Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 77-94).
◄  V
VII  ►
Première partie

VI

Raskolnikoff apprit plus tard pourquoi le marchand et la marchande avaient invité Élisabeth à venir chez eux. L’affaire était fort simple. Une famille étrangère se trouvant dans la gêne voulait se défaire d’effets qui consistaient surtout en vêtements et linges à l’usage des femmes. Ces gens cherchaient donc à se mettre en rapport avec une revendeuse à la toilette ; or, Élisabeth exerçait ce métier. Elle avait une nombreuse clientèle parce qu’elle était fort honnête et disait toujours le dernier prix : avec elle, il n’y avait pas à marchander. En général, elle parlait peu ; comme nous l’avons déjà dit, elle était fort douce et fort craintive…

Mais, depuis quelque temps, Raskolnikoff était devenu superstitieux, et, par la suite, quand il réfléchissait à toute cette affaire, il inclinait toujours à y voir l’action de causes étranges et mystérieuses. L’hiver dernier, un étudiant de sa connaissance, Pokorieff, sur le point de se rendre à Kharkoff, lui avait donné, en causant, l’adresse de la vieille Aléna Ivanovna, pour le cas où il aurait besoin de faire un emprunt. Il fut longtemps sans aller chez elle, parce que le produit de ses leçons lui permettait de vivoter. Six semaines avant les événements que nous racontons, il se ressouvint de l’adresse ; il possédait deux objets sur lesquels on pouvait lui prêter quelque chose : une vieille montre en argent qui lui venait de son père, et un petit anneau d’or, orné de trois petites pierres rouges, que sa sœur lui avait donné comme souvenir au moment où ils s’étaient quittés.

Raskolnikoff se décida à porter la bague chez Aléna Ivanovna. À première vue, et avant qu’il sût rien de particulier sur son compte, cette vieille femme lui inspira une violente aversion. Après avoir reçu d’elle deux « petits billets », il entra dans un mauvais traktir qu’il rencontra sur son chemin. Là, il demanda du thé, s’assit et se mit à réfléchir. Une idée étrange, encore à l’état embryonnaire dans son esprit, l’occupait exclusivement.

À une table voisine de la sienne, un étudiant qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu était assis avec un officier. Les deux jeunes gens venaient de jouer au billard, et ils étaient maintenant en train de boire du thé. Tout à coup Raskolnikoff entendit l’étudiant donner à l’officier l’adresse d’Aléna Ivanovna, veuve d’un secrétaire de collège et prêteuse sur gages. Cela seul parut déjà quelque peu étrange à notre héros : on parlait d’une personne chez qui justement il s’était rendu peu d’instants auparavant. Sans doute ; c’était un pur hasard, mais en ce moment il luttait contre une impression dont il ne pouvait triompher, et voici que, comme à point nommé, quelqu’un venait fortifier en lui cette impression ; l’étudiant communiquait, en effet, à son ami divers détails sur Aléna Ivanovna.

— C’est une fameuse ressource, disait-il, il y a toujours moyen de se procurer de l’argent chez elle. Riche comme un Juif, elle peut prêter cinq mille roubles d’un coup, et, néanmoins, elle accepte en nantissement des objets d’un rouble. Elle est une providence pour beaucoup des nôtres. Mais quelle horrible mégère !

Et il se mit à raconter qu’elle était méchante, capricieuse, qu’elle n’accordait même pas vingt-quatre heures de répit, et que tout gage non retiré au jour fixé était irrévocablement perdu pour le débiteur ; elle prêtait sur un objet le quart de sa valeur et prenait cinq et même six pour cent d’intérêt par mois, etc. L’étudiant, en veine de bavardage, ajouta que cette affreuse vieille était toute petite, ce qui ne l’empêchait pas de battre à chaque instant et de tenir dans une dépendance complète sa sœur Élisabeth, qui, elle, avait au moins deux archines huit verchoks de taille.

— Voilà encore un phénomène ! s’écria-t-il, et il se mit à rire.

