César Cascabel/Deuxième partie/Chapitre VIII

Hetzel et Cie (p. 325-340).
Les rennes étaient attelés quatre par quatre (Page 332.)

VIII

le pays des iakoutes.


L’itinéraire primitif, tel qu’il devait être suivi depuis le détroit de Behring jusqu’à la frontière d’Europe, avait été nécessairement modifié par ce détour de la dérive et l’abordage aux archipels de la Nouvelle-Sibérie. Il ne fallait plus songer maintenant à traverser l’Asie russe dans sa partie méridionale. D’ailleurs, la belle saison ne tarderait pas à améliorer les conditions climatériques, et il n’y aurait pas lieu d’hiverner dans quelque bourgade. On peut même dire que ces derniers évènements s’étaient dénoués d’une façon aussi favorable que merveilleuse.

À présent, ce qu’il s’agissait d’étudier, c’était la direction qu’il conviendrait de prendre pour atteindre par le plus court la frontière des monts Oural entre la Russie asiatique et la Russie d’Europe. C’est ce que comptait faire M. Serge, avant de lever le campement qui venait d’être établi sur le littoral.

Le temps était calme et clair. La durée du jour, en pleine période équinoxiale, dépassait onze heures, et s’accroissait encore de la clarté des crépuscules, très allongée sur les territoires coupés par le soixante-dixième parallèle.

La petite caravane se composait actuellement de dix personnes, depuis que Kirschef et Ortik en faisaient partie. Bien que la sympathie ne fût pas très étroite entre leurs compagnons et eux, les deux matelots russes étaient devenus les commensaux de la Belle-Roulotte, ils y prenaient leurs repas à la table commune, ils devaient même y coucher, tant que la température ne leur permettrait pas de passer la nuit au dehors.

En effet, la moyenne thermométrique se tenait encore à quelques degrés au-dessous de zéro — ce qu’il était facile de reconnaître, puisque l’obligeant Tchou-Tchouk avait rendu le thermomètre à son légitime propriétaire. Tout le territoire disparaissait à perte de vue sous une immense nappe blanche, que le soleil d’avril ne tarderait pas à dissoudre. Sur cette neige durcie, comme sur la plaine herbeuse des steppes, l’attelage de rennes suffirait aisément à traîner le lourd véhicule.

Quant à la nourriture des animaux, c’était l’approvisionnement fourni par les indigènes qui y avait pourvu depuis le départ de Kotelnyï jusqu’à l’arrivée sur la baie de la Léna. Désormais, avec la mousse qu’ils savent déterrer sous la neige, avec les feuilles des arbrisseaux dont le sol sibérien est semé, les rennes pourvoiraient d’eux-mêmes à leur propre alimentation. Il faut reconnaître aussi que, pendant cette traversée de l’icefield, le nouvel attelage s’était montré fort docile, et Clou-de-Girofle n’avait eu aucune peine à le diriger.

La nourriture des voyageurs n’était pas moins assurée par le stock de conserves, farine, graisse, riz, thé, biscuits, eau-de-vie, que possédait encore la Belle-Roulotte. Cornélia disposait en outre d’une certaine quantité de beurre iakoute, emballé dans de petites caisses de bouleau, qui avait été offert par l’ami Chou-Chou à l’ami Cascabel. Il y aurait lieu, cependant, de renouveler la provision de pétrole, dès qu’on pourrait le faire dans quelque bourgade sibérienne. La chasse, d’ailleurs, ne tarderait pas à procurer de la venaison fraîche, et, chemin faisant, M. Serge et Jean auraient maintes fois l’occasion d’utiliser leur adresse au profit de la cuisine.

On devait compter également sur le concours des deux matelots russes. Ils affirmaient que la région septentrionale de la Sibérie leur était en partie connue et, semblait-il, il n’y aurait qu’avantage à les prendre pour guides.

Ceci fut l’objet de la conversation, qui, ce jour-là, se tint au campement.

