Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 283-296).
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Troisième partie

IV

En ce moment, la porte s’ouvrit sans bruit ; une jeune fille entra dans la chambre en promenant des regards timides autour d’elle. Son apparition causa une surprise générale, et tous les yeux se fixèrent sur elle avec curiosité. Raskolnikoff ne la reconnut pas tout d’abord. C’était Sophie Séménovna Marméladoff. Il l’avait vue la veille pour la première fois, mais au milieu de circonstances et dans un costume qui avaient laissé d’elle une tout autre image dans son souvenir. Maintenant, c’était une jeune fille à la mise modeste et même pauvre, aux manières convenables et réservées, à la physionomie craintive. Elle portait une petite robe fort simple et un vieux chapeau passé de mode. De ses ajustements de la veille, il ne lui restait rien, sauf qu’elle avait encore son ombrelle à la main. En apercevant tout ce monde, qu’elle ne s’était pas attendue à trouver là, sa confusion fut extrême, et elle fit même un pas pour se retirer.

— Ah !… c’est vous ?… dit Raskolnikoff au comble de l’étonnement, et tout à coup lui-même se troubla.

Il songea que la lettre de Loujine, lue par sa mère et sa sœur, renfermait une allusion à certaine jeune personne « d’une inconduite notoire ». Il venait de protester contre la calomnie de Loujine, et de déclarer qu’il avait vu cette jeune fille la veille pour la première fois ; or, voilà qu’elle-même arrivait chez lui ! Il se rappela aussi qu’il avait laissé passer sans protestations les mots « d’une inconduite notoire ». En un clin d’œil, toutes ces pensées traversèrent pêle-mêle son esprit. Mais, en observant plus attentivement la pauvre créature, il la vit si écrasée de honte, que soudain il en eut pitié. Au moment où, effrayée, elle allait quitter la chambre, une sorte de révolution s’opéra en lui.

— Je ne vous attendais pas du tout, se hâta-t-il de dire, en l’invitant du regard à rester. Faites-moi le plaisir de vous asseoir. Vous venez sans doute de la part de Catherine Ivanovna. Permettez, pas là ; tenez, asseyez-vous ici…

À l’arrivée de Sonia, Razoumikhine, assis tout près de la porte sur une des trois chaises qui se trouvaient dans la chambre, s’était levé à demi pour laisser passer la jeune fille. Le premier mouvement de Raskolnikoff avait été d’indiquer à celle-ci le coin du divan ou Zosimoff était assis tout à l’heure ; mais songeant au caractère intime de ce meuble, qui lui servait de lit à lui-même, il se ravisa et montra à Sonia la chaise de Razoumikhine.

— Toi, mets-toi ici, dit-il à son ami en lui faisant prendre la place précédemment occupée par le docteur.

Sonia s’assit presque tremblante de frayeur, et regarda timidement les deux dames. Il était visible qu’elle-même ne comprenait pas comment elle avait l’audace de s’asseoir à leurs côtés. Cette pensée lui causa un tel émoi qu’elle se leva brusquement, et, toute troublée, s’adressa à Raskolnikoff :

— Je… je suis venue pour une minute. Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, fit-elle d’une voix hésitante. C’est Catherine Ivanovna qui m’a envoyée, elle n’avait personne sous la main… Catherine Ivanovna vous prie instamment de vouloir bien assister demain matin… au service funèbre… à Saint-Mitrophane, et ensuite de venir chez nous… chez elle… manger un morceau… Elle espère que vous lui ferez cet honneur.

Après ces quelques mots péniblement articulés, Sonia se tut.

— Je tâcherai certainement… je ferai mon possible, balbutia à son tour Raskolnikoff, qui s’était aussi levé à demi. — Ayez la bonté de vous asseoir, ajouta-t-il brusquement, — je vous en prie… Vous êtes peut-être pressée ?… Je voudrais causer un instant avec vous ; faites-moi la grâce de m’accorder deux minutes…

En même temps il l’invitait du geste à se rasseoir. Sonia obéit ; elle porta de nouveau un regard timide sur les deux dames et baissa soudain les yeux. Les traits de Raskolnikoff se contractèrent, son visage pâle devint cramoisi, ses yeux lancèrent des flammes.

