César Cascabel/Deuxième partie/Chapitre II

Hetzel et Cie (p. 229-246).

II

entre deux courants


La Belle-Roulotte était enfin sur la terre ferme, n’ayant plus à redouter que le champ de glace s’effondrât. On imagine aisément combien la famille Cascabel devait apprécier l’avantage de sentir un sol inébranlable sous ses pieds.

L’obscurité s’était faite alors. Les mêmes dispositions que la veille furent prises pour le campement, cinq ou six cents pas à l’intérieur de l’îlot Diomède. Puis, on s’occupa des bêtes, et ensuite des « gens d’esprit », selon l’expression de César Cascabel.

Du reste, il ne faisait pas froid précisément. La colonne thermométrique n’indiquait plus que quatre degré au-dessous de zéro. Peu important, en réalité. Pendant la durée de cette halte, il n’y aurait rien à craindre du relèvement de la température. On attendrait qu’une température plus basse eût rendu définitive la solidification de l’ice-field. L’hiver ne pouvait tarder à s’établir dans toute sa rigueur.

La nuit étant complète, M. Serge remit au lendemain l’exploration qu’il voulait faire de l’îlot. En premier lieu, on ne songea qu’à prendre les meilleures dispositions en ce qui concernait
Ce qui les surprit, ce fut l'incroyable quantité de phoques. (Page 231.)

l’attelage auquel il fallait bonne nourriture et bon repos, car les chevaux étaient exténués. Puis, le souper servi, chacun vint en réclamer sa part, ayant hâte de s’étendre sur sa couchette, après de si rudes fatigues.

La Belle-Roulotte fut bientôt plongée dans le sommeil et, cette nuit-là, Cornélia ne rêva ni de débâcles ni de gouffres, où s’engloutissait sa maison roulante.

« S’ils nous attaquent, toute résistance sera impossible. » (Page 237.)

Le lendemain — 25 octobre — dès que la clarté du jour fut suffisante, M. Serge, César Cascabel et ses deux fils vinrent reconnaître l’état de l’îlot.

Ce qui les surprit tout d’abord, ce fut l’incroyable quantité de ces phoques, connus sous le nom d’otaries à fourrure, qui s’y étaient réfugiés.

Effectivement, c’est dans cette portion de la mer de Behring, limitée au sud par le cinquantième degré de latitude septentrionale, que ces animaux se rencontrent peut-être en masses plus considérables.

En examinant la carte, on ne manquera pas d’être frappé de la configuration que présentent les deux côtes américaine et asiatique et surtout de leur ressemblance. En regard l’une de l’autre, c’est le même profil, qui se dessine assez nettement : la terre du Prince-de-Galles fait pendant à la presqu’île des Tchouktchis ; le golfe de Norton fait pendant au golfe de l’Anadyr; l’extrémité de la presqu’île alaskienne se courbe comme la presqu’île du Kamtchatka, et le tout est fermé par le chapelet des îles Aléoutiennes. On ne peut en conclure, pourtant, que l’Amérique ait été brusquement séparée de l’Asie par quelque convulsion de l’époque préhistorique, laquelle aurait ouvert le détroit de Behring, car ce ne sont point les angles saillants d’un littoral qui correspondent aux angles rentrants de l’autre.

Îles nombreuses au milieu de ces parages : Saint-Laurent, déjà citée, Nunivak, sur le littoral américain, Karaghinskii, sur le littoral asiatique ; puis, non loin des rivages du Kamtchatka, l’île Behring, accostée de la petite île de Cuivre et, à peu de distance des rivages alaskiens, les îles Pribyloff. La ressemblance des côtes est donc complétée par une disposition identique des archipels.

Or, précisément, ces îles Pribyloff et l’île de Behring servent plus spécialement de résidence aux colonies de phoques qui fréquentent cette mer. C’est par millions que l’on peut les y compter. Aussi est-ce le rendez-vous des chasseurs de profession d’otaries et de loutres de mer, ces dernières, très nombreuses il y a moins d’un siècle, maintenant raréfiées par une destruction à outrance.