« Puisque vous avez déjà parcouru cette contrée, dit M. Serge en s’adressant à Ortik, c’est vous qui nous dirigerez…

— C’est bien le moins, répondit Ortik, puisque nous avons été délivrés grâce à M. Cascabel.

— Grâce à moi ?… Non point, répondit M. Cascabel, mais grâce à mon ventre, auquel la nature a donné le don de la parole ! C’est à lui qu’il faut adresser vos remerciements !

— Ortik, demanda M. Serge, quel itinéraire conseillez-vous de suivre en quittant la baie de la Lena ?

— Le plus court, si vous le voulez bien, monsieur Serge. S’il a l’inconvénient de laisser à l’écart les principales villes des districts, situés plus au sud, il nous permettra de marcher directement sur la chaîne de l’Oural. D’ailleurs, il ne manque pas de villages sur la route, où vous pourrez vous ravitailler, et même séjourner, si cela est nécessaire.

À quoi bon ? répondit M. Cascabel en interrompant Ortik. Nous n’avons que faire dans un village. Ce qui importe, c’est de ne point s’attarder et d’allonger le pas. Je ne pense pas que le pays soit dangereux à traverser ?…

— En aucune façon, répondit Ortik.

— Et puis, nous sommes en force, et malheur aux coquins qui voudraient s’attaquer à la Belle-Roulotte !… Ils ne s’en tireraient pas à bon compte !

— Soyez tranquille, monsieur Cascabel, il n’y rien à craindre ! » répondit Kirschef.

On l’a remarqué, ce Kirschef ne parlait que très rarement. Peu sociable, d’humeur sombre et taciturne, il laissait son camarade prendre part aux conversations. Ortik était évidemment plus intelligent que lui, et même d’une intelligence réelle — ce que M. Serge avait été plusieurs fois en mesure de constater.

En somme, l’itinéraire que proposait Ortik était de nature à satisfaire. Tourner les villes importantes, où l’on se serait exposé à rencontrer des postes militaires, c’était ce qui devait convenir au comte Narkine, en même temps que cela convenait aux deux prétendus matelots. Qu’il dût être difficile d’éviter les centres populeux, surtout aux approches de la frontière, cela était à prévoir, et il y aurait alors lieu de prendre certaines précautions. Jusque-là, les villages de la steppe n’offriraient que peu de dangers sous ce rapport.

Ce plan de voyage une fois adopté en principe, il n’y eut plus qu’à reconnaître les diverses provinces qu’il faudrait couper obliquement entre le cours de la Lena et l’Oural.

Jean chercha donc dans son atlas la carte de la Sibérie septentrionale. M. Serge fit alors une étude approfondie de ces territoires, où les fleuves sibériens, au lieu de favoriser les itinéraires qui se dirigent de l’est à l’ouest, leur opposent plutôt de sérieux obstacles. Et voici ce qui fut arrêté :

Traverser le pays des Iakoutes, où les villages sont clairsemés, en se dirigeant vers le sud-ouest.

Passer ainsi du bassin de la Léna au bassin de l’Anabar, puis à celui de la Khatanga, puis à celui de l’Ienisseï, puis à celui de l’Obi, ce qui se chiffrait par un cours de sept cent cinquante lieues environ.

Franchir le bassin de l’Obi jusqu’aux montagnes de l’Oural, qui forment la frontière de la Russie d’Europe, sur un trajet de cent vingt-cinq lieues.

Enfin, de l’Oural à Perm, cheminer pendant une centaine de lieues vers le sud-ouest.

Au total : mille lieues en chiffres ronds.

S’il ne se présentait aucun retard sur la route, s’il y avait pas nécessité de s’arrêter dans quelque bourgade, le voyage pouvait être accompli en moins de quatre mois. En effet, de sept à huit lieues par jour, ce n’était pas trop demander à l’attelage de rennes et, dans ces conditions, la Belle-Roulotte arriverait à Perm, ensuite à Nijni, au milieu de juillet, c’est-à-dire à l’époque où la célèbre foire serait dans tout son éclat.