— Maman, dit-il d’une voix vibrante, c’est Sophie Séménovna Marméladoff, la fille de ce malheureux M. Marméladoff qui, hier, a été écrasé devant moi par une voiture, et dont je vous ai déjà parlé…

Pulchérie Alexandrovna regarda Sonia et cligna légèrement les yeux. Malgré la crainte qu’elle éprouvait vis-à-vis de son fils, elle ne put se refuser cette satisfaction. Dounetchka se tourna vers la pauvre jeune fille et se mit à l’examiner d’un air sérieux. En s’entendant nommer par Raskolnikoff, Sonia leva de nouveau les yeux, mais son embarras ne fit que s’accroître.

— Je voulais vous demander, se hâta de lui dire le jeune homme, comment les choses se sont passées chez vous aujourd’hui… On ne vous a pas tracassées ? Vous n’avez pas eu d’ennuis avec la police ?

— Non, il n’y a rien eu… la cause de la mort n’était d’ailleurs que trop évidente, on nous a laissées tranquilles ; seulement les locataires sont fâchés.

— Pourquoi ?

— Ils trouvent que le corps reste trop longtemps dans la maison… À présent, il fait chaud, l’odeur… de sorte qu’aujourd’hui, à l’heure des vêpres, on le transportera à la chapelle du cimetière, où il restera jusqu’à demain. D’abord Catherine Ivanovna ne voulait pas, mais elle a fini par comprendre qu’on ne pouvait pas faire autrement…

— Ainsi la levée du corps a lieu aujourd’hui ?

— Catherine Ivanovna espère que vous nous ferez l’honneur d’assister demain aux obsèques, et que vous viendrez ensuite chez elle prendre part au repas funèbre.

— Elle donne un repas ?

— Oui, une collation : elle m’a chargée de vous transmettre tous ses remerciements pour le secours que vous nous avez donné hier… Sans vous, nous n’aurions pas pu faire les frais des funérailles.

Un tremblement subit agita les lèvres et le menton de la jeune fille, mais elle se rendit maîtresse de son émotion et fixa de nouveau ses yeux à terre.

Durant ce dialogue, Raskolnikoff l’avait considérée attentivement. Sonia avait une figure maigre et pâle ; son petit nez et son menton offraient quelque chose d’anguleux et de pointu ; l’ensemble était assez irrégulier, on ne pouvait pas dire qu’elle fût jolie. En revanche, ses yeux bleus étaient si limpides et, quand ils s’animaient, donnaient à sa physionomie une telle expression de bonté, qu’involontairement on se sentait attiré vers elle. En outre, une autre particularité caractéristique se faisait remarquer sur son visage comme dans toute sa personne : elle paraissait beaucoup plus jeune que son âge, et, bien qu’elle eût dix-huit ans, on l’aurait presque prise pour une fillette. Cela prêtait même parfois à rire dans certains de ses mouvements.

— Mais est-il possible que Catherine Ivanovna se tire d’affaire avec de si faibles ressources ? Et elle pense encore à donner une collation ?… demanda Raskolnikoff.

— Le cercueil sera fort simple… tout sera fait modestement, de sorte que cela ne coûtera pas cher… Tantôt Catherine Ivanovna et moi avons calculé la dépense ; tous frais payés, il restera de quoi donner un repas… et Catherine Ivanovna tient beaucoup à ce qu’il y en ait un. Il n’y a rien à dire là contre… C’est une consolation pour elle… Vous savez comme elle est…

— Je comprends, je comprends… sans doute… Vous regardez ma chambre ? Maman dit aussi qu’elle ressemble à un tombeau.

