Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 63-77).
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Première partie

V

« En effet, il n’y a pas encore longtemps je me proposais d’aller chez Razoumikhine, je voulais le prier de me procurer soit des leçons, soit un travail quelconque… se disait Raskolnikoff, — mais maintenant en quoi peut-il m’être utile ? Je suppose qu’il me procure des leçons, je suppose même que, se trouvant en possession de quelques kopecks, il se saigne à blanc pour me fournir de quoi acheter les bottes et les vêtements décents qui sont indispensables à un répétiteur… hum… Eh bien, après ? Que ferai-je avec quelques piataks[1] ? Est-ce de cela que j’ai besoin à présent ? Vraiment, je suis bien sot d’aller chez Razoumikhine… »

La question de savoir pourquoi il se rendait en ce moment chez Razoumikhine le tourmentait plus encore qu’il ne se l’avouait à lui-même ; il cherchait anxieusement quelque sens sinistre pour lui dans cette démarche en apparence la plus simple du monde.

« Est-il possible que, dans mes embarras, j’aie mis tout mon espoir en Razoumikhine ? Est-ce que, vraiment, je n’attendrais mon salut que de lui ? » se demandait-il avec surprise.

Il réfléchissait, se frottait le front, et, tout à coup, après qu’il se fut mis longtemps l’esprit à la torture, une idée très-étrange jaillit à l’improviste dans son cerveau.

« Hum… oui, j’irai chez Razoumikhine, dit-il soudain du ton le plus calme, comme s’il eut pris une résolution définitive, — j’irai chez Razoumikhine à coup sûr… mais pas maintenant… J’irai le voir… le lendemain, quand cela sera fini et que mes affaires auront changé de face… »

À peine avait-il prononcé ces mots qu’il fit un brusque retour sur lui-même. « Quand cela sera fini ! s’écria-t-il avec un sursaut qui l’arracha du banc sur lequel il était assis, — mais est-ce que cela aura lieu ? Est-ce que c’est possible ? »

Il quitta le banc et s’éloigna d’un pas rapide. Son premier mouvement était de retourner chez lui, mais quoi ! rentrer dans cette affreuse petite chambre où il venait de passer plus d’un mois à préméditer tout cela ! À cette pensée, le dégoût s’empara de lui, et il se mit à marcher à l’aventure.

Son tremblement nerveux avait pris un caractère fébrile ; il se sentait frissonner ; nonobstant l’élévation de la température, il avait froid. Presque à son insu, cédant à une sorte de nécessité intérieure, il s’efforçait de fixer son attention sur les divers objets qu’il rencontrait, pour échapper à l’obsession d’une idée troublante. Mais vainement il essayait de se distraire, à chaque instant il retombait dans sa rêverie. Quand il avait levé la tête pour promener ses regards autour de lui, il oubliait une minute après ce à quoi il venait de penser et le lieu même où il était. Ce fut ainsi que Raskolnikoff traversa tout Vasili Ostroff, déboucha sur la Petite-Néwa, passa le pont et arriva aux îles.

La verdure et la fraîcheur réjouirent d’abord ses yeux accoutumés à la poussière, à la chaux, aux lourds entassements de moellons. Ici plus d’étouffement, plus d’exhalaisons méphitiques, plus de cabarets. Mais bientôt ces sensations nouvelles perdirent elles-mêmes leur charme et firent place à un agacement maladif. Parfois le jeune homme s’arrêtait devant quelque villa coquettement enchâssée au milieu d’une végétation riante ; il regardait par la grille, voyait sur les terrasses et les balcons des femmes élégamment vêtues, ou des enfants qui couraient dans le jardin. Il remarquait surtout les fleurs : c’étaient elles qui attiraient le plus ses regards. De temps à autre passaient à côté de lui des cavaliers, des amazones, de superbes équipages ; il les suivait d’un œil curieux et les oubliait avant qu’il eût cessé de les apercevoir.