« Nous accompagnerez-vous jusqu’à Perm ?… demanda M. Serge à Ortik.

— Ce n’est pas probable, répondit le marin. Après avoir passé la frontière, notre projet est de faire route sur Saint-Pétersbourg pour gagner Riga.

— Soit, dit M. Cascabel, mais commençons par arriver à la frontière ! »

Il avait été convenu que la halte durerait vingt-quatre heures, dès qu’on aurait mis pied sur le continent — halte bien justifiée après ce rapide passage de l’icefield. Ce jour-là fut donc donné au repos.

La Lena se jette dans le golfe de ce nom à travers un capricieux réseau d’embouchures que séparent une infinité de canaux et de passes. C’est après un parcours de quinze cents lieues que ce beau fleuve, accru d’un grand nombre de tributaires, vient se perdre dans les profondeurs de la mer Arctique. Son bassin n’est pas estimé à moins de cent cinq millions d’hectares.

La carte ayant été mûrement examinée, M. Serge pensa qu’il conviendrait tout d’abord de suivre les contours de la baie, de manière à éviter les bouches multiples de la Lena. Bien que ses eaux fussent encore glacées, il eût été très pénible de s’aventurer au milieu de ce dédale. L’embâcle, accumulé par l’hiver, y formait de monstrueux encombrements de blocs, dominé par de véritables icebergs d’aspect très pittoresque, mais difficiles à tourner.

Au-delà de la baie, c’était le commencement de l’immense steppe à peine accidentée de quelques dunes, et sur laquelle le voyage s’effectuerait aisément.

Évidemment Ortik et Kirschef étaient habitués à voyager sous ces hautes latitudes. Leurs compagnons avaient déjà pu l’observer pendant la traversée de l’icefield depuis l’archipel des Liakhoff jusqu’à la côte de Sibérie. Les deux marins savaient organiser un campement, construire au besoin quelque solide hutte de glace. Ils connaissaient le moyen employé par les pêcheurs du littoral, qui consiste à faire absorber l’humidité contenue dans les vêtements en les enfouissant sous la neige ; ils n’hésitaient pas, lorsqu’il s’agissait de distinguer les blocs produits par la congélation de l’eau salée des blocs dus à la congélation de l’eau douce ; enfin ils étaient au courant des divers procédés de marche, familiers aux voyageurs des contrées arctiques.

Du reste, ce soir-là, après le souper, la conversation porta sur la géographie de la Sibérie septentrionale, et Ortik fut amené à dire en quelles conditions Kirschef et lui avaient parcouru cette contrée.

Lorsque M. Serge lui eut demandé :

« Comment se fait-il que, vous autres marins, vous ayez eu l’occasion de visiter ces territoires ?

— Monsieur Serge, répondit-il, il y a deux ans, Kirschef, une dizaine de matelots et moi, nous étions au port d’Arkhangelsk, attendant un embarquement à bord des baleiniers, lorsque nous avons été requis pour le sauvetage d’un navire, qui était en détresse au milieu des glaces dans le nord de l’embouchure de la Lena. Eh bien, c’est en allant d’Arkhangelsk à cette baie que nous avons suivi la côte septentrionale de la Sibérie. Quand nous avons eu rejoint le Vremia, nous sommes parvenus à le renflouer, et c’est sur ce bâtiment que nous avons fait la pêche. Mais, comme je vous l’ai dit, il a péri pendant cette campagne avec son équipage, auquel nous avons seul survécu, mon compagnon et moi. Et alors, la tempête a poussé notre embarcation sur l’archipel des Liakhoff, où vous nous avez trouvé.

— Et vous n’avez jamais voyagé dans les provinces de l’Alaska ? demanda Kayette, qui, on le sait, parlait et comprenait le russe.

— L’Alaska ?… répondit Ortik. Est-ce que ce n’est pas en Amérique, ce pays-là ?

