Bleak-House (1re éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 32-42).

CHAPITRE IV.

Philanthropie télescopique.

M. Kenge nous annonça que nous devions passer la nuit chez mistress Jellyby.

« Vous la connaissez ? me dit-il en se tournant de mon côté.

— Non, monsieur, répondis-je ; peut-être M. Carstone ou miss Clare….

— Ni l’un ni l’autre n’en savait plus que moi.

— Mistress Jellyby, reprit M. Kenge le dos au feu et les yeux fixés sur le vieux tapis du foyer où il semblait lire la biographie de cette dame, est une personne d’une force de caractère excessivement remarquable et qui se dévoue entièrement au bien de l’humanité. De grandes questions l’ont successivement occupée jusqu’à ce jour ; elle est pour l’instant absorbée par l’Afrique au point de vue de la culture du café, de l’éducation des indigènes et de l’heureux établissement de l’excédent de la population anglaise sur les bords des rivières africaines. M. Jarndyce, qui aime à encourager toutes les œuvres utiles, et dont les philanthropes recherchent avidement la connaissance, a de mistress Jellyby la plus haute opinion. »

M. Kenge leva les yeux sur nous en ajustant sa cravate.

« Et M. Jellyby ? insinua Richard.

— Ah ! reprit M. Kenge, c’est… c’est le mari de Mme Jellyby.

— Un zéro ?

— Je n’ai pas dit cela ; du reste, je ne sais pas si je l’ai jamais rencontré ; ce peut être un homme supérieur, quoique complétement éclipsé par sa femme. »

M. Kenge ayant sonné, le jeune homme qui m’avait reçue entra dans le cabinet :

«  M. Guppy, lui dit l’avoué, les malles de miss Summerson et les autres bagages ont-ils été envoyés à l’adresse que j’ai donnée ? »

M. Guppy répondit que non-seulement ils l’avaient été, mais qu’une voiture nous attendait et que nous pourrions partir dès que bon nous semblerait.

«  Il ne me reste plus alors, dit M. Kenge en nous serrant la main, qu’à vous exprimer ma vive satisfaction (bonjour miss Clare), de l’arrangement qui vient d’être conclu (adieu, miss Summerson), et de mon plein espoir qu’il vous conduira au bonheur (enchanté, M. Carstone, d’avoir fait votre connaissance) ; au bien-être et à tous les avantages qu’il semble vous promettre…. Guppy, veillez à ce que ce jeune homme et ces deux demoiselles arrivent là-bas sains et saufs.

— Où allons-nous, M. Guppy ? demanda Richard en descendant l’escalier.

— Tout près, à Thavie’s Inn, vous savez bien.

— Mais je ne sais pas du tout : j’arrive de Winchester et n’ai jamais vu Londres.

— Nous n’avons qu’à remonter Chancery-lane, à traverser Holborn, et nous y serons dans trois ou quatre minutes…. Un vrai brouillard de Londres, n’est-ce pas, miss Summerson ?

— Affreusement épais, répondis-je.

— Non pas qu’il nuise à votre fraîcheur ; au contraire, il vous est favorable, si l’on en juge d’après les apparences. »

Il ferma la portière et monta sur le siège ; l’instant d’après, nous passions sous une arcade et nous entrions dans une rue étroite, bordée de hautes maisons, véritable citerne à brouillard, une foule d’individus, surtout d’enfants, étaient rassemblés devant la maison où nous nous arrêtâmes et qui portait le nom de Jellyby sur une plaque de cuivre très-sale.

« Ne vous effrayez pas, dit M. Guppy ; c’est seulement l’un des petits Jellyby qui a passé sa tête entre les barreaux de la grille et qui ne peut pas l’en retirer.

— Pauvre enfant !… Ouvrez-moi vite que je descende.

— Ne vous inquiétez pas, miss ; les petits Jellyby ont toujours quelque aventure de ce genre. »

Toutefois, je courus au malheureux bambin, le plus sale des marmots qu’on pût voir, et qui, tout rouge et poussant des cris affreux, avait le cou fixé entre deux barres de fer, tandis que le marchand de lait et un bedeau le tiraient par les jambes, dans l’espoir que son crâne obéirait à la pression et finirait par céder.