À un moment donné, il s’arrêta et compta son argent ; il se trouva posséder environ trente kopecks. « J’en ai donné vingt au sergent de ville, trois à Nastasia pour la lettre, se dit-il ; par conséquent, c’est quarante-sept ou cinquante kopecks que j’ai laissés hier chez les Marméladoff. » Il avait eu un motif pour vérifier l’état de ses finances ; mais, un instant après, il ne se rappelait plus pourquoi il avait tiré son argent de sa poche. Ce souvenir lui revint un peu plus tard, comme il passait devant une gargote. Son estomac criait famine.

Il entra dans la gargote, avala un petit verre d’eau-de-vie et mangea quelques bouchées d’un pâté qu’il emporta pour l’achever tout en se promenant. Depuis fort longtemps il n’avait pas pris de spiritueux. Le peu d’eau-de-vie qu’il venait de boire agit immédiatement sur lui. Ses jambes s’appesantirent, et il commença à éprouver une forte envie de dormir. Il voulut retourner chez lui, mais, arrivé à Pétrovsky Ostroff, il se sentit incapable d’aller plus loin.

Quittant donc la route, il pénétra dans les taillis, se coucha sur l’herbe et s’endormit à l’instant même.

Dans l’état maladif, les songes se distinguent souvent par un relief extraordinaire et une ressemblance frappante avec la réalité. Le tableau est quelquefois monstrueux, mais la mise en scène et toute la suite de la représentation sont néanmoins si vraisemblables, les détails sont si fins et offrent, dans leur imprévu, un agencement si ingénieux que le songeur, fût-il même un artiste comme Pouchkine ou Tourguéneff, serait, à l’état de veille, incapable d’inventer aussi bien. Ces songes maladifs laissent toujours un long souvenir et affectent profondément l’organisme, déjà détraqué, de l’individu.

Raskolnikoff fit un rêve affreux. Il se revit enfant dans la petite ville qu’il habitait alors avec sa famille. Il a sept ans, et, un jour de fête, vers le soir, il se promène extra muros, accompagné de son père. Le temps est gris, l’air est lourd, les lieux sont exactement tels que sa mémoire les lui rappelait, il retrouve même en songe plus d’un détail qui s’était effacé de son esprit. La petite ville apparaît absolument à découvert, aux environs pas même un saule blanc ; quelque part, bien loin, tout au bout de l’horizon, un petit bois forme une tache noire. À quelques pas du dernier jardin de la ville se trouve un cabaret, un grand cabaret près duquel l’enfant ne pouvait jamais passer, en se promenant avec son père, sans éprouver une impression très-désagréable et même un sentiment de frayeur. Il y avait toujours là une telle foule, des gens qui braillaient, riaient, s’injuriaient, se battaient, ou chantaient d’une voix enrouée de si vilaines choses ; aux environs erraient toujours des hommes ivres, et leurs figures étaient si affreuses… À leur approche, Rodion se serrait étroitement contre son père et tremblait de tout son corps. Le chemin de traverse qui longe le cabaret est toujours couvert d’une poussière noire. À trois cents pas de là, il fait un coude à droite et contourne le cimetière de la ville. Au milieu du cimetière, s’élève une église de pierre surmontée d’une coupole verte, où l’enfant allait deux fois par an entendre la messe avec son père et sa mère, lorsqu’on célébrait l’office pour le repos de l’âme de sa grand’mère, morte depuis longtemps déjà et qu’il n’avait jamais connue. Dans ces occasions, ils emportaient toujours un gâteau de riz sur lequel une croix était figurée avec des raisins secs. Il aimait cette église, ses vieilles images pour la plupart sans garnitures, et son vieux prêtre à la tête branlante. À côté de la pierre marquant la place où reposaient les restes de la vieille femme, il y avait une petite tombe, celle du frère cadet de Rodion, enfant mort à six mois. Il ne l’avait pas connu non plus, mais on lui avait dit qu’il avait eu un petit frère ; aussi, chaque fois qu’il visitait le cimetière, il faisait pieusement le signe de la croix au-dessus de la petite tombe, s’inclinait avec respect et la baisait. Voici maintenant son rêve : il suit avec son père le chemin qui conduit au cimetière ; tous deux passent devant le cabaret ; il tient son père par la main et jette des regards craintifs sur l’odieuse maison où semble régner une animation plus grande encore que de coutume. Il y a là force bourgeoises et paysannes endimanchées, leurs maris, et toute sorte de gens appartenant à la lie du peuple. Tous sont ivres, tous chantent des chansons. Devant le perron du cabaret stationne un de ces énormes chariots dont on se sert habituellement pour le transport des marchandises et des fûts de vin ; d’ordinaire on y attelle de vigoureux chevaux aux grosses jambes, à la longue crinière, et Raskolnikoff avait toujours plaisir à contempler ces robustes bêtes traînant derrière elles les plus pesants fardeaux sans en éprouver la moindre fatigue. Mais maintenant à ce lourd chariot était attelé un petit cheval rouan d’une maigreur lamentable, une de ces rosses auxquelles les moujiks font parfois tirer de grosses charrettes de bois ou de foin, et qu’ils accablent de coups, allant jusqu’à les fouetter sur les yeux et sur le museau, quand les pauvres bêtes s’épuisent en vains efforts pour dégager le véhicule embourbé. Ce spectacle dont Raskolnikoff avait été souvent témoin lui faisait toujours venir les larmes aux yeux, et sa maman ne manquait jamais, en pareil cas, de l’éloigner de la fenêtre. Soudain se produit un grand tapage : du cabaret sortent, en criant, en chantant, en jouant de la guitare, des moujiks complétement ivres ; ils ont des chemises rouges et bleues, leurs sarraus sont jetés négligemment sur leurs épaules. « Montez, montez tous ! crie un homme jeune encore, au gros cou, au visage charnu et d’un rouge carotte, — je vous emmène tous, montez ! » Ces paroles provoquent aussitôt des rires et des exclamations :