— Hier, vous vous êtes dépouillé de tout pour nous ! répondit Sonetchka d’une voix sourde et rapide, en baissant de nouveau les yeux. Ses lèvres et son menton recommencèrent à s’agiter. Dès son arrivée, elle avait été frappée de la pauvreté qui régnait dans le logement de Raskolnikoff, et ces mots lui échappèrent spontanément. Il y eut un silence. Les yeux de Dounetchka s’éclaircirent, et Pulchérie Alexandrovna elle-même regarda Sonia d’un air affable.

— Rodia, dit-elle en se levant, — il est entendu que nous dînons ensemble. Dounetchka, partons… Mais, Rodia, tu devrais sortir, faire une petite promenade ; ensuite tu te reposeras un peu et tu viendras chez nous le plus tôt possible… Je crains que nous ne t’ayons fatigué…

— Oui, oui, je viendrai, s’empressa-t-il de répondre en se levant aussi… — Du reste, j’ai quelque chose à faire…

— Voyons, vous n’allez pas dîner séparément, se mit à crier Razoumikhine, en regardant avec étonnement Raskolnikoff ; — tu ne peux pas faire cela !

— Non, non, je viendrai, certainement, certainement… Mais toi, reste une minute. Vous n’avez pas besoin de lui tout de suite, maman ? Je ne vous en prive pas ?

— Oh ! non, non ! Vous aussi, Dmitri Prokofitch, veuillez être assez bon pour venir dîner chez nous !

— Je vous en prie, venez, ajouta Dounia.

Razoumikhine s’inclina rayonnant. Durant un instant, tous éprouvèrent une gêne étrange.

— Adieu, Rodia, c’est-à-dire au revoir ; je n’aime pas à dire « adieu ». Adieu, Nastasia… Allons, voilà que je le dis encore !…

Pulchérie Alexandrovna avait l’intention de saluer Sonia, mais, malgré toute sa bonne volonté, elle ne put s’y résoudre et sortit précipitamment de la chambre.

Il n’en fut pas de même d’Avdotia Romanovna, qui semblait avoir attendu ce moment avec impatience. Quand, après sa mère, elle passa à côté de Sonia, elle fit à celle-ci un salut dans toutes les règles. La pauvre fille se troubla, s’inclina avec un empressement craintif, et son visage trahit même une impression douloureuse, comme si la politesse d’Avdotia Romanovna l’avait péniblement affectée.

— Dounia, adieu ! cria Raskolnikoff dans le vestibule. Donne-moi donc la main !

— Mais je te l’ai déjà donnée, est-ce que tu l’as oublié ? répondit Dounia en se tournant vers lui d’un air affable, bien qu’elle se sentît gênée.

— Eh bien, donne-la-moi encore une fois !

Et il serra avec force les petits doigts de sa sœur. Dounetchka lui sourit en rougissant, puis elle se hâta de dégager sa main et suivit sa mère. Elle aussi était tout heureuse, sans que nous puissions dire pourquoi.

— Allons, voilà qui est très-bien ! dit le jeune homme en revenant auprès de Sonia restée dans la chambre. En même temps, il la regardait d’un air serein. Que le Seigneur fasse paix aux morts, mais qu’il laisse vivre les vivants ! N’est-ce pas ?

Sonia remarqua avec surprise que le visage de Raskolnikoff s’était tout à coup éclairci ; pendant quelques instants, il la considéra en silence : tout ce que Marméladoff lui avait raconté au sujet de sa fille lui revenait soudain à l’esprit…

— Voici l’affaire dont j’ai à te parler… fit Raskolnikoff en attirant Razoumikhine dans l’embrasure de la fenêtre…

— Ainsi, je dirai à Catherine Ivanovna que vous viendrez ?…

En prononçant ces mots, Sonia se préparait à prendre congé.

