Bleak-House (1re éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 366-377).

CHAPITRE XXVIII.

Le maître de forges.

Sir Leicester Dedlock a triomphé de sa goutte héréditaire et se retrouve encore une fois sur ses pieds, au propre comme au figuré. Il est dans son trou du Lincolnshire, où la rivière est débordée ; le froid et l’humidité pénètrent dans Chesney-Wold et morfondent le baronnet jusqu’à la moelle des os. Les grands feux de bois et de charbon, qui flambent dans les vastes foyers et jettent comme un défi, vers l’heure du crépuscule, leurs reflets vacillants sur la futaie morose, attristée sans doute de voir comment on sacrifie ses beaux arbres, ne suffisent pas à chasser l’humidité du château. Les tuyaux d’eau chaude qui montent jusqu’en haut du manoir, les doubles fenêtres, les portes matelassées, les paravents, les épais rideaux ne sauraient suppléer à ce qui manque au foyer et ne réchauffent pas sir Leicester. D’où il résulte que le Courrier fashionable annonce un matin à l’univers attentif que lady Dedlock va revenir à la ville, où elle passera plusieurs semaines.

C’est triste à dire : mais les grands eux-mêmes ont aussi leurs parents pauvres, et souvent plus, qu’une part équitable de ce fléau domestique. Et c’est d’autant plus triste que le beau sang rouge, première qualité, qui coule dans de pauvres veines, n’en crie pas moins, comme le sang vulgaire, sous la main de l’assassin, et demande obstinément aide ou vengeance. Les cousins de sir Leicester, au degré le plus éloigné, crient vers lui comme autant d’Abel opprimés par leur frère. Il y en a même de si pauvres, qu’on en est à se demander s’il n’aurait pas été plus avantageux pour eux, au lieu d’être rivés par leur naissance, chétifs anneaux de plaqué, à la noble chaîne d’or des Dedlock, de naître tout bonnement d’un métal plus modeste, de fer, par exemple, comme les gens du commun, et de gagner leur vie dans un humble métier.

Appartenant aux Dedlock, dont ils partagent la dignité, ils ne peuvent, hélas ! avoir aucun emploi, si ce n’est certaines fonctions restreintes, plus distinguées que profitables ; et ils passent leur existence à visiter leurs cousins riches, à faire des dettes quand ils le peuvent, à végéter misérablement quand cette ressource leur manque ; à monter dans des carrosses d’emprunt, à s’asseoir à une table qui n’est jamais la leur, sans trouver à se marier ni les uns ni les autres ; fractions infimes d’une somme considérable et dont on ne sait plus que faire.

Toutes les notabilités qui partagent les opinions du baronnet sont plus ou moins de sa famille. Depuis milord Boodle jusqu’à Noodle, en passant par le duc de Foodle, sir Leicester étend partout, comme une glorieuse araignée, les fils de son illustre parenté ; mais s’il est fier de ses liens avec les notabilités, il se montre généreux et bon envers les nullités de son vaste cousinage ; et en dépit du froid humide qui pénètre en ce moment à Chesney-Wold, il supporte la visite de plusieurs cousins de cette dernière catégorie avec la constance d’un martyr.

Au premier rang se trouve Volumnia Dedlock, (jeune demoiselle de soixante ans), doublement bien née ; car elle a l’honneur, par sa mère, d’être l’un des parents pauvres d’une autre grande famille. Comme elle a déployé très-jeune un fort joli talent pour les découpures en papier, qu’elle chantait l’espagnol en s’accompagnant de la guitare, et proposait des énigmes et des charades françaises dans les châteaux, elle a passé vingt ans de sa vie, entre vingt et quarante, d’une manière assez agréable. Commençant alors à dater et à ne plus obtenir le moindre succès avec ses chants et sa guitare, elle se retira dans la petite ville de Bath, où depuis cette époque elle vit maigrement d’une petite rente que lui fait sir Leicester, et d’où elle surgit de temps à autre pour apparaître dans les manoirs de ses cousins. À Bath, elle a un cercle de connaissances fort étendu, composé de vieux gentlemen effrayants, aux jambes grêles enfermées dans de larges pantalons de nankin, et occupe une haute position dans cette morne cité ; mais l’indiscret emploi du rouge, qu’elle pousse jusqu’à la profusion, et un collier de perles suranné qui ressemble à un chapelet d’œufs de petits oiseaux, fait ailleurs redouter sa présence.