L’entretien roula ensuite sur Élisabeth. L’étudiant parlait d’elle avec un plaisir marqué et toujours en riant. L’officier écoutait son ami avec beaucoup d’intérêt, et le pria de lui envoyer cette Élisabeth pour raccommoder son linge. Raskolnikoff ne perdit pas un mot de cette conversation ; il apprit ainsi une foule de choses. Plus jeune qu’Aléna Ivanovna, dont elle n’était que la sœur consanguine, Élisabeth avait trente-cinq ans. Elle travaillait nuit et jour pour la vieille. Outre qu’elle cumulait dans la maison l’emploi de cuisinière et celui de blanchisseuse, elle faisait des travaux de couture qu’elle vendait, allait laver des parquets au dehors, et tout ce qu’elle gagnait, elle le donnait à sa sœur. Elle n’osait accepter aucune commande, aucun travail qu’après avoir obtenu l’autorisation d’Aléna Ivanovna. Celle-ci, — Élisabeth le savait, — avait déjà fait son testament, aux termes duquel sa sœur n’héritait que de son mobilier. Désireuse d’avoir à perpétuité des prières pour le repos de son âme, la vieille avait légué toute sa fortune à un monastère du gouvernement de N… Élisabeth appartenait à la classe bourgeoise, et non au tchin. C’était une fille démesurément grande et dégingandée, avec de longs pieds toujours chaussés de souliers avachis, d’ailleurs fort propre sur sa personne. Ce qui, surtout, étonnait et faisait rire l’étudiant, c’est qu’Élisabeth était continuellement enceinte…

— Mais tu prétends que c’est un monstre ? observa l’officier.

— Elle est fort brune de peau, à la vérité ; on dirait un soldat habillé en femme, mais, tu sais, ce n’est pas tout à fait un monstre. Il y a tant de bonté dans sa physionomie, et ses yeux ont une expression si sympathique… La preuve, c’est qu’elle plaît à beaucoup de gens. Elle est si tranquille, si douce, si patiente, elle a un caractère tellement facile… Et puis, son sourire même est fort beau.

— Est-ce que par hasard elle te plairait ? demanda en riant l’officier.

— Elle me plaît par son étrangeté. Mais quant à cette maudite vieille, je t’assure que je la tuerais et dépouillerais sans le moindre scrupule de conscience, ajouta avec vivacité l’étudiant.

L’officier se remit à rire, mais Raskolnikoff frissonna. Les paroles qu’il entendait faisaient si étrangement écho à ses propres pensées !

— Permets, je vais te poser une question sérieuse, reprit l’étudiant de plus en plus échauffé. — Tout à l’heure, sans doute, je plaisantais, mais regarde : d’un côté, une vieille femme maladive, bête, stupide, méchante, un être qui n’est utile à personne et qui, au contraire, nuit à tout le monde, qui ne sait pas lui-même pourquoi il vit, et qui mourra demain de sa mort naturelle. Comprends-tu ? comprends-tu ?

— Allons, je comprends, répondit l’officier, qui, en voyant son ami s’emballer de la sorte, le considérait attentivement.

— Je poursuis. De l’autre côté, des forces jeunes, fraîches, qui s’étiolent, se perdent faute de soutien, et cela par milliers, et cela partout ! Cent, mille œuvres utiles qu’on pourrait, les unes créer, les autres améliorer avec l’argent légué par cette vieille à un monastère ! Des centaines d’existences, des milliers peut-être mises dans le bon chemin, des dizaines de familles sauvées de la misère, de la dissolution, de la ruine, du vice, des hopitaux vénériens, — et tout cela avec l’argent de cette femme ! Qu’on la tue et qu’on fasse ensuite servir sa fortune au bien de l’humanité, crois-tu que le crime, si crime il y a, ne sera pas largement compensé par des milliers de bonnes actions ? Pour une seule vie — des milliers de vies arrachées à leur perte ; pour une personne supprimée, cent personnes rendues à l’existence, — mais, voyons, c’est une question d’arithmétique ! Et que pèse dans les balances sociales la vie d’une vieille femme cacochyme, bête et méchante ? Pas plus que la vie d’un pou ou d’une blatte ; je dirai même moins, car cette vieille est une créature malfaisante, un fléau pour ses semblables. Dernièrement, dans un transport de colère, elle a mordu le doigt d’Élisabeth, et il s’en est fallu de peu qu’elle ne l’ait coupé net avec ses dents !