Quant aux otaries — nom générique sous lequel on comprend les lions de mer, les vaches de mer, les ours de mer — elles s’y agglomèrent par troupes innombrables, et la race ne semble pas en devoir jamais s’éteindre. Et cependant, tant que dure la saison chaude, quelle chasse on leur donne ! Sans trêve ni merci, les pêcheurs les relancent jusque dans les « rookeries », ces sortes de parcs, où se groupent les familles. Ce sont surtout les adultes qui sont impitoyablement traqués, et ces animaux finiraient par disparaître, n’était leur fécondité extraordinaire.

Calcul fait, depuis l’année 1867 jusqu’à l’année 1880, trois cent quatre-vingt-huit mille neuf cent quatre-vingt-deux otaries ont été détruites rien que dans les réserves de l’île de Behring. Sur les îles Pribyloff, pendant un siècle, c’est un stock de trois millions cinq cent mille peaux qu’ont recueilli les pêcheurs alaskiens et, annuellement encore, ils n’en fournissent pas moins de cent mille.

Et combien n’en reste-t-il pas sur les autres îles de la mer de Behring ! M. Serge et ses compagnons pouvaient en juger d’après ce qu’ils voyaient à l’îlot Diomède. Toute la grève était couverte d’un fourmillement de phoques, massés les uns près des autres, et rien n’apparaissait du tapis de neige sur lequel ils reposaient.

Toutefois, si on les regardait, eux aussi regardaient ces visiteurs de l’îlot. Immobiles, inquiets, peut-être irrités de cette prise de possession de leur domaine, ils ne cherchaient point à fuir et faisaient parfois entendre une sorte de bêlement prolongé, où l’on sentait une certaine colère. Puis, se redressant, ils agitaient vivement leurs pattes, ou plutôt leurs nageoires, déployées en forme d’éventail.

Ah ! si, comme l’avait souhaité le jeune Sandre, ces milliers de phoques eussent été doués du don de parole, quel tonnerre de « papas » serait sorti de leurs lèvres à moustaches !

Il va sans dire que ni M. Serge ni Jean ne songeaient à donner la chasse à cette armée d’amphibies. Et pourtant, il y avait là une fortune de « fourrures sur pied », disait M. Cascabel. Mais c’eût été un massacre inutile et même dangereux. Ces animaux, redoutables par leur nombre, auraient pu rendre très périlleuse la situation de la Belle-Roulotte. Aussi M. Serge recommanda-t-il la plus extrême prudence.

Et maintenant, la présence de ces phoques sur l’îlot ne contenait-elle pas une indication qu’il convenait de ne point négliger ? N’y avait-il pas lieu de se demander pourquoi ces animaux s’étaient réfugiés sur cet amoncellement de roches, qui ne leur offrait aucune ressource ?

Il y eut à ce sujet une très sérieuse discussion à laquelle prirent part M. Serge, César Cascabel et son fils aîné. Ils s’étaient portés sur la partie centrale de l’îlot, tandis que les femmes s’occupaient du ménage, laissant à Clou et à Sandre le soin de pourvoir aux besoins des animaux.

Ce fut M. Serge qui provoqua cette discussion en disant :

« Mes amis, il s’agit de savoir s’il ne vaut pas mieux abandonner l’îlot Diomède, dès que l’attelage sera reposé, que d’y prolonger notre halte !…

— Monsieur Serge, répondit César Cascabel, je pense qu’il ne faut point s’attarder à jouer les Robinsons suisses sur ce rocher !… Je vous l’avoue, j’ai hâte de sentir sous mon talon un morceau de la côte sibérienne !

— Je le comprends, père, reprit Jean, et pourtant il ne convient pas non plus de s’exposer comme nous l’avons fait en nous lançant à travers le détroit. Sans cet îlot, que serions-nous devenus ? Il y a encore une dizaine de lieues jusqu’à Numana…

— Eh bien, Jean, en donnant quelques bons coups de collier, on pourrait enlever cela en deux ou trois étapes…

— Ce serait difficile, répondit Jean, même si l’état de l’ice-field le permettait !