Dans un pays sainement administré, Volumnia eût été sans aucun doute inscrite au budget, à l’article pensions ; de louables efforts ont été faits pour arriver à ce but ; et, quand William Buffy entra au ministère, on s’attendait bien à lui voir toucher deux cents livres par an ; mais contre toute prévision, William Buffy trouva que le temps n’était pas venu d’accomplir cet acte d’équité, et ce fut le premier indice qui révéla clairement à sir Leicester que le pays marchait à sa ruine.

L’honorable Bob Stables, un autre cousin pauvre, est à Chesney-Wold en même temps que Volumnia ; il possède, pour faire l’eau blanche, toute l’habileté d’un vétérinaire consommé ; et la plupart des garde-chasses sont moins bons tireurs que lui. Son vœu le plus cher a été pendant quelque temps de servir son pays dans quelque bonne place, bien rétribuée, où il n’y eût rien à faire entre les repas ; un gouvernement intelligent n’eût pas manqué de satisfaire ce désir, très-naturel de la part d’un gentleman rempli de zèle et appartenant à une si grande famille ; mais lorsque William Buffy arriva au pouvoir, il trouva que ce n’était pas le moment de s’occuper de cette affaire, et ce fut la seconde fois que le baronnet vit clairement que le pays courait à sa perte.

Le reste des cousins de sir Dedlock se compose de ladies et de gentlemen de différents âges et de capacités diverses, qui, pour la plupart aimables et bons, se seraient fait une position dans le monde s’ils avaient pu triompher de leur noble origine ; mais qui, écrasés par elle, se traînent dans la vie nonchalamment et sans but, ne sachant que faire d’eux-mêmes et ne trouvant personne qui pût deviner à quoi ils peuvent servir.

Comme partout ailleurs, milady Dedlock est la reine de cette société de famille ; d’une élégance et d’une beauté accomplies, toute-puissante dans sa petite sphère (petite comme étendue, car malheureusement le monde de la fashion ne s’étend pas d’un pôle à l’autre), elle exerce dans la maison de sir Leicester, malgré la froideur insouciante de sa nature, une influence qui a puissamment contribué au perfectionnement de tout ce qui l’entoure. Les cousins de sir Leicester, même les plus âgés, que son mariage avec le baronnet stupéfia de contrariété, sont devenus ses hommes liges ; et l’honorable Bob Stables se plaît à répéter chaque jour, entre la poire et le fromage, à quelques personnes de choix, « qu’il n’y a pas dans tout le Stud, de noble coursier mieux soigné que milady. »

Tels sont les hôtes qu’on trouve par cette triste soirée dans le grand salon de Chesney-Wold ; un bruit de pas se fait entendre sur la terrasse du revenant ; peut-être celui que fait en marchant le spectre boiteux d’une ombre glacée. Il est tard, l’heure du sommeil approche ; de grands feux sont allumés dans toutes les chambres, et la flamme couvre les murs et les plafonds de silhouettes grimaçantes. Les bougeoirs brillent sur la table qui est à côté de la porte, à l’autre bout du salon. Des cousins de sir Leicester bâillent sur les ottomanes ; des cousines sont au piano ; des cousins et des cousines entourent le plateau chargé de soda-water ; d’autres cousins se lèvent des tables de jeu, d’autres encore sont rassemblés près de la cheminée. Sir Leicester est au coin de son feu particulier (car il y en a deux dans le salon) ; milady est en face de lui, à côté de sa table particulière. Volumnia, en sa qualité de cousine privilégiée, est assise entre eux, dans un immense fauteuil ; le baronnet jette un regard mécontent sur le rouge et le collier de perles de sa cousine.