— Sans doute, elle est indigne de vivre, remarqua l’officier, — mais que veux-tu ? la nature…

— Eh ! mon ami, la nature, on la corrige ; on la redresse, sans cela on resterait enseveli dans les préjugés. Sans cela il n’y aurait pas un seul grand homme. On parle du devoir, de la conscience, — je ne veux rien dire là contre, mais comment comprenons-nous ces mots-là ? Attends, je vais encore te faire une question. Écoute !

— Non, maintenant, c’est à mon tour de t’interroger. Laisse-moi te demander une chose.

— Eh bien ?

— Voici : tu es là à pérorer, à faire de l’éloquence ; mais dis-moi seulement ceci : Tueras-tu toi-même cette vieille, oui ou non ?

— Non, naturellement ! Je me place ici au point de vue de la justice… Il ne s’agit pas de moi…

— Eh bien, à mon avis, puisque toi-même tu ne te décides pas à la tuer, c’est que la chose ne serait pas juste ! Allons faire encore une partie !

Raskolnikoff était en proie à une agitation extraordinaire. Certes, cette conversation n’avait, en soi, rien qui dût l’étonner. Plus d’une fois lui-même avait entendu des jeunes gens échanger entre eux des idées analogues ; le thème seul différait. Mais comment l’étudiant se trouvait-il exprimer précisément les pensées qui, à cette minute même, venaient de s’éveiller dans le cerveau de Raskolnikoff ? Et par quel hasard celui-ci, juste au sortir de chez la vieille, entendait-il parler d’elle ? Une telle coïncidence lui parut toujours étrange. Il était écrit que cette insignifiante conversation de café aurait une influence prépondérante sur sa destinée…

 

Revenu du Marché-au-Foin, il se jeta sur son divan, où il resta assis sans bouger, durant une heure entière. L’obscurité régnait dans la chambre ; il n’avait pas de bougie, et d’ailleurs l’idée ne lui serait même pas venue d’en allumer une. Jamais il ne put se rappeler si pendant ce temps il avait pensé à quelque chose. À la fin, le frisson fiévreux de tantôt le reprit, et il songea avec satisfaction qu’il pouvait tout aussi bien se coucher sur le divan… Un sommeil de plomb ne tarda pas à s’abattre, pour ainsi dire, sur lui.

Il dormit beaucoup plus longtemps que de coutume et sans faire de rêves. Nastasia, qui entra chez lui le lendemain à dix heures, eut grand’peine à le réveiller. La servante lui apportait du pain et, comme la veille, le restant de son propre thé.

— Il n’est pas encore levé ! s’écria-t-elle avec indignation. Peut-on dormir ainsi !

Raskolnikoff se souleva avec effort. Il avait mal à la tête. Il se mit debout, fit un tour dans sa chambre, puis se laissa de nouveau tomber sur le divan.

— Encore ! cria Nastasia, mais tu es donc malade ?

Il ne répondit pas.

— Veux-tu du thé ?

— Plus tard, articula-t-il péniblement ; après quoi, il ferma les yeux et se tourna du côté du mur. Nastasia, debout au-dessus de lui, le contempla pendant quelque temps.

— Au fait, il est peut-être malade, dit-elle avant de se retirer.

À deux heures, elle revint avec de la soupe. Elle trouva Raskolnikoff toujours couché sur le divan. Il n’avait pas touché au thé. La servante se fâcha et se mit à secouer violemment le locataire.

— Qu’as-tu donc à dormir ainsi ? gronda-t-elle en le regardant d’un air de mépris.

Il se mit sur son séant, mais ne répondit pas un mot et resta les yeux fixés à terre.

— Es-tu malade ou ne l’es-tu pas ? demanda Nastasia.

Cette seconde question n’obtint pas plus de réponse que la première.

— Tu devrais sortir, dit-elle après un silence ; le grand air te ferait du bien. Tu vas manger, n’est-ce pas ?

— Plus tard, répondit-il d’une voix faible ; — va-t’en ! Et il la congédia du geste.