— Une rosse pareille faire la route !

— Il faut que tu aies perdu l’esprit, Mikolka, pour atteler cette petite jument à un pareil chariot !

— Pour sûr, mes amis, la jument rouanne marche sur ses vingt ans !

— Montez, j’emmène tout le monde ! crie de nouveau Mikolka qui saute le premier dans le chariot, saisit les guides et se dresse de toute sa taille sur le devant du véhicule. — Le cheval bai est parti tantôt avec Matviéi, et cette jument, mes amis, est un vrai crève-cœur pour moi ; je crois que je devrais la tuer, elle ne gagne pas sa nourriture. Montez, vous dis-je ! je la ferai galoper ! oh ! elle galopera !

Ce disant, il prend son fouet, déjà heureux à l’idée de fouetter la jument rouanne.

— Mais montez donc, voyons ! Puisqu’on vous dit qu’elle va galoper ! ricane-t-on dans la foule.

— Elle n’a sans doute pas galopé depuis dix ans.

— Elle ira bon train !

— Ne la ménagez pas, mes amis, prenez chacun un fouet, préparez-vous tous !

— C’est cela ! on la fouettera !

Tous grimpent dans le chariot de Mikolka en riant et en faisant des plaisanteries. Six hommes sont déjà montés, et il reste encore de la place. Ils prennent avec eux une grosse paysanne au visage rubicond. Cette commère, vêtue d’une saraphane de coton rouge, a sur la tête une sorte de bavolet orné de verroteries ; elle croque des noisettes et rit de temps à autre. Dans la foule qui entoure l’équipage on rit aussi, et, en vérité, comment ne pas rire à l’idée qu’une pareille rosse emportera au galop tout ce monde-là ? Deux des gars qui sont dans le chariot prennent aussitôt des fouets pour aider Mikolka. « Allez ! » crie ce dernier. Le cheval tire de toutes ses forces, mais, bien loin de galoper, c’est à peine s’il peut avancer d’un pas ; il piétine, gémit et plie le dos sous les coups que les trois fouets font pleuvoir sur lui, dru comme grêle. Les rires redoublent dans le chariot et dans la foule, mais Mikolka se fâche, et, dans sa colère, il tape de plus belle sur la jument, comme si vraiment il espérait la faire galoper.