— Oui, dit M. Serge. C’est un pays situé dans le nord-ouest du nouveau continent, le pays de Kayette… Est-ce que vos campagnes de pêche vous ont poussé jusque-là ?…

— Nous ne connaissons pas ce pays, répondit Ortik d’un ton très naturel.

— Et nous n’avons jamais dépassé le détroit de Behring », ajouta Kirschef.

La voix de cet homme fit encore sur la jeune Indienne son effet accoutumé, sans qu’elle parvînt à se rappeler où elle avait pu l’entendre. Pourtant, ce ne pouvait être que dans les provinces alaskiennes, puisqu’elle ne les avait jamais quittées.

Aussi, après la réponse si explicite d’Ortik et de Kirschef, Kayette, avec la réserve habituelle à sa race, ne chercha-t-elle pas à poser de nouvelles questions. Néanmoins, une prévention lui restait dans l’esprit, et même une défiance instinctive envers les deux matelots.

Pendant ces vingt-quatre heures de halte, les rennes avaient pu prendre tout le repos qui leur était nécessaire. Bien qu’ils eussent les pieds de devant entravés de cordes, cela ne les empêchait pas de
Ce trajet occasionna de grandes fatigues. (Page 336.)

vaguer autour du campement, où ils broutaient les arbustes, déterraient les mousses enfouies sous la neige.

Le 20 mars, la petite caravane partit à huit heures du matin. Temps sec et clair avec vent chassant du nord-est. À perte de vue, la steppe toute blanche et suffisamment durcie encore pour que le véhicule pût y rouler facilement. Les rennes étaient attelés quatre par quatre au moyen d’un système de traits bien combiné. Ils
C’était comme une oasis (Page 338.)

s’avançaient ainsi sur cinq rangs, guidés d’un côté par Ortik, de l’autre par Clou-de-Girofle.

On voyagea ainsi pendant six jours, sans avoir fait aucune rencontre qui mérite d’être mentionnée. Le plus souvent MM. Serge et Cascabel, Jean et Sandre, allaient à pied jusqu’à la halte du soir, et, quelquefois, Cornélia, Napoléone et Kayette les accompagnaient, lorsqu’elles n’avaient pas à s’occuper du ménage.

Chaque matinée, la Belle-Roulotte faisait environ un « koes », mesure sibérienne qui vaut vingt verstes, soit deux lieues et demie environ. Pendant l’après-midi, elle en gagnait autant dans l’ouest — ce qui donnait cinq bonnes lieues pour la journée.

Le 29 mars, après avoir franchi le petit fleuve Olenëk sur la glace, M. Serge et ses compagnons atteignirent la bourgade de Maksimova, à quarante-deux lieues dans le sud-ouest du golfe de Lena.

Il n’y avait aucun inconvénient à ce que M. Serge s’arrêtât vingt-quatre heures dans cette bourgade, perdue à l’extrémité de la steppe septentrionale. Là, point de capitaine-gouverneur, point de poste militaire occupé par des Cosaques. Dès lors, rien à craindre pour le comte Narkine.

On était en plein pays des Iakoutes, et la famille Cascabel reçut un excellent accueil chez les habitants de Maksimova.

Ce pays, montagneux et forestier dans les régions de l’est et du sud, n’offre sur sa partie nord que de vastes plaines rases, égayées çà et là de quelques massifs d’arbres, dont la saison chaude allait prochainement développer la verdure. Le produit de la fenaison y est extrêmement abondant. Cela tient à ce que, si l’hiver est très froid dans la Sibérie hyperboréenne, la température s’y montre excessive pendant les mois d’été.

Là prospère une population de cent mille Iakoutes, qui suivent les pratiques du rite russe. Gens pieux, hospitaliers, de bonnes mœurs, ils sont très reconnaissants des bienfaits qu’ils reçoivent de la Providence, et très résignés, lorsqu’elle les éprouve trop durement.