Elle resta encore un moment, le considéra avec une expression de pitié et finit par sortir.

Au bout de quelques minutes, il leva les yeux, examina longuement le thé et la soupe, et commença à manger.

Il avala trois ou quatre cuillerées sans appétit, presque machinalement. Son mal de tête s’était un peu calmé. Quand il eut terminé son léger repas, il s’étendit de nouveau sur le divan, mais il ne put se rendormir et resta immobile, couché à plat ventre, le visage enfoncé dans l’oreiller. Sa rêverie évoquait sans cesse des tableaux bizarres ; le plus souvent, il se figurait être en Afrique ; il faisait partie d’une caravane arrêtée dans une oasis ; des palmiers croissaient autour du campement, les chameaux se reposaient de leurs fatigues, les voyageurs étaient en train de dîner ; lui-même se désaltérait dans le courant d’une claire fontaine : l’eau bleuâtre et délicieusement fraîche laissait apercevoir au fond du ruisseau des cailloux de diverses couleurs et des sables aux reflets dorés.

Tout à coup, une sonnerie d’horloge arriva distinctement à son oreille. Ce bruit le fit tressaillir. Rendu au sentiment de la réalité, il leva la tête, regarda vers la fenêtre, et, après avoir calculé l’heure qu’il pouvait être, se leva précipitamment. Ensuite, marchant sur la pointe du pied, il s’approcha de la porte, l’ouvrit tout doucement et se mit à écouter sur le carré. Son cœur battait avec violence. Mais l’escalier était parfaitement silencieux. On aurait dit que tout le monde dormait dans la maison… « Comment ai-je pu ainsi me laisser acculer au dernier moment ? Depuis hier, comment n’ai-je encore rien fait, rien préparé ? » se demandait-il, ne comprenant rien à une pareille négligence… Et pourtant, c’étaient peut-être six heures qui venaient de sonner.

À l’inertie et à la torpeur succéda brusquement chez lui une activité fébrile extraordinaire. Du reste, les préparatifs n’exigeaient pas beaucoup de temps. Il s’efforçait de penser à tout, de ne rien oublier ; mais son cœur continuait à battre avec une telle force que sa respiration devenait difficile. D’abord, il devait faire un nœud coulant et l’adapter à son paletot ; c’était l’affaire d’une minute. Il chercha dans le linge qu’il avait fourré sous l’oreiller une vieille chemise sale, d’ailleurs trop usée pour être encore mettable. Puis, au moyen de lambeaux arrachés à cette chemise, il confectionna une chevilière large d’un verchok et longue de huit.

Après l’avoir pliée en double, il ôta son paletot d’été qui était fait d’une épaisse et solide étoffe de coton (c’était le seul vêtement de dessus qu’il possédât), et il se mit à coudre intérieurement, sous l’aisselle gauche, les deux bouts de la chevilière. Ses mains tremblaient pendant qu’il exécutait ce travail ; il l’accomplit néanmoins avec un tel succès que, quand il eut remis son paletot, aucune trace de couture n’apparut du côté extérieur. L’aiguille et le fil, il se les était procurés depuis longtemps déjà, et il n’eut qu’à les prendre dans le tiroir de sa petite table.

Quant au nœud coulant, destiné à assujettir la hache, c’était un truc fort ingénieux, dont l’idée lui était venue quinze jours auparavant. Se montrer dans la rue avec une hache à la main était impossible. D’autre part, cacher l’arme sous son paletot, c’était se condamner à avoir continuellement la main dessus, et cette attitude aurait attiré l’attention, tandis que, étant donné le nœud coulant, il lui suffisait d’y introduire le fer de la hache, et celle-ci restait suspendue sous son aisselle tout le temps de la route, sans danger de tomber. Il pouvait même l’empêcher de ballotter : pour cela il n’avait qu’à tenir l’extrémité du manche avec sa main fourrée dans la poche de côté de son paletot. Vu l’ampleur de ce vêtement, — un vrai sac, — la manœuvre de la main à l’intérieur ne pouvait être remarquée du dehors.