«  Je rencontre quelquefois dans mon escalier, dit languissamment Volumnia, dont l’esprit s’est peut-être endormi pendant cette longue soirée de conversation à bâtons rompus, je rencontre l’une des plus jolies personnes que je crois avoir jamais vues.

— Une protégée de milady, répond sir Leicester.

— Je l’ai pensé ; j’ai senti qu’un œil supérieur devait avoir découvert cette jeune fille ; c’est vraiment une merveille ; peut-être une beauté un peu insignifiante ; mais parfaite dans son genre, dit Volumnia, mettant hors ligne comme de raison son propre genre de beauté ; je n’ai jamais vu de pareille fraîcheur. »

Sir Leicester est du même avis, et jette un regard mécontent sur le rouge de Volumnia.

«  S’il y a dans cette affaire une supériorité quelconque, dit alors milady, ce n’est pas à moi qu’il faut en faire honneur, mais à mistress Rouncewell, qui a découvert Rosa.

— Je suppose qu’elle est votre femme de chambre ?

— Non ; elle est ma favorite, mon secrétaire ; elle fait mes commissions, une infinité de choses.

— Vous aimez à l’avoir auprès de vous, comme une fleur, un oiseau, un pastel ou un caniche… Non, non, pas un caniche ; mais, dans tous les cas, un objet ravissant, dit Volumnia d’un air attendri ; elle est délicieuse ; et que cette bonne mistress Rouncewell a un air respectable et bien portant ! Elle doit être horriblement âgée ; mais comme elle est encore belle et active ! c’est bien la meilleure amie que je me connaisse. »

Le baronnet trouve qu’il est juste et naturel que la femme de charge de Chesney-Wold soit une personne remarquable ; il a d’ailleurs une profonde estime pour mistress Rouncewell, et il aime à entendre faire son éloge ; aussi répond-il à Volumnia qu’elle a raison, ce qui enchante cette chère cousine.

« Je crois qu’elle n’a jamais eu de fille ? demande-t-elle.

— Mistress Rouncewell ? non, mais elle a un fils ; elle en a même deux. Et c’est un exemple remarquable du désordre où notre siècle est arrivé, du renversement de toute barrière, de la rupture de toutes les digues sociales, de la confusion des rangs et des classes, ajoute le baronnet avec une sombre dignité ; j’ai appris par M. Tulkinghorn, qu’on avait offert au fils de mistress Rouncewell la candidature au Parlement ! »

Volumnia pousse un petit est aigu.

« Oui, au Parlement ! répète sir Leicester.

— On n’a jamais rien vu de pareil ! Et quel homme est-ce ? dit Volumnia.

— Je crois qu’on appelle ça un… maître de forges, répond sir Leicester, qui n’en est pas bien sûr. »

Volumnia pousse un autre petit cri.

« Si les informations qui m’ont été données sont positives, et je n’en doute pas, M. Tulkinghorn ayant toujours été d’une extrême exactitude dans ce qu’il avance, M. Rouncewell aurait eu au moins le bon sens de décliner cette proposition, continue sir Leicester ; mais cela ne détruit pas l’anomalie du fait, qui, suivant moi, donne lieu à des réflexions aussi étranges que révoltantes. »

Miss Volumnia s’étant levée en jetant un regard vers la table où sont rangés les bougeoirs, sir Leicester va galamment en chercher un dont il allume la bougie à la lampe voilée de milady.

« Je vous demanderai, dit-il à cette dernière, de rester encore quelques instants, car la personne dont il était question tout à l’heure est arrivée ce soir, un peu avant le dîner ; et, dans un billet fort convenable (sir Leicester, avec sa loyauté habituelle, croit devoir insister sur ce point), dans un billet fort convenable et parfaitement tourné, sollicite la faveur d’un entretien avec vous, milady, ainsi qu’avec moi, au sujet de votre protégée ; comme il semble vouloir partir cette nuit, j’ai répondu que vous le verriez avant de rentrer dans votre appartement. »

Miss Volumnia pousse un troisième petit cri, et s’enfuit en disant : « Oh Dieu ! je vous souhaite un prompt débarras de ce… comment l’appelle-t-on ?… maître de forges ? »