Supposant, au contraire, que, dans l’endroit où la tête avait passé, le corps ne tarderait pas à suivre, j’en fis part au bedeau qui, admettant cet avis, poussa immédiatement l’enfant et l’eût jeté en bas de l’autre côté, si je ne l’avais retenu par le bout de sa jaquette. Richard et M. Guppy coururent à la cuisine pour le recevoir dans leurs bras ; et dès que le marmouset s’y trouva sans accident, il se mit à les frapper avec rage de la baguette de son cerceau qu’il tenait à la main. Survint une femme montée sur des patins, qui bourra l’enfant de coups de balai sans avoir l’air de nous apercevoir, ce qui me fit croire que la maîtresse du logis n’y était pas ; mais, à ma grande surprise, revenant bientôt à nous et montant au premier étage, cette femme nous introduisit dans une chambre où elle nous annonça comme étant les deux jeunes demoiselles qu’attendait mistress Jellyby. Plusieurs enfants s’étaient trouvés sous nos pas, et nous avions eu beaucoup de peine, dans l’ombre du couloir, à ne pas marcher sur eux. L’un de ces pauvres petits, à l’instant même où nous entrions chez sa mère, roula du haut en bas de l’escalier, faisant retentir la maison du bruit de sa tête qui rebondissait sur les marches ; mais mistress Jellyby, dont le visage demeura complétement impassible, ne nous en reçut pas moins avec la plus parfaite tranquillité. C’était une jolie petite femme grassouillette, de quarante à cinquante ans, dont les beaux yeux semblaient avoir l’habitude de ne regarder qu’à l’horizon, comme si l’objet le plus proche que sa vue pût saisir fût la rive africaine.

« Je suis vraiment enchantée de vous recevoir, nous dit-elle d’une voix douce et harmonieuse ; j’ai pour M. Jarndyce le plus profond respect, et personne de ceux qui l’intéressent ne me saurait être indifférent. »

Nous lui témoignâmes toute notre reconnaissance et nous allâmes nous asseoir derrière la porte, où se trouvait un canapé boiteux. Mistress Jellyby avait une belle chevelure ; malheureusement ses devoirs envers l’Afrique ne lui laissaient pas le temps de se peigner ; et le châle dont elle était enveloppée ayant glissé sur sa chaise, nous pûmes constater, lorsqu’elle revint à sa place, que son dos, où le corsage de sa robe était retenu par un lacet blanc formant treillage, ressemblait au mur d’un pavillon d’été.

La chambre, jonchée de papiers, était presque remplie par une grande table, couverte également d’une litière de paperasses, et tout aussi malpropre que désordonnée. Mais ce qui surtout nous frappa tristement, c’était une jeune fille à l’aspect maladif, jolie pourtant malgré son air de fatigue et d’ennui, qui, assise à cette table, mordillait les barbes de sa plume en fixant sur nous ses grands yeux attristés. Je ne crois pas que jamais personne ait jamais eu un si grand nombre de taches d’encre ; et de ses cheveux ébouriffés à ses jolis petits pieds, où traînaient des savates de satin éraillées, il ne se trouvait pas un seul de ses vêtements, pas une épingle, qui fût à sa place.

— Vous me voyez, dit mistress Jellyby en mouchant ses deux chandelles qui brûlaient dans des chandeliers de fer et parfumaient la pièce d’une forte odeur de suif, vous me voyez, comme toujours, extrêmement occupée ; ce projet de colonisation africaine absorbe tout mon temps. Il m’oblige à correspondre avec plusieurs sociétés éminentes et avec une foule d’individus qui prennent vivement à cœur les intérêts de l’humanité. La chose avance, je suis heureuse de vous le dire. Nous espérons avoir l’année prochaine de cent cinquante à deux cents robustes familles se livrant à la culture du café ainsi qu’à l’instruction des indigènes de Borrioboula-Gha, sur la rive gauche du Niger. »

Éva m’ayant regardée sans rien dire, je fus obligée de répondre que c’était fort satisfaisant.

« Assurément, continua mistress Jellyby. Cette œuvre absorbe mon énergie et mes facultés tout entières ; mais qu’importe à qui doit réussir ! Chaque jour le succès me paraît plus certain ; je suis vraiment étonnée, miss Summerson, que vous n’ayez jamais songé à vous établir en Afrique. »

Cette apostrophe me prit tellement au dépourvu que je ne sus d’abord que répondre ; j’insinuai que le climat….

« Le plus beau climat de la terre.

— En vérité, madame ?

— Il faut certainement des précautions. Mais si vous alliez à Holborn sans en prendre, vous seriez écrasée ; vous en prenez et vous revenez saine et sauve : il en est de même pour l’Afrique.

