Contes d’Andersen/Petit Claus et Grand Claus

Traduction par David Soldi.
Contes d’AndersenLibrairie Hachette et Cie (p. 58-76).

Il saisit petit Claus. (page 72)



PETIT CLAUS ET GRAND CLAUS.


Dans une ville demeuraient deux hommes qui s’appelaient du même nom, Claus ; mais l’un avait quatre chevaux, et l’autre n’en avait qu’un seul : donc, pour les distinguer, l’on appelait le premier grand Claus, et l’autre petit Claus. Écoutez bien maintenant ce qui leur arriva, car c’est une histoire véritable !

Pendant toute la semaine, petit Claus était obligé de labourer la terre de grand Claus et de lui prêter son unique cheval ; en revanche, grand Claus l’aidait avec ses quatre chevaux une fois par semaine, c’est-à-dire tous les dimanches seulement. Hutsch ! comme petit Claus faisait alors claquer son fouet au-dessus des cinq chevaux ! Il les regardait comme les siens. Le soleil brillait si magnifique ! Toutes les cloches appelaient le monde à l’église ; les hommes et les femmes revêtus de leurs plus beaux habits passaient devant petit Claus, qui, labourant la terre d’un air joyeux, faisait claquer son fouet en s’écriant :

« Hue donc, mes chevaux !

— Ne dis donc pas mes chevaux, lui cria une fois grand Claus, il n’y en a qu’un qui est à toi. »

Mais petit Claus oublia bientôt cet avertissement, et, en voyant quelques autres personnes passer, il ne put s’empêcher de s’écrier de nouveau : « Hue donc, mes chevaux !

— Pour la dernière fois, lui dit grand Claus, ne répète plus ces paroles ! Si cela t’arrive encore, je porterai un tel coup au front de ton cheval, qu’il tombera mort sur-le-champ.

— Je ne le dirai plus, » répondit petit Claus.

Mais lorsqu’il passa encore du monde qui le saluait amicalement de la tête, il devint bien content ; et fier, de pouvoir labourer son champ avec cinq chevaux, il fit claquer son fouet en s’écriant : « Hue donc, mes chevaux !

— J’apprendrai le hue donc ! à tes chevaux, » dit le grand Claus ; puis il prit une massue, et appliqua un coup si fort au front du cheval de petit Claus qu’il tomba mort sur-le-champ.

Son maître se prit à pleurer et à se lamenter ; ensuite il écorcha la bête morte, fit sécher la peau au vent, la mit dans un sac, et se rendit à la ville pour la vendre.

Le chemin était long et passait par une grande forêt ; il faisait un temps affreux. Petit Claus s’égara, et avant qu’il eût retrouvé le bon chemin, la nuit survint ; il lui fallut renoncer à rentrer en ville.

Près de la route se trouvait une grande ferme, et, quoique les volets fussent fermés, on y voyait briller de la lumière. « Peut-être j’y pourrai passer la nuit, » pensa-t-il, et il frappa à la porte.

La femme lui ouvrit ; mais, lorsqu’elle apprit ce qu’il voulait, elle lui dit de passer son chemin ; son mari était sorti, et elle ne recevait pas d’étrangers.

« Soit, je coucherai dehors, » répondit-il. Et la femme referma la porte.

Près de la maison était une grange au toit de chaume remplie de foin. « J’y coucherai bien, dit petit Claus ; le lit est bon, et il n’y a pas de danger que la cigogne me morde les jambes. »

Sur le toit perchait une cigogne à côté de son nid.

Il rampa dans la grange, où il se coucha. Il se retourna plusieurs fois pour bien dormir. Les volets de la maison ne se fermant pas entièrement, il put voir ce qui se passait dans la chambre.

Au milieu, se dressait une grande table ornée d’un rôti, d’un poisson et de plusieurs bouteilles de vin. La paysanne et le chantre étaient assis joyeusement et se régalaient.

« Comme ils sont heureux ! » dit petit Claus. Et il allongea la tête pour mieux voir. La femme servit un gâteau délicieux. Grand Dieu, quel festin !

Tout à coup un homme à cheval s’approcha de la maison ; c’était le mari de la paysanne qui rentrait chez lui.