— Je suis à vous tout de suite, Sophie Séménovna, nous n’avons pas de secrets, vous ne nous gênez pas… Je voudrais vous dire encore deux mots…

Et, s’interrompant soudain, il s’adressa à Razoumikhine :

— Tu connais ce… Comment l’appelle-t-on donc ?… Porphyre Pétrovitch ?

— Si je le connais ! c’est mon parent ! Eh bien ? répondit Razoumikhine, fort intrigué par cette entrée en matière.

— Hier, ne disiez-vous pas qu’il instruisait… cette affaire… l’affaire à propos de ce meurtre ?

— Oui… eh bien ? demanda Razoumikhine en ouvrant de grands yeux.

— Il interrogeait, disiez-vous, les gens qui ont mis des objets en gage chez la vieille : or, j’ai moi-même engagé là quelque chose ; cela mérite à peine qu’on en parle : une petite bague que ma sœur m’a donnée quand je suis parti pour Pétersbourg, et une montre en argent qui a appartenu à mon père. Le tout vaut de cinq à six roubles, mais j’y tiens en tant que souvenir. Que dois-je faire à présent ? Je ne veux pas que ces objets soient perdus, surtout la montre. Je tremblais tantôt que ma mère ne demandât à la voir, lorsqu’on a parlé de celle de Dounetchka. C’est la seule chose que nous ayons conservée de mon père. Si elle est perdue, maman en fera une maladie ! Les femmes ! Ainsi apprends-moi comment je dois m’y prendre ! Je sais qu’il faudrait faire une déclaration à la police. Mais ne vaut-il pas mieux que je m’adresse à Porphyre lui-même ? Qu’en penses-tu ? J’ai hâte d’arranger cette affaire. Tu verras qu’avant le dîner, maman m’aura déjà demandé des nouvelles de la montre.

— Ce n’est pas à la police qu’il faut aller, c’est chez Porphyre ! cria Razoumikhine, en proie à une agitation extraordinaire. — Oh ! que je suis content ! Mais nous pouvons y aller tout de suite, c’est à deux pas d’ici ; nous sommes sûrs de le trouver !

— Soit… partons…

— Il sera positivement enchanté de faire ta connaissance ! Je lui ai beaucoup parlé de toi à différentes reprises… hier encore. Partons !… Ainsi, tu connaissais la vieille ? Tout cela se rencontre admirablement ! Ah ! oui… Sophie Ivanovna…

— Sophie Séménovna, rectifia Raskolnikoff. — Sophie Séménovna, c’est mon ami, Razoumikhine, un brave homme.

— Si vous avez à sortir… commença Sonia, que cette présentation avait rendue plus confuse encore et qui n’osait lever les yeux sur Razoumikhine.

— Eh bien, partons ! décida Raskolnikoff : je passerai chez vous dans la journée, Sophie Séménovna, dites-moi seulement où vous demeurez.

Il prononça ces mots, non pas précisément d’un air embarrassé, mais avec une certaine précipitation et en évitant les regards de la jeune fille. Celle-ci donna son adresse non sans rougir. Tous trois sortirent ensemble.

— Tu ne fermes pas ta porte ? demanda Razoumikhine tandis qu’ils descendaient l’escalier.

— Jamais !… Du reste, voilà déjà deux ans que je veux toujours acheter une serrure, dit négligemment Raskolnikoff. — Heureux, n’est-ce pas ? les gens qui n’ont rien à mettre sous clef ? ajouta-t-il gaiement en s’adressant à Sonia.

Sur le seuil de la grand’porte, ils s’arrêtèrent.

— Vous allez à droite, Sophie Séménovna ? À propos : comment avez-vous découvert mon logement ?

On voyait que ce qu’il disait n’était pas ce qu’il aurait voulu dire ; il ne cessait de considérer les yeux clairs et doux de la jeune fille.

— Mais vous avez donné hier votre adresse à Poletchka.

— Quelle Poletchka ? Ah ! oui… c’est la petite… c’est votre sœur ? Ainsi je lui ai donné mon adresse ?