— Laissez-moi aussi monter, mes amis, crie parmi les spectateurs un jeune homme qui brûle de se mêler à la bande joyeuse.

— Monte ! répond Mikolka, — montez tous, elle emmènera tout le monde, je vais la faire marcher !

Là-dessus, il fouette, fouette, et, dans sa fureur, ne sait déjà plus avec quoi frapper sa bête.

— Papa, papa, crie l’enfant à son père, — papa, qu’est-ce qu’ils font ? Papa, ils battent le pauvre petit cheval !

— Marchons, marchons ! dit le père, — ce sont des ivrognes qui s’amusent, des imbéciles ; viens, ne fais pas attention à eux ! — Et il veut l’emmener, mais Rodion se dégage des mains paternelles et, ne se connaissant plus, accourt auprès du cheval. Déjà le malheureux animal n’en peut plus. Il halète, après un instant d’arrêt recommence à tirer, et peu s’en faut qu’il ne s’abatte.

— Fouettez-la jusqu’à ce que mort s’ensuive ! hurle Mikolka, — il n’y a plus que cela à faire. Je vais m’y mettre !

— Pour sûr tu n’es pas chrétien, loup-garou ! crie un vieillard dans la foule.

— A-t-on jamais vu un petit cheval pareil traîner un lourd chariot comme cela ? ajoute un autre.

— Vaurien ! vocifère un troisième.

— Ce n’est pas à toi ! C’est mon bien ! Je fais ce que je veux. Montez encore, montez tous ! Il faut absolument qu’elle galope !…

Soudain, la voix de Mikolka est couverte par de bruyants éclats de rire : la jument accablée de coups a fini par perdre patience et, nonobstant sa faiblesse, s’est mise à ruer. L’hilarité générale gagne le vieillard lui-même. Il y a vraiment de quoi rire en effet : un cheval qui peut à peine se tenir sur ses jambes et qui rue !

Deux gars se détachent de la foule, s’arment de fouets et courent cingler l’animal, l’un à droite, l’autre à gauche.

— Fouettez-la sur le museau, sur les yeux, sur les yeux ! vocifère Mikolka.

— Une chanson, mes amis ! crie quelqu’un du chariot. Aussitôt toute la bande entonne une chanson grossière, un tambour de basque fait l’accompagnement. La paysanne croque des noisettes et rit.

…Rodion s’est approché du cheval, il le voit fouetté sur les yeux, oui, sur les yeux ! Il pleure. Son cœur se soulève, ses larmes coulent. Un des bourreaux lui effleure le visage avec son fouet ; il ne le sent pas. Il se tord les mains, pousse des cris. Il s’élance vers le vieillard à la barbe et aux cheveux blancs, qui hoche la tête et condamne tout cela. Une femme prend l’enfant par la main et veut l’emmener loin de cette scène, il se dégage et se hâte de revenir auprès de la jument. Celle-ci est à bout de forces, néanmoins elle essaye encore de ruer.

— Ah, loup-garou ! vocifère Mikolka exaspéré. Il abandonne son fouet, se baisse et ramasse dans le fond du chariot un long et lourd brancard ; le tenant par un bout dans ses deux mains, il le brandit avec effort au-dessus de la jument rouanne.

— Il va l’assommer ! crie-t-on autour de lui.

— Il la tuera !

— C’est mon bien ! crie Mikolka, et le brancard, manié par deux bras vigoureux, tombe avec fracas sur le dos de l’animal.

— Fouettez-la, fouettez ! pourquoi vous arrêtez-vous ? font entendre des voix dans la foule.