— Je pense que Jean a raison, fit observer M. Serge. Que nous ayons hâte d’avoir traversé le détroit, cela va de soi ; mais, puisque la température s’est adoucie d’une façon si imprévue, il me semble qu’il ne serait guère prudent de quitter la terre ferme. Nous sommes partis trop tôt de Port-Clarence, tâchons de ne pas partir trop tôt de l’îlot Diomède ! Ce qui est certain, c’est que le détroit n’est pas pris avec solidité sur toute son étendue…

— Et de là viennent ces craquements que j’entendais encore hier, ajouta Jean. Ils sont, c’est évident, dus à l’insuffisante agrégation des glaces…

— Oui, cela est une preuve, répondit M. Serge, et il y en a aussi une autre…

— Laquelle ?… demanda Jean.

— Celle-ci qui me paraît non moins probante : c’est la présence de ces milliers de phoques que leur instinct a poussés à envahir l’îlot Diomède. Sans doute, après avoir quitté les hauts parages de cette mer, ces animaux se dirigeaient vers l’île de Behring ou les îles Aléoutiennes, quand ils ont prévu quelque trouble prochain. Ils auront senti qu’il ne fallait pas rester sur l’icefield. Est-ce une dislocation qui se prépare sous l’influence de la température, ou bien va-t-il se produire quelque phénomène sous-marin, qui rompra le champ de glace ? je ne sais. Mais, si nous sommes pressés de gagner la côte sibérienne, ces amphibies ne doivent pas être moins pressés de gagner leurs rookeries de l’île Behring ou des îles Pribyloff, et, puisqu’ils se sont arrêtés sur l’îlot Diomède, c’est qu’ils ont eu de très sérieuses raisons pour le faire.

— Et alors quel est votre avis, monsieur Serge ?… demanda M. Cascabel.

— Mon avis est de demeurer ici, tant que les phoques ne nous auront pas indiqué, en partant eux-mêmes, qu’il n’y a pas de danger à se remettre en route.

— Diable !… Voilà un satané contretemps !

— Il n’est pas bien grave, père, répondit Jean, et souhaitons de n’en jamais éprouver qui le soient davantage !

— D’ailleurs, cet état de choses ne saurait durer, ajouta M. Serge. Si peu précoce que soit l’hiver, cette année, nous voilà bientôt à la fin d’octobre, et, quoique le thermomètre ne marque en ce moment que zéro, il peut tomber d’un jour à l’autre d’une vingtaine de degrés. Que le vent vienne à sauter au nord, l’icefield sera aussi solide qu’un continent. Donc, mon avis très réfléchi est d’attendre, si rien ne nous oblige à partir. »

C’était prudent, à tout le moins. Aussi fut-il décidé que la Belle-Roulotte séjournerait sur l’îlot Diomède, aussi longtemps que le passage du détroit ne serait pas assuré par un froid intense.

Pendant cette journée, M. Serge et Jean visitèrent en partie cette base granitique qui leur offrait toute sécurité. L’îlot mesurait trois kilomètres de circonférence. Même l’été, il devait être absolument aride. Un entassement de roches, rien de plus. Néanmoins, il eût suffi à recevoir les piles du fameux pont de Behring que réclamait Mme Cascabel, si jamais les ingénieurs russes et américains songeaient à réunir deux continents — contrairement à ce que fait si volontiers M. de Lesseps.

Tout en se promenant, les visiteurs prenaient bien garde d’effrayer les phoques. Et pourtant, il était visible que la présence d’êtres humains maintenait ces animaux dans un état de surexcitation au moins singulier. Il y avait de grand mâles, qui poussaient des cris rauques, en rassemblant autour d’eux leurs familles, très nombreuses pour la plupart, car ils sont polygames, et quarante à cinquante adultes ne reconnaissent qu’un seul père.

Ces dispositions peu amicales ne laissèrent pas de préoccuper M. Serge, surtout lorsqu’il eut remarqué une certaine propension de ces amphibies à se porter vers le campement. Isolément, ils n’étaient point à redouter ; mais il serait difficile, impossible même de résister à de telles masses, si leur humeur les poussait à chasser les intrus qui étaient venus leur disputer la possession de l’îlot Diomède. Jean fut également très frappé de cette particularité, et M. Serge et lui revinrent assez alarmés.