— Sans aucun doute, répondis-je en pensant à Holborn.

— Si vous voulez voir les observations qui ont été faites à cet égard, dit mistress Jellyby en me passant un certain nombre d’imprimés, rien ne vous sera plus facile que de vous en convaincre pendant que je finirai de dicter une lettre que j’avais commencée. Je vous présente ma fille aînée, mon secrétaire. »

Nous fîmes un salut à la pauvre jeune fille qui s’inclina d’un air à la fois timide et rechigné.

« Un mot seulement et je suis à vous, bien qu’à vrai dire ma besogne ne soit jamais terminée, continua mistress Jellyby en souriant. Où en étions-nous, Caddy ?

« — Présente ses compliments à M. Swallow et lui demande…. répliqua la jeune fille.

« — La permission de l’informer, suivant le désir qu’il en a témoigné relativement au projet de…. » Non, Pépy, non ; je ne puis y consentir. »

Le pauvre enfant qui interrompait ainsi la correspondance africaine était celui dont la chute avait retenti dans l’escalier quelques instants auparavant ; il venait, le front couvert d’un emplâtre, montrer ses genoux écorchés, que sa mère refusait de voir et dont la crasse, non moins que les contusions, excita notre pitié.

« Laissez-nous et partez, méchant enfant, » dit tout simplement et sans rien perdre de sa sérénité mistress Jellyby, qui fixa de nouveau ses beaux yeux sur l’Afrique.

Le pauvre enfant pleurait ; je l’arrêtai au passage, et, tandis que sa mère continuait à dicter, je le pris sur mes genoux ; Éva l’embrassa ; il en parut tout surpris, et, se calmant peu à peu, il s’endormit bientôt, ne faisant plus entendre que de loin en loin de gros soupirs qui troublaient son sommeil.

« Six heures ! dit mistress Jellyby, et nous dînons à cinq ; nominalement, car en général nous n’avons pas d’heure fixe. Caddy, conduisez miss Clare et miss Summerson dans leurs chambres, peut-être seront-elles bien aises de quitter leurs chapeaux. Vous m’excuserez, n’est-ce pas, je suis tellement occupée…. Oh ! ce vilain enfant, mettez-le par terre, je vous en prie, miss Summerson. »

Je demandai, au contraire, la permission de l’emmener avec moi, et je le déposai sur mon lit. Nos deux chambres communiquaient par une porte, et je n’ai rien vu qui pût leur être comparé ; les rideaux de la mienne étaient retenus à la croisée par une fourchette.

« Peut-être voudriez-vous de l’eau chaude ? nous demanda miss Jellyby qui cherchait un pot à l’eau et qui n’en trouvait pas.

— Oui, si toutefois cela ne donnait pas trop de peine.

— Oh ! ce n’est pas ça, répondit miss Jellyby ; toute la question est de savoir si l’on peut s’en procurer. »

Il faisait froid ; l’humidité nous pénétrait, et j’avoue que je me trouvais fort mal dans cette chambre qui sentait le marécage. Éva en pleurait presque ; mais bientôt nous nous mîmes à rire, et nous causions gaiement en défaisant nos malles quand miss Jellyby revint nous dire qu’il n’y avait pas d’eau chaude, qu’on ne trouvait pas le chaudron, et que la bouilloire était percée.

Nous la priâmes de ne pas s’en inquiéter, et nous fîmes tous nos efforts pour tâcher d’allumer le feu. Les enfants étaient montés ; ils regardaient du dehors le phénomène que présentait Pépy en dormant sur mon lit, et notre attention fut attirée par un certain nombre de petits nez et de petits doigts qui s’exposaient à se faire écraser si l’on avait pu fermer la porte ; mais le bouton manquait à la serrure de la mienne, et chez Éva la clef tournait toujours sans que le pêne s’en doutât. J’invitai tous les marmots à entrer ; ils se mirent autour de la table, et je leur racontai l’histoire du petit Chaperon rouge pendant que je m’habillais ; ils restèrent cois comme des souris tapies dans leur trou, jusqu’à Pépy lui-même, qui s’éveilla tout juste pour l’arrivée du loup.