De nouveau le brancard s’élève dans l’air, de nouveau il s’abat sur l’échine de la malheureuse haridelle. Sous la violence du coup, elle faiblit, néanmoins elle prend son élan, et avec tout ce qui lui reste de force, elle tire, elle tire en divers sens, pour échapper à ce supplice, mais de tous côtés elle rencontre les six fouets de ses persécuteurs. Une troisième, une quatrième fois, Mikolka frappe sa victime avec le brancard. Il est furieux de ne pouvoir la tuer d’un seul coup.

— Elle a la vie dure ! crie-t-on dans son entourage.

— Elle n’en a certes plus pour longtemps, mes amis, sa dernière heure est arrivée ! observe dans la foule un amateur.

— Qu’on prenne une hache ! C’est le moyen d’en finir tout de suite avec elle, suggère un troisième.

— Place ! fait Mikolka ; ses mains lâchent le brancard, il fouille de nouveau dans le chariot et y prend un levier de fer. Gare ! crie-t-il ensuite, et il assène un violent coup de cette arme au pauvre cheval. La jument chancelle, s’affaisse, elle veut encore tirer, mais un second coup du levier l’étend sur le sol, comme si on lui avait tranché instantanément les quatre membres.

— Achevons-la ! hurle Mikolka, qui, hors de lui, saute en bas du chariot. Quelques gars rouges et avinés saisissent ce qui leur tombe sous la main — des fouets, des bâtons, le brancard, et courent au cheval expirant. Mikolka, debout à côté de la bête, la frappe sans relâche à coups de levier. La jument allonge la tête et rend le dernier soupir.

— Elle est morte ! crie-t-on dans la foule.

— Mais pourquoi ne voulait-elle pas galoper !

— C’est mon bien ! crie Mikolka, tenant toujours le levier dans ses mains. Ses yeux sont injectés de sang. Il semble regretter que la mort lui ait enlevé sa victime.

— Eh bien, vrai ! tu n’es pas chrétien ! répliquent avec indignation plusieurs des assistants.

Mais le pauvre petit garçon ne se connaît plus. Tout en criant, il se fraye un chemin à travers la foule qui entoure la jument rouanne ; il prend la tête ensanglantée du cadavre ; et la baise, la baise sur les yeux, sur les lèvres… Puis, dans un soudain transport de colère, il serre ses petits poings et se jette sur Mikolka. En ce moment, son père, qui depuis longtemps déjà était à sa recherche, le découvre enfin et l’emmène hors de la foule.

— Allons-nous-en, allons-nous-en ! lui dit-il, — rentrons à la maison !

— Papa ! pourquoi ont-ils… tué… le pauvre cheval ?… sanglote l’enfant ; mais la respiration lui manque, et de sa gorge serrée ne sortent que des sons rauques.

— Ce sont des polissonneries de gens ivres, cela ne nous regarde pas, partons ! dit le père. Rodion le presse dans ses bras, mais il a un tel fardeau sur la poitrine… Il veut respirer, crier, et s’éveille.

Raskolnikoff se réveilla haletant, le corps moite, les cheveux trempés de sueur. Il s’assit sous un arbre et respira longuement.

« Grâce à Dieu, ce n’est qu’un songe ! se dit-il. Mais quoi ?

Est-ce que je commencerais une fièvre ? Un si vilain rêve me le donnerait à penser ! »

Il avait les membres comme brisés ; son âme était pleine d’obscurité et de confusion. Appuyant ses coudes sur ses genoux, il laissa tomber sa tête dans ses mains.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il, se peut-il, en effet, que je prenne une hache et que j’aille fracasser le crâne de cette femme !… Se peut-il que je marche dans le sang tiède et gluant, que j’aille forcer la serrure, voler, puis me cacher tremblant, ensanglanté… avec la hache… Seigneur, est-ce que c’est possible ?

En prononçant ces mots, il tremblait comme une feuille.