Pendant ce trajet de la baie de la Lena à la bourgade, on avait rencontré un certain nombre de Sibériens nomades. C’étaient des hommes solides, stature moyenne, visage plat, yeux noirs, épaisse chevelure, figure imberbe. Les mêmes types se retrouvèrent à Maksimova, dont les habitants sont sociables, pacifiques, intelligents, laborieux, et ne se laissent pas duper facilement.

Ceux de ces Iakoutes qui mènent la vie errante, toujours à cheval et toujours armés, sont propriétaires des nombreux troupeaux répandus à travers la steppe. Ceux qui vivent sédentairement dans les villages ou les bourgades s’adonnent plus particulièrement à la pêche, en exploitant les eaux poissonneuses des mille cours d’eau que le grand fleuve absorbe à son passage.

Néanmoins, si ces Iakoutes sont doués de toutes les vertus publiques et privées, il faut reconnaître qu’ils abusent trop volontiers du tabac, et — ce qui est plus grave — du brandevin et autres liqueurs alcooliques.

« Ils sont pourtant excusables dans une certaine mesure, fit observer Jean. Pendant trois mois, ils n’ont que de l’eau à boire et de l’écorce de pin à manger.

— Ne voulez-vous pas dire de la croûte de pain, monsieur Jean ? demanda Clou-de-Girofle.

— Non, de l’écorce de pin. Aussi, après de telles privations, un peu d’excès est-il pardonnable ! »

Tandis que les nomades habitent des yourtes, sortes de tentes de forme conique en étoffe blanche, les sédentaires occupent des maisons de bois, bâties au goût et à la convenance de chacun. Ces maisons, soigneusement tenues, sont coiffées de toits très raides, dont la pente favorise la fusion des neiges sous les rayons du soleil d’avril. Aussi cette bourgade de Maksimova présente-t-elle un riant aspect. Les hommes sont d’un type agréable, l’air franc, le regard clair, la physionomie empreinte de quelque fierté. Les femmes paraissent gracieuses et assez jolies, quoique tatouées au visage. Très réservées, très sévères sous le rapport des mœurs, elles ne se laissent jamais voir ni pieds nus ni tête nue.

La famille fut très cordialement accueillie par les chefs iakoutes, qui sont compris sous la désignation de « kinoes », et par les anciens, les « starsynas », c’est-à-dire les notables du pays. Ces braves gens se disputèrent l’honneur de l’héberger et de la nourrir à leurs frais. Mais, après les avoir remerciés, Cornélia ne voulut faire d’acquisitions qu’en payant, entre autres, une provision de pétrole, qui devait assurer pour quelque temps l’alimentation du fourneau de cuisine.

D’ailleurs, comme toujours, la Belle-Roulotte avait produit son effet. Jamais une voiture de saltimbanques ne s’était présentée en ce pays. Nombre de Iakoutes des deux sexes lui rendirent visite, et il n’y eut point lieu de s’en repentir. En cette province, il est rare qu’un vol soit commis — même au détriment des étrangers. Et, si cela arrive, la punition suit immédiatement la faute. Lorsque le crime a été reconnu, le voleur est battu de verges publiquement. Puis, après le châtiment physique, le châtiment moral : flétri pour toute son existence, il est privé de ses droits civiques et ne peut plus recouvrer le nom « d’honnête homme ».

Le 3 avril, les voyageurs arrivèrent sur les bords de l’Oden, petite rivière qui se jette dans le golfe d’Anabar, après un cours de cinquante lieues.

Le temps, très favorable jusqu’alors, commença à subir quelques modifications. Bientôt survinrent des pluies abondantes, dont le premier effet fut de provoquer la fonte des neiges. Cela dura huit jours, pendant lesquels la voiture eut à se tirer des embourbements, et même de certains enlisements très dangereux, lorsqu’elle traversait des surfaces marécageuses. Ainsi s’annonçait le printemps de ces hautes latitudes, avec une moyenne de température, qui se tenait à deux ou trois degrés au-dessus de zéro.