Cette besogne achevée, Raskolnikoff étendit le bras sous son divan « turc » et, introduisant ses doigts dans une fente du parquet, retira de cette cachette le gage dont il avait eu soin de se munir à l’avance. À vrai dire, ce gage n’en était pas un : c’était tout bonnement une petite éclisse de bois poli, ayant à peu près la longueur et la grosseur qu’aurait pu avoir un porte-cigarette en argent. Pendant une de ses promenades, le jeune homme avait trouvé par hasard ce morceau de bois dans une cour dépendant d’un atelier de menuiserie. Il y joignit une petite plaque de fer, mince et polie, mais de dimensions moindres, qu’il avait aussi ramassée dans la rue. Après avoir croisé l’une contre l’autre l’éclisse et la plaque de fer, il les attacha solidement ensemble à l’aide d’un fil, puis il enveloppa le tout dans un morceau de papier blanc.

Ce petit paquet, auquel il avait tâché de donner un aspect aussi élégant que possible, fut ensuite lié de telle sorte que le nœud fut assez difficile à défaire. C’était un moyen d’occuper momentanément l’attention de la vieille : pendant qu’elle s’escrimerait sur le nœud, le visiteur pourrait saisir l’instant propice. La plaque de fer avait été ajoutée pour donner plus de poids au prétendu gage, afin que, dans le premier moment du moins, l’usurière ne se doutât pas qu’on lui apportait un simple morceau de bois. Raskolnikoff venait à peine de mettre l’objet dans sa poche qu’il entendit soudain quelqu’un crier du dehors :

— Six heures sont sonnées depuis longtemps !

— Depuis longtemps ! mon Dieu !

Il s’élança vers la porte, prêta l’oreille et se mit à descendre ses trente marches, sans faire plus de bruit qu’un chat. Restait le plus important : aller prendre la hache qui se trouvait dans la cuisine. Depuis longtemps il avait décidé qu’il devait se servir d’une hache. Il avait bien chez lui une sorte de sécateur, mais cet instrument ne lui inspirait aucune confiance, et surtout il se défiait de ses forces ; ce fut donc sur la hache que son choix se porta définitivement. Notons, à ce propos, une particularité singulière : à mesure que ses résolutions prenaient un caractère déterminé, il en sentait de plus en plus l’absurdité et l’horreur. Malgré la lutte affreuse qui se livrait au dedans de lui, jamais il ne pouvait admettre un seul instant qu’il en viendrait à exécuter ses projets.

Bien plus, si toutes les questions avaient été tranchées, tous les doutes levés, toutes les difficultés aplanies, il aurait probablement renoncé sur l’heure à son dessein comme à une chose absurde, monstrueuse et impossible. Mais il restait encore une foule de points à vider, de problèmes à résoudre. Pour ce qui était de se procurer la hache, cette niaiserie n’inquiétait nullement Raskolnikoff, car rien n’était plus facile. Le fait est que Nastasia, le soir surtout, n’était presque jamais à la maison. Elle sortait sans cesse pour aller voisiner chez des amies ou chez des boutiquiers, et les querelles que lui faisait sa maîtresse n’avaient jamais d’autre cause.

Le moment venu, il suffirait donc d’entrer tout doucement dans la cuisine et de prendre la hache, quitte à aller la remettre au même endroit une heure après (quand tout serait fini). Mais cela n’irait peut-être pas tout seul : « Supposons, se disait le jeune homme, que, dans une heure, quand je viendrai rapporter la hache, Nastasia soit rentrée. Naturellement, en ce cas, je devrai attendre pour pénétrer dans la cuisine une nouvelle sortie de la servante. Mais si, pendant ce temps-là, elle remarque l’absence de la hache, elle se mettra à la chercher, elle bougonnera, qui sait ? elle jettera peut-être l’émoi dans la maison, — et voilà une circonstance qui sera relevée contre moi ou, du moins, qui pourra l’être ! »

Toutefois, ce n’étaient encore là que des détails, auxquels il ne voulait pas penser ; d’ailleurs, il n’en avait pas le temps. Il songeait au principal, décidé à ne s’occuper de l’accessoire que quand il aurait lui-même pris son parti sur le fond. Cette dernière condition, la plus essentielle de toutes, lui semblait décidément irréalisable. Ainsi, il ne pouvait s’imaginer qu’à un moment donné il cesserait de penser, se lèverait et — irait là carrément… Même dans sa récente répétition (c’est-à-dire dans la visite qu’il avait faite à la vieille pour tâter définitivement le terrain), il s’en était fallu de beaucoup qu’il eût répété sérieusement. Acteur sans conviction, il n’avait pu soutenir son rôle et s’était enfui indigné contre lui-même.