— Mais à quoi vais-je penser ! continua-t-il d’un ton de profonde surprise. — Voyons, je savais bien que je n’en serais pas capable ; pourquoi donc me suis-je ainsi tourmenté jusqu’à ce moment ? Hier déjà, hier, quand je suis allé faire cette… répétition, hier, j’ai parfaitement compris que cela était au-dessus de mes forces. D’où vient donc que j’ai l’air de me tâter encore à présent ? Hier, en descendant l’escalier, je disais moi-même que c’était ignoble, odieux, repoussant… La seule pensée d’une chose pareille me terrifiait…

— Non, je n’en aurai pas le courage, cela dépasse mes forces ! Lors même que tous mes raisonnements ne laisseraient place à aucun doute, lors même que toutes les conclusions auxquelles je suis arrivé durant ce mois seraient claires comme le jour, exactes comme l’arithmétique, n’importe, je ne saurais me décider à cela ! J’en suis incapable !… Pourquoi donc, pourquoi maintenant encore…

Il se leva, regarda d’un air étonné autour de lui, comme s’il eut été surpris de se trouver là, et prit le pont T… Il était pâle, ses yeux brillaient, l’affaiblissement se manifestait dans tout son être, mais il commençait à respirer plus à l’aise. Déjà il se sentait délivré de l’affreux poids qui l’avait si longtemps oppressé, et la paix rentrait dans son âme soulagée. « Seigneur ! pria-t-il, — montre-moi ma route, et je renoncerai à ce rêve maudit ! »

En traversant le pont, il regardait tranquillement la rivière et le flamboyant coucher du soleil. Malgré sa faiblesse, il ne sentait même pas la fatigue. On eût dit que l’abcès qui s’était formé dans son cœur depuis un mois venait de crever subitement. À présent, il était libre ! Le charme était rompu ! L’horrible maléfice avait cessé d’agir !

Plus tard, Raskolnikoff se rappela, minute par minute, l’emploi de son temps durant ces jours de crise : une circonstance, entre autres, lui revenait souvent à la pensée, et, bien qu’elle n’eût par elle-même rien de particulièrement extraordinaire, il n’y songeait jamais qu’avec une sorte d’effroi superstitieux, vu l’action décisive qu’elle avait exercée sur sa destinée.

Voici le fait qui restait toujours pour lui une énigme : comment, alors que fatigué, harassé, il aurait dû, ce semble, retourner chez lui par le chemin le plus court et le plus direct, comment l’idée lui était-elle venue de prendre par le Marché-au-Foin, où rien, absolument rien ne l’appelait ? Sans doute, ce détour n’allongeait pas beaucoup sa route, mais il était parfaitement inutile. À la vérité, il lui était arrivé des dizaines de fois de regagner sa demeure sans faire attention à l’itinéraire qu’il suivait. « Mais pourquoi donc, se demandait-il toujours, pourquoi la rencontre si importante, si décisive pour moi, et en même temps si fortuite, que j’ai faite sur le Marché-au-Foin (où je n’avais aucun motif pour me rendre), pourquoi cette rencontre a-t-elle eu lieu à l’heure même, au moment précis où, étant données les dispositions dans lesquelles je me trouvais, elle devait avoir les suites les plus graves et les plus irréparables ? » Il était tenté de voir dans cette fatale coïncidence l’effet d’une prédestination.

Il était près de neuf heures quand le jeune homme arriva sur le Marché-au-Foin. Les boutiquiers fermaient leurs boutiques, les étalagistes se préparaient à retourner chez eux, et les chalands faisaient de même. Des ouvriers et des loqueteux de toute sorte grouillaient aux abords des gargotes et des cabarets qui, sur le Marché-au-Foin, occupent le rez-de-chaussée de la plupart des maisons. Cette place et les péréouloks voisins étaient les lieux que Raskolnikoff fréquentait le plus volontiers, quand il sortait sans but de chez lui. Là, en effet, ses haillons n’offusquaient les regards de personne, et l’on pouvait se promener accoutré n’importe comment. Au coin du péréoulok de K…, un marchand et sa femme vendaient des articles de mercerie étalés sur deux tables.