— Est-ce que vous l’aviez oublié ?

— Non… je m’en souviens…

— J’avais déjà entendu parler de vous par le défunt… Seulement je ne savais pas alors votre nom, et il ne le savait pas lui-même… Maintenant je suis venue… et quand j’ai appris hier votre nom… j’ai demandé aujourd’hui : C’est ici qu’habite M. Raskolnikoff ?… Je ne savais pas que vous viviez aussi en garni… Adieu… Je dirai à Catherine Ivanovna…

Fort contente de pouvoir enfin s’en aller, Sonia s’éloigna d’un pas rapide et en tenant les yeux baissés. Il lui tardait d’atteindre le premier coin de rue à droite, pour échapper à la vue des deux jeunes gens et réfléchir sans témoins à tous les incidents de cette visite. Jamais elle n’avait rien éprouvé de semblable. Tout un monde ignoré surgissait confusément dans son âme. Elle se rappela soudain que Raskolnikoff avait spontanément manifesté l’intention de l’aller voir aujourd’hui : peut-être viendrait-il dans la matinée, peut-être tout à l’heure !

— Puisse-t-il ne pas venir aujourd’hui ! murmura-t-elle angoissée. — Seigneur ! Chez moi… dans cette chambre… il verra… Ô Seigneur !

Elle était trop préoccupée pour remarquer que, depuis sa sortie de la maison, elle était suivie par un inconnu. Au moment où Raskolnikoff, Razoumikhine et Sonia s’étaient arrêtés sur le trottoir pour causer durant une minute, le hasard avait voulu que ce monsieur passât à côté d’eux. Les mots de Sonia : « J’ai demandé : c’est ici qu’habite M. Raskolnikoff ? » arrivèrent fortuitement à ses oreilles et le firent presque tressaillir. Il regarda à la dérobée les trois interlocuteurs, et en particulier Raskolnikoff, à qui la jeune fille s’était adressée ; puis il examina la maison pour pouvoir la reconnaître au besoin. Tout cela fut fait en un clin d’œil et aussi peu ostensiblement que possible ; après quoi, le monsieur s’éloigna en ralentissant le pas, comme s’il eût attendu quelqu’un. C’était Sonia qu’il attendait ; bientôt il la vit prendre congé des deux jeunes gens et s’acheminer vers son logis.

« Où demeure-t-elle ? J’ai vu ce visage-là quelque part, pensa-t-il ; il faut que je le sache. »

Quand il eut atteint le coin de la rue, il passa sur l’autre trottoir, se retourna et s’aperçut que la jeune fille marchait dans la même direction que lui : elle ne remarquait rien. Quand elle fut arrivée au tournant de la rue, elle prit de ce côté. Il se mit à la suivre, tout en cheminant sur le trottoir opposé, et ne la quitta point des yeux. Au bout de cinquante pas, il traversa la chaussée, rattrapa la jeune fille et marcha derrière elle à une distance de cinq pas.

C’était un homme de cinquante ans, mais fort bien conservé et paraissant beaucoup plus jeune que son âge. D’une taille au-dessus de la moyenne, d’une corpulence respectable, il avait les épaules larges et un peu voûtées. Vêtu d’une façon aussi élégante que confortable, ganté de frais, il tenait à la main une belle canne qu’il faisait résonner à chaque pas sur le trottoir. Tout dans sa personne décelait un gentilhomme. Son visage large était assez agréable ; en même temps l’éclat de son teint et ses lèvres vermeilles ne permettaient pas de le prendre pour un Pétersbourgeois. Ses cheveux encore très-épais étaient restés très-blonds et commençaient à peine à grisonner ; sa barbe, longue, large, bien fournie, était d’une couleur plus claire encore que ses cheveux. Ses yeux bleus avaient un regard froid, sérieux et fixe.