Pourtant, au point de vue moral, Raskolnikoff avait lieu de considérer la question comme résolue. Sa casuistique, aiguisée comme un rasoir, avait tranché toutes les objections, mais, n’en rencontrant plus dans son esprit, il s’efforçait d’en trouver au dehors. On eût dit qu’entraîné par une puissance aveugle, irrésistible, surhumaine, il cherchait désespérément un point fixe auquel il pût se raccrocher. Les incidents si imprévus de la veille agissaient sur lui d’une façon presque absolument automatique. Tel un homme qui a laissé prendre le pan de son habit dans une roue d’engrenage est bientôt saisi lui-même par la machine.

La première question qui l’occupait, et à laquelle, du reste, il avait songé bien des fois, était celle-ci : Pourquoi presque tous les crimes sont-ils si facilement découverts, et pourquoi retrouve-t-on si aisément les traces de presque tous les coupables ?

Il arriva peu à peu à diverses conclusions curieuses. Selon lui, la principale raison du fait était moins dans l’impossibilité matérielle de cacher le crime que dans la personnalité même du criminel : presque toujours ce dernier se trouvait éprouver, au moment du crime, une diminution de la volonté et de l’entendement ; c’est pourquoi il se conduisait avec une étourderie enfantine, une légèreté phénoménale, alors même que la circonspection et la prudence lui étaient le plus nécessaires.

Raskolnikoff assimilait cette éclipse du jugement et cette défaillance de la volonté à une affection morbide qui se développait par degrés, atteignait son maximum d’intensité peu avant la perpétration du crime, subsistait sous la même forme au moment du crime et encore quelque temps après (plus ou moins longtemps suivant les individus), pour cesser ensuite, comme cessent toutes les maladies. Un point à éclaircir était celui de savoir si la maladie détermine le crime ou si le crime lui-même, en vertu de sa nature propre, n’est pas toujours accompagné de quelque phénomène morbide ; mais le jeune homme ne se sentait pas encore capable de résoudre cette question.

En raisonnant de la sorte, il se persuada que lui, personnellement, il était à l’abri de semblables bouleversements moraux, qu’il conserverait la plénitude de son intelligence et de sa volonté pendant toute la durée de son entreprise, par cette seule raison que son entreprise « n’était pas un crime »… Nous ne rapporterons pas la série des arguments qui l’avaient conduit à cette dernière conclusion. Bornons-nous à dire que, dans ses préoccupations, le côté pratique, les difficultés purement matérielles d’exécution restaient tout à fait à l’arrière-plan. « Que je conserve seulement ma présence d’esprit, ma force de volonté, et, quand le moment d’agir sera venu, je triompherai de tous les obstacles… » Mais il ne se mettait pas à l’œuvre. Moins que jamais il croyait à la persistance finale de ses résolutions, et, quand l’heure sonna, il se réveilla comme d’un rêve.

Il n’était pas encore au bas de l’escalier qu’une circonstance fort insignifiante vint le dérouter. Arrivé sur le palier où habitait sa logeuse, il trouva grande ouverte, comme toujours, la porte de la cuisine et jeta discrètement un coup d’œil dans cette pièce : en l’absence de Nastasia, la logeuse elle-même n’était-elle pas là, et, si elle n’y était pas, avait-elle bien fermé la porte de sa chambre ? Ne pouvait-elle pas le voir de chez elle, lorsqu’il entrerait pour prendre la hache ? Voilà ce dont il voulait s’assurer. Mais quelle ne fut pas sa stupeur en constatant que cette fois Nastasia était dans sa cuisine ! Qui plus est, elle était occupée : elle tirait du linge d’un panier et l’étendait sur des cordes. À l’apparition du jeune homme, la servante, interrompant son travail, se tourna vers lui et le regarda jusqu’à ce qu’il se fût éloigné.