Tout le monde l’estimait comme un brave homme, mais il avait une maladie étrange : il ne pouvait apercevoir un chantre sans entrer en fureur. Connaissant cette particularité, le chantre avait profité de l’occasion pour rendre une visite à la femme et lui dire bonjour, pendant que le mari était absent ; et la bonne femme lui avait fait honneur en lui servant un délicieux repas. Pour éviter des désagréments, lorsqu’elle entendit son mari qui venait, elle pria son convive de se cacher dans un grand coffre vide ; ce qu’il fit volontiers, connaissant la maladie du paysan. Puis la femme serra promptement le manger et le vin dans le four, pour que son mari ne lui adressât pas de question embarrassante.

Quel dommage ! soupira petit Claus dans la grange en voyant disparaître le gâteau.

— Qui est là-haut ? s’écria le paysan en se tournant, et il aperçut petit Claus. Pourquoi te coucher là ? Viens plutôt dans la chambre »

Petit Claus lui raconta comment il s’était égaré, et lui demanda l’hospitalité pour la nuit.

« Très-volontiers ! répondit le paysan, mais mangeons d’abord un morceau. »

La femme les reçut tous deux avec amabilité, prépara de nouveau la table, et servit un grand plat de riz. Le paysan, qui avait faim, en mangea de bon appétit ; mais petit Claus pensait au délicieux rôti, au gâteau et au vin cachés dans le four.

Il avait jeté sous la table le sac contenant la peau de cheval ; comme il ne pouvait supporter le riz, il appuya ses pieds sur le sac, et fit craquer la peau sèche.

« Chut ! dit-il à son sac ; mais, au même moment, il le fit craquer plus fort.

— Qu’y a-t-il dans le sac ? demanda le paysan.

— Un sorcier, répondit Claus ; il ne veut pas que nous mangions du riz. Il me dit que, par un effet de sa magie, il se trouve dans le four un rôti, du poisson et un gâteau.

« Ce n’est pas possible, » dit le paysan en ouvrant promptement le four ; il découvrit les mets superbes que sa femme y avait serrés, et crut que le sorcier avait fait ce prodige. La femme, sans oser rien dire, posa tout sur la table, et ils se mirent à manger du poisson, du rôti et du gâteau.

Claus fit de nouveau craquer sa peau.

« Que dit-il à présent ? demanda le paysan.

— Il dit que, près du four, il a fait venir trois bouteilles de vin. »

La femme leur servit le vin, et son mari se mit à boire en s’égayant de plus en plus. Il eût bien voulu posséder un sorcier pareil à celui du sac de petit Claus.

« Je voudrais qu’il me montrât le diable, dit le paysan ; cela me ferait plaisir, car je suis tout à fait en train.

— Mon sorcier peut tout ce que je lui demande. » Puis il fit craquer le sac : « Entends-tu ? il dit que oui. Mais le diable est bien terrible à voir.

— Oh ! je n’ai pas peur. Quelle mine a-t-il ?

— Il paraîtra devant nous sous la forme d’un chantre.

— Ouf ! que c’est vilain ! je ne peux pas supporter la vue d’un chantre. N’importe ; comme je saurai que c’est le diable, j’aurai du courage. Seulement, qu’il ne m’approche pas ! »

Petit Claus approcha son oreille du sac comme pour écouter le sorcier.

« Que dit-il ?

— Il dit que, si vous voulez ouvrir ce grand coffre, là-bas au coin, vous y verrez le diable ; mais il faut bien tenir le couvercle, pour qu’il ne s’échappe pas.

— Aidez-moi à le tenir, » dit le paysan en s’approchant du coffre où la femme avait caché le véritable chantre tout tremblant de frayeur.

Le couvercle fut soulevé. « Ouf ! s’écria le paysan en faisant un bond en arrière, je l’ai vu ! Il ressemble tout à fait au chantre de notre église ; il est horrible ! »

Ensuite ils se remirent à boire bien avant dans la nuit.

« Vends-moi ton sorcier, dit le paysan, je t’en donnerai tout ce que tu voudras ; tout un boisseau rempli d’argent, si tu l’exiges.

— Je ne le puis, répondit petit Claus. Songe un peu combien il m’est utile.

— Pourtant tu me rendrais bien heureux ! dit le paysan en insistant.

— Soit ! dit enfin petit Claus ; puisque tu m’as donné l’hospitalité, je te céderai le sorcier pour un boisseau rempli d’argent, mais fais-moi bonne mesure.

— Tu seras satisfait ; seulement, je te priera d’emporter le coffre ; je ne veux pas qu’il reste une heure encore dans la maison. Peut-être le diable y est-il toujours. »

Sur ce, petit Claus donna au paysan son sac avec la peau sèche ; il reçut en échange tout un boisseau rempli d’argent, et, par-dessus le marché, une grande brouette pour transporter l’argent et le coffre.