Bien qu’ils se disposassent aussi à regagner leur demeure, ils s’étaient attardés à causer avec une de leurs connaissances qui venait de s’approcher d’eux. Cette personne était Élisabeth Ivanovna, sœur cadette d’Aléna Ivanovna, l’usurière chez qui Raskolnikoff était allé la veille mettre sa montre en gage et faire sa répétition… Depuis longtemps déjà il était renseigné sur le compte de cette Élisabeth ; elle-même le connaissait un peu. C’était une grande et gauche fille de trente-cinq ans, timide, douce et presque idiote. Elle tremblait devant sa sœur, qui la traitait littéralement en esclave, la faisait travailler jour et nuit pour elle et même la battait. En ce moment, sa physionomie exprimait l’indécision, tandis que, debout, un paquet à la main, elle écoutait attentivement les propos du marchand et de sa femme. Ceux-ci lui expliquaient quelque chose et mettaient dans leurs paroles une chaleur particulière. Quand Raskolnikoff aperçut tout à coup Élisabeth, il éprouva une sensation étrange qui ressemblait à une profonde surprise, bien que cette rencontre n’eût rien d’étonnant.

— Il faut que vous soyez là pour traiter l’affaire, Élisabeth Ivanovna, dit avec force le marchand. Venez donc demain entre six et sept heures. Ils viendront aussi de leur côté.

— Demain ? fit d’une voix traînante Élisabeth, qui semblait avoir peine à se décider.

— Vous avez peur d’Aléna Ivanovna ? dit vivement la marchande, qui était une gaillarde. J’aurai l’œil sur vous, car vous êtes vraiment comme un petit enfant. Est-il possible que vous vous laissiez dominer à ce point par une personne qui n’est, après tout, que votre demi-sœur ?

— Pour cette fois, ne dites rien à Aléna Ivanovna, interrompit le mari, — voilà ce que je vous conseille ; venez chez nous sans en demander la permission. Il s’agit d’une affaire avantageuse. Votre sœur pourra elle-même s’en convaincre ensuite.

— Est-ce que je viendrai ?

— Demain, entre six et sept heures ; on viendra aussi de chez eux ; il faut que vous soyez présente pour décider la chose.

— Et nous aurons une tasse de thé à vous offrir, ajouta la marchande.

— C’est bien, je viendrai, répondit Élisabeth toujours pensive ; et lentement elle se mit en devoir de prendre congé.

Raskolnikoff avait déjà dépassé le groupe formé par ces trois personnes, et il n’en entendit pas davantage. Il avait, sans en avoir l’air, ralenti son pas, s’efforçant de ne perdre aucun mot de cet entretien. À la surprise du premier moment avait insensiblement succédé chez lui une frayeur qui le faisait frissonner. Le hasard le plus imprévu venait de lui apprendre que demain, à sept heures précises du soir, Élisabeth, la sœur et l’unique compagne de la vieille, serait absente, et que, par conséquent, demain soir à sept heures précises, la vieille se trouverait seule chez elle.

Le jeune homme n’était plus qu’à quelques pas de son logement. Il rentra chez lui, comme s’il avait été condamné à mort. Il ne pensa à rien et, du reste, ne pouvait pas penser : il sentit subitement dans tout son être qu’il n’avait plus ni volonté, ni libre arbitre, et que tout était définitivement décidé.

Certes, il aurait pu attendre des années entières une occasion favorable, essayer même de la faire naître, sans en trouver une aussi propice que celle qui venait d’elle-même s’offrir à lui. En tout cas, il lui aurait été difficile de savoir la veille, de science certaine, et cela sans courir le moindre risque, sans se compromettre par des questions dangereuses, — que demain, à telle heure, telle vieille femme, qu’il voulait tuer, serait toute seule chez elle.

  1. Le piatak est une pièce de cinq kopecks, ce qui représente vingt centimes de notre monnaie.