L’inconnu avait eu assez longtemps la faculté d’observer Sonia pour remarquer que la jeune fille était distraite et rêveuse. Arrivée devant sa maison, elle en franchit le seuil : le barine qui se trouvait derrière elle continua à la suivre, tout en paraissant un peu étonné. Après être entrée dans la cour, Sonia prit l’escalier à droite, — celui qui conduisait à son logement. « Bah ! » fit à part soi le monsieur, et il monta l’escalier à sa suite. Alors seulement Sonia remarqua la présence de l’inconnu. Parvenue au troisième étage, elle s’engagea dans un couloir et sonna au numéro 9 où on lisait sur la porte ces deux mots écrits à la craie : Kapernaoumoff, tailleur. « Bah ! » répéta l’inconnu surpris de cette coïncidence, et il sonna à côté, au numéro 8. Les deux portes étaient à six pas l’une de l’autre.

— Vous demeurez chez Kapernaoumoff ? dit-il en riant à Sonia. — Il m’a raccommodé hier un gilet. Moi, je loge ici, près de chez vous, dans l’appartement de madame Resslich, Gertrude Karlovna. Comme cela se trouve !

Sonia le regarda avec attention.

— Nous sommes voisins, continua-t-il d’un ton enjoué. — Je ne suis à Pétersbourg que depuis avant-hier. Allons, jusqu’au plaisir de vous revoir !

Sonia ne répondit pas. La porte s’ouvrit, et la jeune fille entra vivement chez elle. Elle se sentait intimidée, honteuse…

Razoumikhine était fort animé, pendant qu’il se rendait chez Porphyre avec son ami.

— C’est parfait, mon cher, répéta-t-il plusieurs fois, — et je suis enchanté, enchanté ! Je ne savais pas que toi aussi tu avais mis quelque chose en gage chez la vieille. Et… et… il y a longtemps de cela ? Je veux dire, il y a longtemps que tu as été chez elle ?

— Quand donc ?… fit Raskolnikoff en ayant l’air d’interroger ses souvenirs : — c’est, je crois, l’avant-veille de sa mort que je suis allé chez elle. Du reste, il ne s’agit pas pour moi de dégager maintenant ces objets, s’empressa-t-il d’ajouter, comme si cette question l’eût vivement préoccupé ; — je me trouve n’avoir plus qu’un rouble… grâce aux folies que j’ai faites hier sous l’influence de ce maudit délire !

Il appuya d’une façon particulière sur le mot « délire ».

— Allons, oui, oui, oui, se hâta de dire Razoumikhine répondant à une pensée qui lui était venue, — ainsi c’est pour cela qu’alors tu… la chose m’avait frappé… vois-tu ? pendant que tu battais la campagne, tu ne parlais que de bagues et de chaînes de montre !… Allons, oui, oui… C’est clair, maintenant tout s’explique.

« Voilà ! cette idée s’est glissée dans leur esprit ! J’en ai maintenant la preuve : cet homme se ferait crucifier pour moi, et il est très-heureux de pouvoir s’expliquer pourquoi je parlais de bagues durant mon délire ! Mon langage a dû les confirmer tous dans leurs soupçons !… »

— Mais le trouverons-nous ? demanda-t-il à haute voix.

— Certainement, nous le trouverons, répondit sans hésiter Razoumikhine. C’est un fameux gaillard, mon ami, tu verras ! Un peu gauche, il est vrai ; je n’entends point dire par là qu’il manque d’usage ; non, c’est à un autre point de vue que je le trouve gauche. Il est loin d’être bête, il est même fort intelligent ; seulement, il a un tour d’esprit particulier… Il est incrédule, sceptique, cynique… il aime à mystifier son monde… Avec cela, fidèle au vieux jeu, c’est-à-dire n’admettant que les preuves matérielles… Mais il sait son métier. L’an dernier, il a débrouillé une affaire de meurtre dans laquelle presque tous les indices faisaient défaut ! Il a le plus grand désir de faire ta connaissance !