« Adieu ! » dit-il, et il s’éloigna.

De l’autre côté de la forêt, il s’arrêta sur un pont tout neuf, qui servait à traverser une rivière profonde, et il dit à haute voix : « Que ferais-je de ce mauvais coffre ? Il pèse comme s’il était rempli de pierres. Je suis déjà fatigué de le rouler ; il vaut mieux que je le jette dans la rivière. Si l’eau le porte à ma maison, tant mieux, sinon je m’en passerai. »

Puis il souleva le coffre d’une main, comme s’il voulait le jeter dans l’eau.

« Attends donc, attends donc ! s’écria le chantre dans le coffre, laisse-moi d’abord sortir.

— Ouf ! s’écria petit Claus, feignant de s’effrayer le diable y est encore, il faut que je le noie bien vite !

— Non, non ! cria le chantre, épargne-moi, et je te donnerai un boisseau d’argent.

Vignette de Bertall
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— C’est différent, » répondit petit Claus en ouvrant le coffre.

Le chantre sortit, poussa le coffre vide dans l’eau, et retourna chez lui donner au petit Claus son boisseau d’argent. Claus eut ainsi de quoi remplir sa brouette.

Rentré chez lui, dans sa chambre, il fit rouler par terre toutes les pièces de monnaie.

« Voilà une peau de cheval bien vendue ! s’écria-t-il. Grand Claus mourra de dépit lorsqu’il apprendra toute la richesse que mon unique cheval m’a rapportée. »

Puis il envoya un garçon chez grand Claus, pour le prier de lui prêter un boisseau vide.

« Que veut-il en faire ? » pensa grand Claus.

Et il enduisit le fond de goudron, afin qu’il y restât quelque chose d’attaché. Lorsque le boisseau lui fut rendu, il y trouva collées trois pièces de dix sous.

« Comment ! s’écria-t-il, où diable a-t-il pris tout cela ? »

Et il courut immédiatement chez petit Claus.

« D’où tiens-tu tout cet argent ?

— De ma peau de cheval, que j’ai vendue hier au soir.

— Tu en as tiré un bon prix, » dit grand Claus ; puis il retourna bien vite chez lui, prit une hache, abattit ses quatre chevaux, les écorcha et porta leur peau à la ville. « Des peaux ! des peaux ! qui veut acheter des peaux ? » cria-t-il dans toutes les rues.

Tous les cordonniers et les corroyeurs accoururent pour lui en demander le prix.

« Un boisseau d’argent pour chacune, répondit grand Claus.

— Es-tu fou ? crois-tu que nous ayons de l’argent par boisseaux ?

— Des peaux ! des peaux ! continua-t-il, qui veut acheter des peaux ? » Et, si quelqu’un les marchandait : « Un boisseau d’argent pour chacune, répondait-il toujours.

— Il veut se moquer de nous, » s’écria enfin tout le monde. Puis les cordonniers prirent leurs courroies, les corroyeurs leurs tabliers, et ils se mirent à frapper rudement grand Claus.

« Nous arrangerons si bien ta peau, qu’elle deviendra rouge et bleue, dirent-ils ; veux-tu te sauver, veux-tu te sauver ! »

Et grand Claus, au milieu des coups, se sauva hors de la ville.

« Bon ! dit-il une fois rentré chez lui ; c’est petit Claus qui est la cause de tout cela. Je vais le tuer. »

Cependant la vieille nourrice de petit Claus était morte, et, quoiqu’elle se fût montrée bien méchante envers lui, il la pleura. Il coucha la femme morte dans son lit, pour voir s’il ne pourrait pas la rappeler à la vie, et resta toute la nuit dans un coin, sur une chaise.

Au milieu de la nuit, la porte s’ouvrit, et grand Claus entra avec sa hache. Connaissant l’endroit où était placé le lit de petit Claus, il s’en approcha tout doucement, et appliqua un coup violent au front de la vieille nourrice morte.

« Maintenant, tu ne me tromperas plus ! dit-il en s’éloignant, car il croyait avoir tué son ennemi.

— Quel méchant homme ! s’écria petit Claus ; c’est moi qu’il voulait tuer. Heureusement pour ma vieille nourrice qu’elle était déjà morte. »

Il revêtit ensuite la vieille femme de ses habits de dimanche, emprunta un cheval à son voisin et l’attela à sa voiture. Puis il plaça la vieille sur le siège de derrière, de façon qu’elle ne pût tomber, et il traversa ainsi la forêt. Arrivé à une auberge, petit Claus s’arrêta pour demander quelque chose à manger.