La journée s’acheva sans incident, si ce n’est que la brise, qui soufflait du sud-est, tourna au coup de vent. Manifestement, il se préparait quelque grosse tempête, peut-être une de ces bourrasques arctiques, dont la durée excède plusieurs jours, — ce qu’indiquait une brusque baisse de la colonne barométrique, tombée à soixante-douze centimètres.

La nuit s’annonçait donc très mal. Et, par surcroît, dès que tous eurent pris place dans les compartiments de la Belle-Roulotte, des hurlements, sur la nature desquels il n’y avait pas à se méprendre, accrurent le fracas des rafales. Les phoques avaient gagné du côté du véhicule et commençaient à le déborder. Les chevaux hennissaient de peur, craignant d’être attaqués par ces bandes, contre lesquelles Wagram et Marengo aboyaient avec une rage inutile. Il fallut se relever, s’élancer au dehors, ramener Vermout et Gladiator, afin de veiller sur eux. Les revolvers et les fusils furent chargés. Toutefois M. Serge recommanda de ne s’en servir qu’à la dernière extrémité.

La nuit était noire. Comme on ne pouvait rien voir au milieu de cette profonde obscurité, les fanaux furent allumés. En rayonnant, leurs faisceaux permirent d’apercevoir des milliers de phoques, entourant la Belle-Roulotte, et, qui, sans doute, n’attendaient que le jour pour l’assaillir.

« S’ils nous attaquent, toute résistance sera impossible, dit M. Serge, et nous risquerions d’être accablés !

— Que faire alors ?… dit Jean.

— Il faut partir !

— Quand ?… demanda M. Cascabel.

À l’instant ! » répondit M. Serge.

Devant ce danger, très grave assurément, M. Serge avait-il raison de vouloir quitter l’îlot ? Oui, et c’était le seul parti à prendre. Très probablement, les phoques ne voulaient que chasser les êtres qui s’étaient réfugiés sur leur domaine, et ils ne s’acharneraient pas à les poursuivre à travers l’ice-field. Quant à tenter de les disperser par la force, c’eût été plus qu’imprudent. Que pouvaient des fusils et des revolvers contre ces milliers d’animaux ?

Les chevaux furent attelés, les femmes remontèrent dans leurs compartiments, et les hommes, prêts à la défensive, se placèrent de chaque côté du véhicule, qui commença à redescendre vers l’ouest.

La nuit était tellement épaisse que c’est à peine si les fanaux parvenaient à éclairer le champ sur une vingtaine de pas. En même
La bourrasque se déchaînait avec plus de furie. (Page 238.)

temps, la bourrasque se déchaînait avec plus de furie. Il ne neigeait pas, et les flocons, qui papillonnaient dans l’air, étaient ceux que le vent arrachait à la surface de l’ice-field.

Et encore si la solidification eût été complète ! Or, il n’en était rien. On sentait les glaçons s’entrouvrir au milieu de craquements prolongés. Il se produisait des fissures par lesquelles l’eau de la mer jaillissait en gerbe.
Les deux malheureuses bêtes venaient de diparaître. (Page 241.)

M. Serge et ses compagnons allèrent ainsi pendant une heure, ayant à chaque instant cette crainte que le champ de glace se brisât sous leurs pieds. Suivre une direction exacte devenait impraticable, quoique Jean essayât de la relever tant bien que mal sur l’aiguille de la boussole. Par bonheur, à marcher vers l’ouest, il n’en était plus comme de l’îlot Diomède, que l’on avait pu craindre de dépasser soit au nord, soit au sud sans l’avoir reconnu. La côte sibérienne s’étendait à une dizaine de lieues sur les trois quarts de l’horizon, et on ne pouvait la manquer.

Mais il fallait y arriver, et la première condition, c’était que la Belle-Roulotte ne s’engloutît pas dans les profondeurs de la mer de Behring !

Cependant, si ce danger était le plus à redouter, il n’était pas le seul. À chaque instant, prise d’écharpe par cette rafale du sud-est, la voiture risquait d’être culbutée. Par prudence, il avait même fallu en faire descendre Cornélia, Napoléone et Kayette. MM. Serge et Cascabel, Jean, Sandre et Clou se cramponnaient aux roues, luttaient pour la retenir contre le vent. On comprend quel peu de chemin devaient accomplir les chevaux dans ces conditions, alors qu’ils sentaient le sol fuir sous leurs pieds.