— Pourquoi y tient-il tant que cela ?

— Oh ! ce n’est pas que… vois-tu, dans ces derniers temps, pendant que tu étais malade, nous avons eu souvent l’occasion de parler de toi… Il assistait à nos conversations… Quand il a appris que tu étais étudiant en droit et que tu avais été forcé de quitter l’Université, il a dit : « Quel dommage ! » J’en ai conclu… c’est-à-dire que je ne me suis pas fondé là-dessus seulement, mais sur bien d’autres choses. Hier, Zamétoff… Écoute, Rodia : quand je t’ai ramené hier chez toi, j’étais ivre, et je bavardais à tort et à travers ; je crains que tu n’aies pris mes paroles trop au sérieux…

— Qu’est-ce que tu m’as dit ? Qu’ils me considèrent comme un fou ? Eh bien, mais ils ont peut-être raison, répondit Raskolnikoff avec un sourire forcé.

Ils se turent. Razoumikhine était aux anges, et Raskolnikoff le remarquait avec colère. Ce que son ami venait de lui dire au sujet du juge d’instruction ne laissait pas non plus de l’inquiéter.

— Dans cette maison grise, dit Razoumikhine.

« L’essentiel est de savoir, pensa, Raskolnikoff, si Porphyre est instruit de ma visite d’hier au logement de cette sorcière et de la question que j’ai faite à propos du sang. Il faut que je sois tout d’abord fixé là-dessus ; il faut que dès le premier moment, dès mon entrée dans la chambre, je lise cela sur son visage ; autrement… dussé-je me perdre, j’en aurai le cœur net. »

— Sais-tu une chose ? dit-il brusquement en s’adressant à Razoumikhine avec un sourire finaud : — il me semble, mon ami, que tu es depuis ce matin dans une agitation extraordinaire. Est-ce vrai ?

— Comment ? Pas du tout ! répondit Razoumikhine vexé.

— Je ne me trompe pas, mon ami. Tantôt, tu étais assis sur le bord de ta chaise, ce qui ne t’arrive jamais, et l’on aurait dit que tu avais des crampes. Tu sursautais à chaque instant. Ton humeur variait sans cesse ; tu te mettais en colère pour devenir, un moment après, tout miel et tout sucre. Tu rougissais même ; c’est surtout quand on t’a invité à dîner que tu es devenu rouge.

— Mais non, c’est absurde, pourquoi dis-tu cela ?

— Vraiment, tu as des timidités d’écolier ! Diable, voilà qu’il rougit encore !

— Tu es insupportable.

— Mais pourquoi cette confusion, Roméo ? Laisse faire, aujourd’hui, je raconterai cela quelque part, ha, ha, ha ! je vais bien amuser maman… et une autre personne encore…

— Écoute un peu, écoute, écoute, c’est sérieux ; vois-tu, c’est… Après cela, diable… bredouilla Razoumikhine glacé de crainte. Que leur raconteras-tu ? Mon ami, je… Oh ! quel cochon tu es !

— Une vraie rose de printemps ! Et si tu savais comme cela te va ! Un Roméo de deux archines douze verchoks ! Mais j’espère que tu t’es lavé aujourd’hui ! Tu as même nettoyé tes ongles, pas vrai ? Quand cela a-t-il eu lieu ? Dieu me pardonne, je crois que tu t’es pommadé ! Baisse donc ta tête, que je la flaire !

— Cochon !!!

Raskolnikoff s’esclaffa de rire, et cette hilarité, qu’il semblait impuissant à maîtriser, durait encore lorsque les deux jeunes gens arrivèrent chez Porphyre Pétrovitch. De l’appartement, on pouvait entendre les rires du visiteur dans l’anti-chambre, et Raskolnikoff comptait bien qu’ils seraient entendus.

— Si tu dis un mot, je t’assomme ! murmura Razoumikhine furieux, en saisissant son ami par l’épaule.