L’aubergiste était un homme très-riche, bon diable au fond, mais emporté comme si son corps eût été rempli de poivre et de tabac.

« Bonjour ! dit-il à petit Claus ; comme tu es endimanché aujourd’hui !

— Oui, répondit Claus en descendant ; je vais conduire ma vieille nourrice à la ville. Apporte-lui un verre d’hydromel pour se rafraîchir, et parle-lui bien haut, car elle n’entend presque pas.

— Je n’y manquerai pas, dit l’aubergiste ; et il alla verser un grand verre d’hydromel, qu’il porta à la vieille dans la voiture.

« Voici un verre d’hydromel, » cria-t-il à la femme morte ; mais elle ne bougea pas. « Est-ce

Vignette de Bertall
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que vous ne m’entendez pas ? cria-t-il de toutes ses forces ; voici un verre d’hydromel de la part de votre maître. »

Mais il avait beau s’épuiser à crier, la vieille ne bougeait pas. Alors, emporté par la colère, il lui jeta le verre à la figure avec une telle violence, qu’elle tomba en arrière dans la voiture n’étant retenue par aucune attache.

En ce moment, petit Claus survint. « Mille malheurs ! s’écria-t-il en empoignant l’aubergiste par la poitrine, tu as tué ma nourrice, regarde le trou que tu lui as fait au front.

— Oui ! malheur à moi ! répondit l’aubergiste en tordant ses mains, j’ai encore une fois cédé à mon emportement. Mon cher petit Claus, je te remplirai un boisseau d’argent, et je ferai enterrer ta nourrice comme si elle était ma mère, si tu veux ne pas me trahir. Le bourreau me couperait la tête que tu n’en serais pas plus avancé, et cela me ferait beaucoup de mal, à moi. »

Claus accepta, reçut un troisième boisseau d’argent, et chargea l’aubergiste de l’enterrement.

Revenu chez lui, il envoya un garçon chez grand Claus pour lui emprunter un boisseau vide.

« Qu’est-ce à dire ? s’écria celui-ci ; je ne l’ai donc pas tué ! Il faut que je le voie moi-même. »

Et il se rendit aussitôt auprès de petit Claus avec le boisseau.

Comme il ouvrit de grands yeux en apercevant tout cet argent ! « Comment as-tu gagné ce trésor ? demanda-t-il.

— Tu as tué ma nourrice à ma place ; j’ai vendu son corps, et l’on m’en a donné un boisseau d’argent.

— C’est un bon prix ! » dit grand Claus.

Puis il se dépêcha de rentrer chez lui, prit une hache et tua sa vieille nourrice. Ensuite il la plaça dans sa voiture, partit pour la ville, et demanda à l’apothicaire s’il voulait acheter un cadavre.

« Voyons, répondit l’apothicaire ; mais d’abord dis-moi d’où tu le tiens.

— C’est ma nourrice que j’ai tuée pour la vendre un boisseau d’argent.

— Grand Dieu ! es-tu fou de dire de pareilles choses, au risque de te faire couper la tête ? »

Mais ayant appris la vérité, il fit comprendre au méchant homme toute l’horreur de sa conduite et la peine qu’il avait méritée. Là-dessus, grand Claus effrayé sauta dans sa voiture, fouetta les chevaux et s’en retourna au galop. Tout le monde le croyait fou.

« Je me vengerai ! s’écria-t-il sur la grande route, je me vengerai de petit Claus ! »

Et, dès qu’il fut rentré, il prit un grand sac, alla chez petit Claus et lui dit : « J’ai été ta dupe une seconde fois ! Après avoir abattu mes quatre chevaux, j’ai tué ma nourrice ; toi seul es cause de tout le mal, mais tu ne me tromperas plus. »

Puis, il saisit petit Claus par le milieu du corps, le fourra dans le sac, et le jeta sur ses épaules en disant : « Je m’en vais te noyer ! »

Le chemin jusqu’à la rivière était long, et petit Claus lourd à porter : c’est pourquoi le meurtrier entra dans un cabaret pour se rafraîchir, laissant le sac derrière la maison, où personne ne passait.

Hélas ! hélas ! » soupira petit Claus dans le sac se tournant et se retournant ; mais il ne put arriver à délier la corde.

