’il est fou ! » pensa à son tour Sonia.

— Pour aller où ? demanda-t-elle épouvantée, et, involontairement, elle recula.

— Comment puis-je le savoir ? Je sais seulement que la route et le but sont les mêmes pour toi et pour moi ; de cela, j’en suis sûr !

Elle le regarda sans comprendre. Une seule idée se dégageait clairement pour elle des paroles de Raskolnikoff, c’est qu’il était excessivement malheureux.

— Aucun d’eux ne te comprendra si tu leur parles, continua-t-il ; mais moi, je t’ai comprise. Tu m’es nécessaire, voilà pourquoi je suis venu vers toi.

— Je ne comprends pas… balbutia Sonia.

— Tu comprendras plus tard. Est-ce que tu n’as pas agi… comme moi ? Toi aussi tu t’es mise au-dessus de la règle… Tu as eu ce courage. Tu as porté la main sur toi, tu as détruit une vie… la tienne (cela revient au même !). Tu aurais pu vivre par l’esprit, par la raison, et tu finiras sur le Marché-au-Foin… Mais tu ne pourras pas y tenir, et, si tu restes seule, tu perdras la raison ; moi aussi, d’ailleurs. Maintenant déjà, tu es comme une folle. Il faut donc que nous marchions ensemble, que nous suivions la même route ! Partons !

— Pourquoi ? Pourquoi dites-vous cela ? reprit Sonia étrangement troublée par ce langage.

— Pourquoi ? Parce que tu ne peux pas rester ainsi : voilà pourquoi ! Il faut enfin raisonner sérieusement et voir les choses sous leur vrai jour, au lieu de pleurer comme un enfant et de se reposer de tout sur Dieu ! Qu’arrivera-t-il, je te le demande, si demain on te transporte à l’hôpital ? Catherine Ivanovna, presque folle et phtisique, mourra bientôt ; que deviendront ses enfants ? La perte de Poletchka n’est-elle pas certaine ?

— Que faire donc ? Que faire ? répéta en pleurant Sonia, qui se tordait les mains.

— Ce qu’il faut faire ? Il faut couper le câble une fois pour toutes et aller de l’avant, advienne que pourra. Tu ne comprends pas ? Plus tard, tu comprendras… La liberté et la puissance, mais surtout la puissance ! Régner sur toutes les créatures tremblantes, sur toute la fourmilière !… Voilà le but ! Rappelle-toi cela ! C’est le testament que je te laisse. Peut-être que je te parle pour la dernière fois. Si je ne viens pas demain, tu apprendras tout toi-même, et alors souviens-toi de mes paroles. Plus tard, d’ici à quelques années, avec l’expérience de la vie, tu comprendras peut-être ce qu’elles signifiaient. Si je viens demain, je te dirai qui a tué Élisabeth. Adieu !

Sonia frissonna et le regarda avec égarement.

— Mais est-ce que vous savez qui l’a tuée ? demanda-t-elle glacée de terreur.

— Je le sais et je le dirai… À toi, à toi seule ! Je t’ai choisie. Je ne viendrai pas te demander pardon, mais simplement te dire cela. Il y a longtemps que je t’ai choisie. Dès le moment où ton père m’a parlé de toi, du vivant même d’Élisabeth, cette idée m’est venue. Adieu. Ne me donne pas la main. À demain !

Il sortit, laissant à Sonia l’impression d’un fou ; mais elle-même était comme une folle et elle le sentait. La tête lui tournait. « Seigneur ! Comment sait-il qui a tué Élisabeth ? Que signifiaient ces paroles ? C’est étrange ! » Pourtant elle n’eut pas le moindre soupçon de la vérité… « Oh ! il doit être terriblement malheureux !… Il a quitté sa mère et sa sœur. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a eu ? Et quelles sont ses intentions ? Que m’a-t-il dit ? Il m’a baisé le pied et il m’a dit… il m’a dit (oui, il s’est bien exprimé ainsi) qu’il ne pouvait plus vivre sans moi… Ô Seigneur ! »

Derrière la porte condamnée se trouvait une pièce inoccupée depuis longtemps qui dépendait du logement de Gertrude Karlovna Resslich. Cette chambre était à louer, comme l’indiquaient un écriteau placé à l’extérieur de la grand’porte et des papiers collés sur les fenêtres donnant sur le canal. Sonia savait que personne n’habitait là. Mais, pendant toute la scène précédente, M. Svidrigaïloff, caché derrière la porte, n’avait cessé de prêter une oreille attentive à la conversation. Lorsque Raskolnikoff fut sorti, le locataire de madame Resslich réfléchit un moment, puis il rentra sans bruit dans sa chambre qui était contiguë à la pièce vide, y prit une chaise et vint la placer tout contre la porte. Ce qu’il venait d’entendre l’avait intéressé au plus haut point ; aussi apporta-t-il cette chaise pour pouvoir écouter la fois prochaine, sans être forcé de rester sur ses jambes pendant une heure.