Nous descendîmes quand j’eus fini mon conte, et nous trouvâmes, en guise de lampe, sur la fenêtre du palier, une mèche fumeuse, flottant dans un verre où ces mots étaient gravés : « Souvenir des eaux de Tunbridge. » Dans le salon, une jeune femme, la figure enflée et tout embobinée de flanelle, s’évertuait à souffler le feu qui fumait horriblement. Nous voilà toussant et pleurant, avec les fenêtres ouvertes pendant une demi-heure ; ce qui n’empêchait pas mistress Jellyby, dont le cabinet de travail communiquait avec cette pièce, de continuer avec la même sérénité sa correspondance relative à l’Afrique ; et je m’estimai bien heureuse de la voir si occupée, car il nous fut impossible de n’être pas prises d’un fou rire, quand Richard nous raconta qu’il s’était lavé les mains dans une terrine à pâté, et qu’il avait trouvé le chaudron sur sa table de toilette.

Sept heures sonnèrent, et quelque temps après nous descendîmes dans la salle à manger. « Prenez garde, faites attention à vos pieds, » nous dit mistress Jellyby ; précaution fort utile, car les tapis, dépourvus de tringles et déchirés partout, n’étaient plus que de véritables pièges. On nous servit un cabillaud, un rosbif, des côtelettes et un pouding : un excellent dîner s’il avait été cuit ; mais, par malheur, c’était à peu près cru. La jeune femme embobinée de flanelle, et qui faisait le service, posait bout-ci bout-là tous les plats sur la table, sans s’inquiéter de rien. De temps à autre, la femme en patins, sans doute la cuisinière, entre-bâillait la porte et l’appelait aigrement ; une querelle s’ensuivait, et mille incidents qui entravaient le dîner : le plat de pommes de terre renversé dans les cendres, la poignée du tire-bouchon cédant tout à coup et venant frapper le menton de la jeune femme aux flanelles. Mistress Jellyby conservait néanmoins l’égalité de son humeur ; elle nous dit une foule de choses intéressantes sur Borrioboula-Gha, et reçut tant et tant de lettres, que Richard, assis à côté d’elle, compta jusqu’à cinq enveloppes à la fois dans la sauce du rôti : lettres de plusieurs comités de femmes ; comptes rendus et résolutions de plusieurs meetings ; questions relatives à la culture du café, aux indigènes du centre de l’Afrique. Mistress Jellyby envoya sa fille à trois ou quatre reprises différentes écrire ce qu’elle avait à répondre. Que d’affaires n’avait-elle pas, et quel dévouement à la cause !

J’étais fort intriguée de savoir ce que ce pouvait être qu’un gentleman, à moitié chauve, portant lunettes, et qui, après que le poisson fut enlevé, s’était glissé à une place jusque-là restée vacante. Il semblait acquis à la question africaine, mais d’une manière passive ; et comme il ne disait pas un mot, j’aurais pu le prendre pour un indigène de Borrioboula-Gha, si ce n’avait été la couleur de son teint. Mais quand nous fûmes sorties de table, —et que je le vis rester avec Richard, il me vint à l’idée que ce devait être M. Jellyby, et je ne me trompais pas. Un jeune homme très-bavard qui vint dans la soirée, qu’on appelait M. Quale, et dont les cheveux, rejetés vigoureusement en arrière, laissaient voir deux tempes bossues et luisantes, philanthrope, à ce qu’il nous apprit lui-même, nous confirma le fait, en nous disant que l’alliance matrimoniale de M. et de Mme Jellyby lui représentait l’union de l’esprit et de la matière.

Ce jeune homme, qui avait aussi beaucoup à dire sur l’Afrique, et, entre autres choses l’exposé d’un projet dont il était l’auteur, projet qui consistait à enseigner aux colons de Borrioboula-Gha la manière d’apprendre aux indigènes à tourner des pieds de tables et de pianos qu’ils exporteraient ensuite, prenait un plaisir évident à faire ressortir le mérite de mistress Jellyby. « Vous recevez maintenant, lui disait-il, cent cinquante ou deux cents lettres par jour, relativement à l’Afrique. » Ou bien encore : « Si ma mémoire ne me trompe, pas, vous avez envoyé par le même courrier jusqu’à cinq mille circulaires. » Et il nous répétait la réponse de mistress Jellyby, comme eût fait un interprète.

Quant à M. Jellyby, nous le vîmes toute la soirée dans un coin, la tête appuyée contre le mur, ayant l’air d’un homme profondément abattu. Il paraît qu’il avait ouvert la bouche plusieurs fois, lorsqu’après le dîner il s’était trouvé seul avec Richard ; mais il l’avait toujours refermée sans rien dire, à la grande confusion de M. Carstone.