Par hasard, une vache, échappée de la prairie se sauva de ce côté, et un vieux berger courut à sa poursuite pour lui faire rejoindre son troupeau. Voyant le sac qui remuait, il s’arrêta.

— Qui est là ? s’écria-t-il.

— Un pauvre jeune homme qui doit tout à l’heure entrer au paradis.

— Tu es bien dégoûté ! Moi, pauvre vieillard, je serais bien content d’y entrer le plus tôt possible.

— Et bien ! mon brave, ouvre le sac et mets-toi à ma place ; bientôt tu y seras.

— De tout mon cœur ! dit le vieux berger en ouvrant le sac pour faire sortir le petit Claus. Mais me promets-tu de garder mon troupeau ?

— Certainement ! »

Et le vieillard entra dans le sac, que petit Claus referma. Après cela, Claus réunit tout le bétail, et s’en alla en le poussant devant lui.

Quelques moments après grand Claus sortit du cabaret et remit le sac sur son dos. Il le trouva bien léger, car le vieux maigre berger pesait bien moins que petit Claus. « C’est l’eau-de-vie qui m’a donné des forces, dit-il, tant mieux. » Et arrivé à la rivière, il y jeta le berger en criant : « Maintenant tu ne me tromperas plus ! »

Puis il prit le chemin de sa maison ; mais, à l’endroit où les routes se croisaient, il rencontra petit Claus poussant devant lui un troupeau de bétail.

« Quoi ! s’écria grand Claus, ne t’ai-je pas noyé ?

— Si ! tu m’as jeté dans la rivière, il y a une demi-heure.

— Et d’où te vient ce beau troupeau de bétail ?

— C’est du bétail de la mer ! Je vais tout te raconter, en te remerciant d’abord de m’avoir noyé ; car maintenant je suis riche pour jamais, comme tu le vois. Enfermé dans le sac, je frémissais de peur ; et le vent me sifflait autour des oreilles, lorsque tu me jetas dans l’eau froide. J’allai immédiatement au fond, mais sans me faire de mal, vu qu’il y pousse une longue herbe moelleuse. Bientôt le sac fut ouvert, et une charmante demoiselle, habillée de blanc, portant une couronne de verdure sur la tête, me prit la main en me disant : « Je t’ai attendu, mon petit Claus ; regarde quel joli cadeau je vais te faire. » Et elle me montra un troupeau de bétail. Je la remerciai bien poliment, en la priant de me montrer le chemin pour retourner à terre ; ce qu’elle fit avec la plus grande amabilité. Vois-tu, grand Claus, la rivière n’est pour le peuple de la mer qu’une grande route bordée de beaux arbres, de champs verdoyants et de fleurs parfumées. Je sentais les poissons nager autour de ma tête, comme les oiseaux volent dans l’air ; partout dans les vallées paissait un bétail gras et magnifique. Bientôt j’arrivai avec mon troupeau à une montée qui menait à terre, et me voici !

— Tu as bien de la chance ! dit grand Claus ; crois-tu que moi aussi j’aurai un troupeau de bétail, si je vais au fond de la rivière ?

— Sans doute, mais je ne pourrai te porter dans le sac jusque-là, tu es trop lourd : si tu veux y aller et te fourrer dans le sac après, je t’y pousserai volontiers.

— Tu es un bon garçon, petit Claus ; mais rappelle-toi bien que, si je ne reviens pas avec un troupeau de bétail de la mer, je t’administrerai une bonne volée de coups de bâton.

— Il n’y a pas de danger, » répondit petit Claus ; et ils se mirent en route.

Lorsque les bêtes, qui avaient soif, aperçurent l’eau, elles coururent de toutes leurs forces pour boire.

« Regarde comme elles se dépêchent, dit petit Claus ; il leur tarde de retourner au fond.

— Allons, vite ! aide-moi, répondit grand Claus en entrant dans le sac ; et, pour plus de sûreté, ajoute une grosse pierre ; sans cela, je risquerais peut-être de ne pas arriver au fond.

— Sois tranquille ! dit petit Claus, tu y arriveras. »

Cependant il y ajouta une énorme pierre, ficela le sac, et le poussa dans la rivière. Ploum ! voilà grand Claus qui tombe au fond.

« J’ai bien peur qu’il n’y rencontre pas la demoiselle au bétail, » dit petit Claus ; puis il reconduisit son troupeau sur la grande route, et revint bien content chez lui.

Vignette de Bertall
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