Il détourna les yeux et passa sans avoir l’air de rien remarquer. Mais c’était une affaire finie ; il n’avait point de hache ! Cette déconvenue lui porta un coup terrible.

« Et où avais-je pris, pensait-il en descendant les dernières marches de l’escalier, où avais-je pris que juste à ce moment-là Nastasia serait infailliblement sortie ? Comment, m’étais-je mis cela dans la tête ? »

Il était écrasé, comme anéanti. Dans son dépit, il éprouvait un besoin de se moquer de lui-même. Une colère sauvage bouillonnait dans tout son être.

Il s’arrêta indécis sous la porte cochère. Aller dans la rue, sortir sans but, pour la frime, il n’en avait pas la moindre envie, mais il lui était encore plus désagréable de remonter chez lui. « Dire que j’ai perdu pour toujours une si belle occasion ! » grommelait-il, debout en face de l’obscure loge du dvornik, laquelle était ouverte aussi.

Tout à coup, il tressaillit. Dans la loge, à deux pas de Raskolnikoff, quelque chose brillait sous un banc à gauche … Le jeune homme regarda autour de lui, — personne. Il s’approcha tout doucement de la loge, descendit deux petites marches et appela d’une voix faible le dvornik. « Allons, il n’est pas chez lui ! Du reste, il ne doit pas être allé loin, puisqu’il a laissé sa porte ouverte. » Prompt comme l’éclair, il s’élança vers la hache (c’en était une) et la tira de dessous le banc où elle reposait entre deux bûches. Ensuite, il passa l’arme dans le nœud coulant, fourra ses mains dans ses poches et sortit de la loge. Personne ne le remarqua ! « Ce n’est pas l’intelligence qui m’a aidé ici, c’est le diable ! » pensa-t-il avec un sourire étrange. L’heureuse chance qui venait de lui échoir contribua puissamment à l’encourager.

Une fois dans la rue, il marcha tranquillement, gravement, sans se hâter, de peur d’éveiller des soupçons. Il ne regardait guère les passants, il s’efforçait même de ne fixer les yeux sur personne et d’attirer le moins possible l’attention. Soudain il repensa à son chapeau. « Mon Dieu ! avant-hier j’avais de l’argent, j’aurais si bien pu acheter une casquette ! » Une imprécation jaillit du fond de son âme.

Un coup d’œil jeté par hasard dans une boutique où il y avait une horloge adossée au mur lui apprit qu’il était déjà sept heures dix. Le temps pressait, et pourtant il lui fallait faire un détour, car il ne voulait pas être vu arrivant de ce côté à la maison.

Naguère, lorsqu’il essayait de se représenter par avance la situation qui était maintenant la sienne, il se figurait parfois qu’il serait très-effrayé. À présent, contrairement à son attente, il n’avait pas peur du tout. Des pensées étrangères à son entreprise occupaient son esprit, mais ce n’était jamais pour longtemps. Tandis qu’il passait devant le jardin Ioussoupoff, il se disait qu’on ferait bien d’établir sur toutes les places publiques des fontaines monumentales pour rafraîchir l’atmosphère. Puis, par une série de transitions insensibles, il en vint à songer que si le Jardin d’Été prenait toute l’étendue du Champ de Mars et allait même se rejoindre au jardin du palais Michel, Pétersbourg y trouverait force profit et agrément…

« C’est ainsi sans doute que les gens conduits au supplice arrêtent leur pensée sur tous les objets qu’ils rencontrent en chemin. » Cette idée lui vint à l’esprit, mais il se hâta de la chasser… Cependant, il approche : voici la maison, voici la grand’porte. Soudain il entend une horloge sonner un seul coup. « Comment ! est-ce qu’il serait sept heures et demie ? C’est impossible ; elle avance certainement ! »

Cette fois encore, le hasard servit à souhait Raskolnikoff. Comme par un fait exprès, au moment même où il arrivait devant la maison, une énorme charrette de foin entrait par la porte cochère, dont elle occupait presque toute la largeur. Le jeune homme put donc franchir le seuil sans être vu, en se glissant dans l’étroit passage resté libre entre la charrette et le mur.