Pendant ce temps-là, mistress Jellyby, presque entièrement cachée par le monceau de papiers dont elle était entourée, prenait force café, dictait quelques lettres à sa fille, et entretenait avec M. Quale une discussion très-animée sur la fraternité humaine ; ce qui lui donna l’occasion d’exprimer les sentiments les plus nobles et les plus généreux. Toutefois, je ne pus pas l’écouter aussi attentivement que je l’aurais désiré, parce que les enfants nous entourèrent dans un coin du salon, Éva et moi, et me demandèrent une autre histoire. Je m’assis au milieu du cercle qu’ils formèrent, et leur racontai tout bas le Chat botté, sans regarder ce qui se passait autour de nous, jusqu’au moment où mistress Jellyby, se souvenant d’eux par hasard, les envoya coucher. Pépy ne voulut pas y aller sans moi, et je l’emportai à l’étage supérieur, où nous trouvâmes la jeune femme aux flanelles, qui chargea la petite famille haut la main, comme un vrai dragon, et fourra en un clin d’œil chaque enfant dans son lit.

J’essayai de mettre un peu d’ordre dans notre chambre, et je finis, à force de soins, par faire flamber notre vilain feu, qui n’allait pas lorsque j’étais entrée. De retour au salon, je compris que mistress Jellyby regardait avec une certaine pitié mon caractère frivole ; j’en fus triste, mais je sentis en même temps que mes prétentions ne dépassaient pas mes humbles facultés.

Minuit sonna avant que nous eussions pu saisir l’occasion de nous retirer ; nous levant enfin, nous laissâmes mistress Jellyby dictant ses lettres, prenant toujours du café, et sa pauvre fille mordillant les barbes de sa plume.

« Quelle singulière maison, dit Éva quand nous fûmes dans notre chambre, et quelle idée mon cousin Jarndyce a-t-il eue de nous envoyer ici ?

— Tout ce que j’y vois me confond, répondis-je ; j’ai besoin de le comprendre, et je ne peux y parvenir. C’est une grande bonté de la part de mistress Jellyby de se donner toute cette peine, et de vouloir faire le bien des indigènes de Borrioboula-Gha…. cependant sa maison…. Pépy et les autres…. »

Éva se mit à rire, me passa le bras autour du cou pendant que je regardais le feu, et me dit que j’étais une créature douce et tendre et que j’avais gagné son cœur.

« Vous êtes à la fois si réfléchie et si gaie, ajouta-t-elle, vous faites tant et si bien, et tout cela vous est si naturel. »

Simple et chère mignonne, c’était dans son cœur qu’elle trouvait la bonté dont elle me parait à ses yeux.

« Puis-je vous faire une question ? lui demandai-je.

— Mille, si vous voulez.

— Voulez-vous me parler de votre cousin, M. Jarndyce, auquel j’ai tant d’obligations, et me dire comment il est ? »

Elle rejeta ses beaux cheveux en arrière et tourna vers moi des yeux à la fois si étonnés et si fins, que je restai surprise à mon tour et de son étonnement et de sa beauté.

« Que je vous dépeigne mon cousin Jarndyce !

— Eh bien ! oui, pourquoi pas ?

— Mais je ne l’ai jamais vu.

— Malgré votre parenté ?

— Mon Dieu non. »

Toutefois elle se rappelait, si jeune qu’elle fût alors, que les larmes venaient aux yeux de sa mère quand elle parlait de la noblesse et de la générosité du caractère de cet excellent homme, en qui, disait-elle, on pouvait avoir confiance plus qu’en personne au monde. Aussi miss Clare se fiait entièrement à son cousin Jarndyce, qui lui avait écrit quelques mois auparavant une lettre simple et franche, où il lui proposait l’arrangement que nous allions effectuer ; lui disant, en outre, qu’il espérait, avec le temps, guérir quelques-uns des maux qu’avait fait naître ce misérable procès. Elle avait accepté avec reconnaissance. Richard, qui avait reçu la même lettre et fait la même réponse, se rappelait avoir vu M. Jarndyce une fois seulement au collège de Winchester, où il était alors ; il y avait de cela cinq ans. Ses souvenirs le lui représentaient comme un homme franc, robuste, un peu gros. Éva n’en savait pas plus long.

Elle s’endormit ; je restai près du feu, songeant à Bleak-House, et m’étonnant que le matin fût si long à revenir. Je ne sais plus où s’égaraient mes pensées, quand un léger coup frappé à la porte vint me rappeler à moi-même. J’ouvris doucement, c’était miss Jellyby, toute transie, tenant d’une main un chandelier cassé où coulait une chandelle brisée, et de l’autre un coquetier.