Vers cinq heures et demie du matin — 26 octobre — au milieu de ténèbres aussi profondes que celles qui baignent les espaces interstellaires, on fut obligé de s’arrêter. L’attelage ne pouvait plus avancer. Des dénivellations agitaient la surface du champ, soulevé par cette houle que la bourrasque chassait des parages inférieurs de la mer de Behring.

« Comment nous tirer de là ?… dit Jean.

— Il faut retourner à l’îlot ! s’écria Cornélia, qui ne parvenait pas à calmer l’épouvante de Napoléone.

— Ce n’est plus possible maintenant ! répondit M. Serge.

— Et pourquoi ?… répliqua M. Cascabel. J’aime encore mieux me battre contre des phoques que de…

— Je vous répète qu’il nous est maintenant interdit de retourner à l’îlot ! affirma M. Serge. Il faudrait marcher contre la rafale, et notre voiture ne pourrait résister ! Elle sera démolie, si ne elle fuit pas devant la tourmente !…

— Pourvu que nous ne soyons pas obligés de l’abandonner !… dit Jean

— L’abandonner ! s’écria M. Cascabel. Et que deviendrions-nous sans notre Belle-Roulotte !…

— Nous ferons tout pour ne point en être réduits là ! répondit M. Serge. Oui !… cette voiture, c’est notre salut, et nous essaierons de la sauver à tout prix…

— Ainsi il n’est pas possible de revenir en arrière ?… demanda M. Cascabel.

— Non, et il faut continuer d’aller en avant ! répondit M. Serge. Du courage, du sang-froid, et nous finirons bien par atteindre Numana ! »

Ces paroles eurent pour effet de ranimer tout le monde. Il était trop évident que le vent empêchait le retour vers l’îlot Diomède. Il soufflait du sud-est avec une telle impétuosité que ni bêtes ni gens n’eussent réussi à marcher contre lui. La Belle-Roulotte ne pouvait même plus demeurer stationnaire. Rien qu’en essayant de résister au déplacement de l’air, elle eût été chavirée.

Le jour s’était à demi fait vers dix heures — un jour blafard et brumeux. Les nuages, bas et déchiquetés, semblaient traîner des lambeaux de vapeur à travers le détroit, qu’ils balayaient furieusement. Dans le tourbillon des neiges, de petits éclats de glace, détachés du banc, volaient comme une mitraille de grêlons. En des conditions si pénibles, on ne fit qu’une demi-lieue pendant une heure et demie, car il fallait éviter les flaques d’eau et contourner les glaçons accumulés sur l’ice-field. Au-dessous, la houle du large lui imprimait de rudes oscillations, une sorte de roulis qui provoquait des craquements continus.

Soudain, vers midi trois quarts, une violente secousse se produisit. Un réseau de fissures étoila largement le champ en rayonnant autour du véhicule… Une crevasse, mesurant trente pieds de diamètre, s’était ouverte sous les pieds de l’attelage.

Sur un cri de M. Serge, ses compagnons s’arrêtèrent à quelques pas de cette crevasse.

« Nos chevaux !… Nos chevaux !… s’écria Jean. Père, sauvons nos chevaux !… »

Il était trop tard. La glace ayant fléchi, les deux malheureuses bêtes venaient de disparaître. Si le timon ainsi que les traits ne se fussent rompus, la Belle-Roulotte eût été également entraînée dans les profondeurs de la mer.

« Nos pauvres bêtes ! » s’écria M. Cascabel, désespéré.

Oui ! ces vieux amis du saltimbanque, qui avaient couru le monde à sa suite, ces fidèles compagnons, qui avaient si longtemps partagé son existence foraine, étaient engloutis ! De grosses larmes mouillèrent les yeux de M. Cascabel, de sa femme et de ses enfants…

« En arrière !… en arrière ! » avait crié M. Serge.

Et, en se mettant aux roues de la voiture, on parvint non sans peine à l’éloigner de cette crevasse, qui s’élargissait avec les oscillations du champ. Elle recula ainsi d’une vingtaine de pieds, en dehors du cercle de dislocation.