Quand il fut dans la cour, il prit vivement à droite. De l’autre côté de la charrette, des gens se disputaient : il les entendait crier. Mais nul ne le remarqua, et il ne rencontra personne. Plusieurs des fenêtres qui donnaient sur cette immense cour carrée étaient alors ouvertes ; cependant il ne leva pas la tête, — il n’en avait pas la force. Son premier mouvement fut de gagner l’escalier de la vieille, lequel se trouvait à droite.

Reprenant haleine et tenant la main appuyée sur son cœur pour en comprimer les battements, il se mit en devoir de gravir les marches, non sans s’être assuré que sa hache était bien assujettie par le nœud coulant. À chaque minute, il prêtait l’oreille. Mais l’escalier était complétement désert, toutes les portes étaient fermées ; il ne rencontra pas une âme. Au second étage, il est vrai, un logement inhabité, était ouvert, et des peintres y travaillaient. Ceux-ci, du reste, ne virent pas Raskolnikoff. Il s’arrêta un instant, réfléchit et continua son ascension. « Sans doute mieux vaudrait qu’ils ne fussent pas là, mais… au-dessus d’eux il y a encore deux étages. »

Voici le quatrième étage, voici la porte d’Aléna Ivanovna ; le logement d’en face est inoccupé. Au troisième, l’appartement situé juste au-dessous de celui de la vieille est vide aussi, selon toute apparence : la carte de visite qui était clouée sur la porte n’y est plus, les locataires sont partis !… Raskolnikoff étouffait. Il eut une seconde d’hésitation : « Ne ferais-je pas mieux de m’en aller ? » Mais, sans répondre à cette question, il se mit aux écoutes : aucun bruit ne venait de chez l’usurière. Dans l’escalier, même silence. Après avoir longuement prêté l’oreille, le jeune homme jeta un dernier regard autour de lui et tâta de nouveau sa hache. « Ne suis-je point trop pâle ? pensa-t-il, — n’ai-je pas l’air trop agité ? Elle est défiante… Si j’attendais encore un peu… pour laisser à mon émotion le temps de se calmer ?… »

Mais, loin de s’atténuer, les pulsations de son cœur devenaient de plus en plus violentes… Il n’y put tenir davantage, et, avançant lentement la main vers le cordon de la sonnette, il le tira à lui. Au bout d’une demi-minute, il sonna de nouveau, cette fois un peu plus fort.

Pas de réponse. Carillonner comme un sourd eut été inutile, maladroit même. À coup sûr, la vieille était chez elle ; mais, naturellement soupçonneuse, elle devait l’être d’autant plus en ce moment qu’elle se trouvait seule. Raskolnikoff connaissait en partie les habitudes d’Aléna Ivanovna. Et, derechef, il appliqua son oreille contre la porte. La circonstance avait-elle développé chez lui une acuité particulière de sensation (ce qui, en général, est difficile à admettre), ou bien, en effet, le bruit était-il aisément perceptible ?

Quoi qu’il en soit, son ouïe distingua soudain qu’une main se posait avec précaution sur le bouton de la serrure et qu’une robe frôlait la porte. Quelqu’un, à l’intérieur, se livrait exactement au même manège que lui sur le palier. Quelqu’un, debout près de la serrure, écoutait en s’efforçant de dissimuler sa présence, et probablement aussi avait l’oreille collée contre la porte.

Ne voulant pas avoir l’air de se cacher, le jeune homme fit exprès de remuer quelque peu bruyamment et de grommeler assez haut ; puis il sonna pour la troisième fois, mais doucement, posément, sans que son coup de sonnette trahit la moindre impatience. Cette minute laissa à Raskolnikoff un souvenir ineffaçable. Quand, plus tard, il y songeait, jamais il ne parvenait à comprendre comment il avait pu déployer tant de ruse, alors surtout que l’émotion le troublait au point de lui ôter par instants la possession de ses facultés intellectuelles et physiques… Au bout d’un moment, il entendit qu’on tirait le verrou.