Ce trajet occasionna de grandes fatigues. Mais il n’y eut qu’à se féliciter du concours des deux matelots russes, qui se montrèrent très dévoués et très serviables.

Le 8 avril, la Belle-Roulotte vint s’arrêter sur la rive droite du fleuve Anabar, après avoir franchi une quarantaine de lieues depuis Maksimova.

Il était encore temps de passer ce cours d’eau sur la glace, bien que la débâcle commençât déjà à se produire en aval. On entendait le fracas des blocs, que le courant entraînait bruyamment vers le golfe. Une semaine plus tard, il eût fallu trouver quelque gué praticable, — ce qui n’aurait pas été facile, car les crues se manifestent rapidement avec la fusion des neiges.

Déjà la steppe, redevenue verdoyante, se tapissait d’une herbe nouvelle, qui plaisait à l’attelage. Les arbrisseaux bourgeonnaient. Avant trois semaines, les premières feuilles auraient fait éclater les boutons de leurs branches. La vie végétale ranimait aussi le maigre squelette des arbres, réduits à l’état de bois sec par les froids de l’hiver.

Çà et là, quelques groupes de bouleaux et de mélèzes se pliaient avec plus de souplesse au souffle de la brise. Toute cette nature hyperboréenne se revivifiait à la chaleur du soleil.

Les provinces de la Sibérie asiatique sont d’autant moins désertes qu’elles s’éloignent du littoral. Parfois, la petite troupe rencontrait un percepteur, qui s’en allait réclamer le tribut de village en village. On s’arrêtait alors, on échangeait quelques paroles avec ce fonctionnaire ambulant, on lui offrait un verre de vodka qu’il acceptait volontiers. Puis, on se séparait avec des souhaits de bon voyage.

Un certain jour, la Belle-Roulotte fut croisée par un convoi de prisonniers. Ces malheureux, condamnés à faire bouillir le sel, étaient conduits jusqu’aux limites orientales de la Sibérie, et la troupe de Cosaques qui les escortait ne leur ménageait guère les mauvais traitements. Il va sans dire que la présence de M. Serge ne donna lieu à aucune observation de la part du chef de l’escorte ; mais Kayette, toujours en méfiance vis-à-vis des matelots russes, crut remarquer qu’ils cherchèrent à ne point attirer sur eux l’attention des Cosaques.

Le 19 avril, après un parcours de soixante-quinze lieues, la Belle-Roulotte vint faire halte sur la rive droite de la Khatanga, qui se jette dans le golfe du même nom. Plus de pont de glaces, cette fois, qui pût servir à se transporter sur l’autre bord. À peine quelques blocs en dérive, marquant encore la fin de la débâcle. De là, nécessité de chercher un passage guéable — ce qui aurait sans doute causé un long retard, si Ortik n’en eut découvert un à une demi-verste en amont. On ne le traversa pas sans difficulté —, car la voiture y fut noyée jusqu’aux essieux. Puis, le fleuve franchi, vingt-cinq lieues au-delà, les voyageurs vinrent camper près du lac Iege.

Quel contraste avec l’aspect si monotone de la steppe ! C’était comme une oasis au milieu des sables du Sahara. Que l’on s’imagine une nappe d’eau limpide, circonscrite dans une ceinture d’arbres à feuilles persistantes, des pins et des sapins, des bouquets d’arbrisseaux, égayés de leur nouvelle verdure, airelles à baies pourpres, camarines noires, groseilliers rougeâtres, églantiers que le printemps couronnait de fleurs naissantes.

Sous le couvert des fourrés assez épais, qui se massaient à l’est et à l’ouest du lac, Wagram et Marengo ne seraient pas en peine de dépister quelque gibier de poil ou de plume, si M. Cascabel leur permettait d’y fureter pendant un couple d’heures.