La situation n’en était pas moins très compromise. Que faire à présent ? Abandonner la Belle-Roulotte au milieu du détroit, puis revenir la chercher avec un attelage de rennes, après avoir gagné Numana ?… Il semblait bien qu’il n’y eût pas d’autre parti à prendre.

Tout à coup, Jean de s’écrier :

« Monsieur Serge, monsieur Serge !… Regardez !… Nous sommes en dérive !…

— En dérive ?… »

Ce n’était que trop vrai !

À n’en pas douter, une débâcle générale venait de mettre les glaces en mouvement entre les deux rives du détroit. Les secousses de la tempête, jointes au relèvement de la température, avaient brisé le champ, insuffisamment cimenté dans sa partie médiane. De larges passes s’étaient ouvertes vers le nord par suite du déplacement des glaçons, dont les uns s’étaient engagés sur l’ice-field, et les autres dessous. Cela permettait à l’îlot flottant, qui portait le véhicule, de dériver sous l’impulsion de l’ouragan. Quelques icebergs, immobilisés, étaient autant de points de repère, d’après lesquels M. Serge put relever le sens de la dérive.

On voit dans quelle mesure s’était aggravée la situation, déjà si inquiétante depuis la perte de l’attelage. Il n’était plus possible de gagner Numana, même en abandonnant la voiture. Ce n’était plus des crevasses que l’on aurait pu tourner, c’étaient des passes multiples qu’il n’y avait aucun moyen de franchir, et dont l’orientation changeait suivant les caprices de la houle. Et puis, ce glaçon qui entraînait la Belle-Roulotte, et dont il n’y avait pas à enrayer la marche, combien de temps résisterait-il au choc des lames, qui venaient se briser sur ses bords ?

Non ! Il n’y avait rien à faire ! Tenter de se diriger, de manière à rallier le littoral sibérien, cela était au-dessus des forces humaines. Le bloc flottant irait ainsi tant qu’un obstacle ne l’arrêterait pas, et qui sait si cet obstacle ne serait pas la banquise même aux extrêmes limites de la mer Polaire !

Vers deux heures de l’après-midi, au milieu de l’assombrissement qu’accroissaient les traînées de brouillard, secouées dans l’espace, l’obscurité était déjà suffisante pour limiter la vue dans un très court rayon. Abrités et tournés du côté qui regardait le nord, M. Serge et ses compagnons demeuraient silencieux. Qu’auraient-ils pu dire puisqu’il n’y avait rien à tenter ? Cornélia, Kayette et Napoléone, enveloppées de couvertures, se blottissaient étroitement les unes contre les autres. Le jeune Sandre, plus surpris qu’inquiet, sifflotait un air. Clou s’occupait de remettre en ordre les objets déplacés par la secousse à l’intérieur des compartiments. Si M. Serge et Jean avaient conservé leur sang-froid, il n’en était pas ainsi de M. Cascabel, qui s’accusait d’avoir entraîné tout son monde dans une pareille aventure.

Tout d’abord il importait de bien se rendre compte de la situation. On ne l’a point oublié, deux courants se propagent en sens inverse à travers le détroit de Behring. L’un descend au sud, l’autre remonte au nord. Le premier est le courant du Kamtchatka, le second est le courant du détroit de Behring. Si le glaçon, chargé du personnel et du matériel de la Belle-Roulotte, était saisi par le premier, il serait inévitablement ramené, et il y avait des chances pour qu’il atterrît à la côte sibérienne. Si, au contraire, il tombait dans l’attraction du second, il serait repoussé vers les parages de la mer Glaciale, où ni continent ni groupe d’îles ne pourraient l’arrêter.

Par malheur, à mesure que l’ouragan prenait plus de force, il halait le sud. Au fond de cet entonnoir formé par le détroit, se faisait un appel d’air dont on ne saurait imaginer la violence, en même temps que le vent déviait peu à peu de sa première direction.