« Bonsoir, dit-elle d’un air maussade.

— Bonsoir, dis-je à mon tour.

— Peut-on entrer ? demanda-t-elle brusquement.

— Certes, mais ne réveillez pas miss Clare. »

Elle ne voulut pas s’asseoir et resta debout au coin de la cheminée, trempant son doigt dans le coquetier rempli de vinaigre, et s’aspergeant la figure pour en ôter les taches d’encre. Elle avait l’air sombre et le visage irrité.

« Je voudrais voir l’Afrique à tous les diables, dit-elle tout à coup. »

J’essayai de la calmer.

« C’est comme je le dis, reprit-elle, je l’exècre, je l’abhorre ; c’est une peste. »

Je posai ma main sur son front qui était brûlant. « Vous êtes fatiguée, lui dis-je, vous avez mal à la tête ; allez dormir, vous serez mieux demain matin. »

Elle continua de faire la moue et de froncer les sourcils ; mais elle quitta son coquetier et se tournant du côté d’Éva :

« Miss Clare est bien jolie, » dit-elle.

Je fis en souriant un signe affirmatif.

« N’est-elle pas orpheline ?

— Oui, répondis-je.

— Et pourtant je suis sûre qu’elle a appris beaucoup de choses : la danse, le piano, le chant, le français, la géographie et toutes sortes d’ouvrages à l’aiguille ?

— Certainement.

— Tandis que moi, je ne sais rien faire, si ce n’est écrire ; j’écris toute la journée pour maman. C’est bien méchant de votre part d’être venues ici pour voir mon ignorance. C’est sans doute pour faire mieux ressortir votre mérite. »

Je la regardais sans rien dire en tâchant de lui montrer tout l’intérêt qu’elle m’inspirait.

« C’est déshonorant ! continua-t-elle les yeux pleins de larmes ; la maison tout entière, les enfants et moi, tout cela est une honte. Papa est malheureux ; ça n’a rien d’étonnant. Priscilla est toujours ivre ; vous ne pouvez pas dire que vous ne l’ayez pas senti quand elle servait à table ; on se serait cru au cabaret ; vous l’avez bien vu.

— Je vous assure que non, chère Caroline.

— C’est un conte ; vous l’avez bien senti ; pourquoi dire le contraire ?

— Écoutez-moi, Caroline.

— Qu’ai-je besoin de vous entendre ? »

Elle s’approcha du lit et, sans quitter son air maussade, elle embrassa miss Clare ; puis elle revint près de moi ; sa poitrine se soulevait à faire pitié ; j’étais vivement émue.

« Je voudrais être morte, s’écria-t-elle, ce serait bien plus heureux. »

L’instant d’après, s’agenouillant auprès de moi, elle cacha sa tête dans mes vêtements, éclata en sanglots et me supplia de lui pardonner. J’essayai de la relever ; mais elle ne voulut pas. « Non, non, disait-elle ; vous qui avez l’habitude de montrer aux autres, si vous vouliez m’instruire, j’apprendrais bien avec vous ; je suis si malheureuse et je vous aime tant ! »

Je ne pus jamais la décider à se mettre à côté de moi ; tout ce que je pus obtenir, c’est qu’elle prît au moins, pour s’asseoir, un tabouret tout en loques qui se trouvait dans la chambre. Peu à peu elle se calma, et s’endormit. J’attirai sa tête sur mes genoux, et l’enveloppai de mon châle ; le feu s’éteignit et toute la nuit elle sommeilla dans la même attitude. Je restai d’abord péniblement éveillée, puis mes idées se troublèrent, devinrent plus vagues, et la jeune fille endormie sur mes genoux se transforma successivement. Je la prenais tantôt pour Éva, tantôt pour une de mes amies de Reading que je croyais avoir quittée depuis longtemps, ou pour la petite femme vieille et folle aux révérences et aux sourires ; j’entrevis l’ombre du maître de Bleak-House ; la vision s’effaça, je ne distinguai plus rien et perdis bientôt jusqu’à la conscience de moi-même.

Le jour luttait faiblement contre le brouillard quand mes yeux s’ouvrirent et rencontrèrent le visage d’un petit fantôme crasseux qui me regardait fixement : c’était Pépy qui avait escaladé son berceau et qui s’était traîné jusqu’à moi en robe de nuit et en béguin ; il avait si froid que ses petites dents en claquaient à se briser.