Et d’ailleurs, à la surface de ce lac, des oies, des canards, des cygnes, nageaient par bandes nombreuses. Dans l’air, passaient à tire-d’aile des couples de grues et de cigognes, au vol allongé, qui venaient des régions centrales de l’Asie. On eût volontiers battu des mains à cet attrayant spectacle.

Sur la proposition de M. Serge, il fut décidé que l’on ferait une halte de quarante-huit heures. Le campement fut disposé à la pointe du lac, sous l’abri de grands sapins, dont la cime débordait au-dessus des eaux.

Puis, les chasseurs de la troupe, suivis de Wagram, prirent leurs fusils, après avoir promis de ne pas trop s’éloigner. Il ne s’était pas écoulé un quart d’heure que des détonations se faisaient entendre.

Pendant ce temps, M. Cascabel et Sandre, Ortik et Kirschef, résolurent de tenter la fortune, en pêchant sur les bords du lac. Leurs engins se réduisaient à quelques lignes, munies d’hameçons, qu’ils avaient achetées aux indigènes de Port-Clarence. Et que faut-il de plus à des pêcheurs dignes de ce grand art, lorsqu’ils ont assez d’intelligence pour lutter avec les ruses d’un poisson, et assez de patience pour attendre qu’il daigne mordre à leur appât !

En réalité, cette dernière qualité eût été inutile ce jour-là. À peine les hameçons se furent-ils enfoncés par des fonds convenables, que les flottes s’agitèrent à la surface des eaux. Les poissons étaient si abondants le long des rives, qu’en une demi-journée, on en eût pu prendre de quoi faire maigre pendant tout un carême. C’était une joie pour le jeune Sandre. Aussi, lorsque Napoléone l’eut rejoint et lui demanda à tenir la ligne à son tour, il ne voulut point y consentir. De là, dispute et intervention de Cornélia. D’ailleurs, la pêche lui ayant paru suffisante, elle ordonna aux enfants comme au père de ramasser leurs engins, et lorsque Mme Cascabel ordonnait, il n’y avait plus qu’à obéir.

Deux heures après, M. Serge et son ami Jean revenaient avec Wagram, qui se faisait un peu tirer l’oreille — au vrai et au figuré — car il regrettait d’abandonner ces taillis giboyeux.

Les chasseurs n’avaient pas été moins heureux que les pêcheurs. Aussi, pendant quelques jours, le menu des repas allait-il être non moins varié qu’agréable. Ce seraient les poissons du lac Iege qui en feraient les frais, et surtout l’excellent gibier, particulier à ces territoires de la haute Sibérie.

Entre autres, les chasseurs avaient rapporté un chapelet de ces « karallys », qui se groupent en compagnies, et aussi quelques couples de ces « dikoutas », volatiles stupides, plus petits que les gélinottes de bois, et dont la chair est très savoureuse.

On se figure aisément quel bon dîner fut servi ce jour-là. La table avait été mise sous les arbres, et aucun des convives ne s’aperçut qu’il faisait peut-être un peu froid pour festiner en plein air. Cornélia s’était surpassée dans la préparation des poissons grillés et du gibier rôti. Comme la réserve de farine avait été renouvelée au dernier village, ainsi que la provision de beurre iakoute, qu’on ne s’étonne pas si le gâteau habituel, doré et croustillant, fit son apparition au dessert. Chacun but quelques bons coups de brandevin, grâce à certains flacons que les habitants de Maksimova avaient consenti à vendre, et cette journée s’acheva sans que rien n’en eût troublé les heureux loisirs.

C’était à croire, vraiment, que le temps des épreuves était passé, et que ce fameux voyage s’accomplirait à l’honneur et au profit de la famille Cascabel !

Le lendemain, ce fut encore jour de repos, dont l’attelage profita pour se repaître consciencieusement.

Le 21 avril, la Belle-Roulotte repartit à six heures du matin, et trois jours après, atteignait la limite occidentale du pays des Iakoutes.