C’est ce que M. Serge et Jean avaient pu constater. Aussi voyaient-ils que toute chance leur échappait d’être pris par le courant du Kamtchatka. Relevée à la boussole, la dérive inclinait vers le nord. Y avait-il donc lieu d’espérer que le glaçon serait porté jusqu’à la presqu’île du Prince-de-Galles, sur la côte de l’Alaska, en vue de Port-Clarence ? C’eût été un dénouement vraiment providentiel aux éventualités de cette dérive. Mais le détroit s’évase par un angle si ouvert, entre le cap Oriental et le cap du Prince-de-Galles, qu’il eût été imprudent de s’abandonner à cet espoir.

La place devenait presque intenable à la surface du glaçon, où personne ne pouvait rester debout, tant la tourmente faisait rage. Jean, qui voulut aller observer l’état de la mer à sa partie antérieure, fut renversé, et, sans l’intervention de M. Serge, il aurait été précipité dans les flots.

Quelle nuit passèrent ces malheureux — ou plutôt ces naufragés, car ils étaient là comme les survivants d’un naufrage ! Quelles transes à chaque instant ! Des icebergs, de masse considérable, venaient parfois heurter leur îlot flottant, avec de tels craquements et de telles secousses qu’il menaçait de se disloquer. De lourds paquets de mer passaient à sa surface, le submergeant comme s’il se fût enfoncé dans l’abîme. Tous étaient transis sous ces froides douches, que le vent pulvérisait au-dessus de leur tête. Ils ne seraient parvenus à les éviter qu’en rentrant dans la voiture ; mais elle chancelait sous les coups de rafale, et ni M. Serge ni M. Cascabel n’osaient conseiller d’y chercher refuge.

D’interminables heures s’écoulèrent ainsi. Cependant les passes devenaient de plus en plus larges, la dérive s’opérait avec moins de chocs. Le glaçon s’était-il détaché de la portion étranglée du détroit, dont l’ouverture s’évasait à quelques lieues de là sur la mer Glaciale ? Avait-il atteint les parages situés au-dessus du Cercle polaire ? Le courant de Behring l’avait-il, en définitive, emporté sur le courant du Kamtchatka ? Dans ce cas, si les côtes de l’Amérique ne l’arrêtaient pas, n’était-il pas à craindre qu’il fut entraîné jusqu’au pied de l’énorme banquise ?

Combien le jour tardait à venir ! — ce jour qui permettrait sans doute de reconnaître exactement la situation. Les pauvres femmes priaient… Leur salut ne pouvait plus venir que de Dieu.

Le jour parut enfin — 27 octobre. Il n’amena aucun apaisement des troubles atmosphériques. Il sembla même que la furie de la tempête redoublait avec le lever du soleil.

M. Serge et Jean, la boussole à la main, interrogèrent l’horizon : En vain cherchèrent-ils à découvrir quelque haute terre dans la direction de l’est et de l’ouest…

Le glaçon — cela n’était que trop certain — avait dérivé vers le nord sous l’action du courant de Behring.

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Comme on le pense, cette tempête avait causé aux habitants de Port-Clarence les plus vives inquiétudes sur le sort de la famille Cascabel. Mais comment auraient-ils pu lui porter secours, puisque la débâcle interdisait toute communication entre les deux rives du détroit ?…

Il en fut de même au port de Numana, où les deux agents russes, qui avaient passé quarante-huit heures avant elle, avaient annoncé le départ de la Belle-Roulotte. En réalité, s’ils éprouvèrent quelque anxiété pour ceux qui l’accompagnaient, ce ne fut point par sympathie. On sait qu’ils attendaient le comte Narkine sur la côte sibérienne, où ils comptaient s’emparer de sa personne… et il était probable que le comte Narkine avait péri dans ce désastre avec toute la famille Cascabel.

Et, trois jours après, il n’y eut plus lieu d’en douter, lorsque le courant eut rejeté deux cadavres de chevaux dans une petite crique
D’interminables heures s’écoulèrent ainsi. (Page 244.)

du littoral. C’étaient ceux de Vermout et Gladiator, qui composaient l’unique attelage des saltimbanques.

« Ma foi, dit l’un des agents, nous avons bien fait de traverser le détroit avant notre homme !…

— Oui, répondit l’autre, mais ce qui est fâcheux, c’est d’avoir manqué une si belle affaire ! »