Les autres cousins disparaissent à leur tour, et, quand le dernier a pris son bougeoir, le baronnet tire le cordon de la sonnette : « Présentez, dit-il, mes compliments à M. Rouncewell, qui est chez la femme de charge, et dites-lui que je suis prêt à le recevoir. »

Milady, qui a écouté ces paroles avec une légère attention, regarde M. Rouncewell au moment où il entre. C’est un homme de cinquante et quelques années ; il se présente bien ; il a la voix claire, un front élevé d’où ses cheveux bruns commencent à disparaître, et la figure à la fois pleine de finesse et de franchise ; son aspect est celui d’un gentleman ; il est vêtu de noir, et ne manque pas de dignité, bien qu’il soit aussi actif que vigoureux. Il est naturel dans ses manières et ne paraît pas embarrassé le moins du monde en présence des augustes personnages devant lesquels il est admis.

«  Sir Leicester et lady Dedlock, dit-il, je me suis déjà excusé du dérangement que je vous cause ; il ne me reste plus qu’à être bref. »

Les Dedlock ont tourné la tête vers un divan placé entre sir Leicester et milady ; le maître de forges répond à cette muette invitation en s’asseyant avec calme sur le divan qu’on lui désigne.

«  À cette époque de travail et d’affaires, reprend M. Rouncewell, où d’énormes entreprises sont en cours d’exécution, les gens comme moi ont tant d’ouvriers, dans tant de lieux différents, qu’ils sont toujours par voies et par chemins. »

Sir Leicester est enchanté que le maître de forges puisse voir qu’au milieu de ce mouvement universel, tout est calme à Chesney-Wold ; que rien ne s’agite au fond de cette ancienne demeure profondément enracinée dans ce parc paisible où le lierre et la mousse prennent le temps de vieillir, où les ormes tordus et calleux, où les vieux chênes couvrent de leur ombre ces couches épaisses de feuilles et de fougère lentement accumulées par les siècles ; où le cadran solaire de la terrasse, immobile et silencieux, marque, depuis tant d’années, ces heures qui furent la propriété des générations éteintes sans avoir laissé de trace ; et le baronnet, gravement assis dans son fauteuil, oppose à l’agitation incessante des maîtres de forges son calme profond et celui de Chesney-Wold.

«  Lady Dedlock, continue M. Rouncewell en s’inclinant avec respect, a eu la bonté de placer auprès d’elle une jeune fille appelée Rosa : mon fils est fort épris de cette jeune personne et m’a demandé de consentir à son mariage avec elle, si toutefois il peut convenir à la jeune fille, ce que j’ai lieu de supposer ; je ne connaissais pas Rosa, mais j’avais confiance dans le jugement de mon fils, même en amour ; et j’ai trouvé la jeune personne telle qu’il me l’avait dépeinte ; ma mère, d’ailleurs, m’en a fait le plus grand éloge.

— Elle le mérite sous tous les rapports, dit milady.

— Je suis heureux, lady Dedlock, de vous entendre parler ainsi ; je n’ai pas besoin d’ajouter de quelle valeur est pour moi l’opinion bienveillante que vous venez d’exprimer.

— C’est complétement inutile, répond avec grandeur sir Leicester, qui commence à trouver le maître de forges un peu trop familier.

— Complétement, je l’avoue, sir Leicester Dedlock ; mon fils est très-jeune ainsi que la jeune fille ; il doit, en outre, se faire une position avant de songer à s’établir, et l’époque de son mariage est, quant à présent, hors de question. Mais si je consens aux fiançailles, toujours en supposant que mon fils soit accepté par Rosa, je crois devoir déclarer que j’y mets pour condition, et je suis sûr que vous me comprendrez, sir Leicester et milady, que cette jeune fille ne restera pas à Chesney-Wold ; c’est pourquoi, avant d’aller plus loin, je prends la liberté de vous dire que, si l’éloignement de Rosa soulevait quelque objection de votre part, je laisserais cette affaire où elle en est aujourd’hui, et je détournerais mon fils d’un mariage qui ne saurait avoir lieu. »

Ne pas rester à Chesney-Wold ! en faire une condition ! tous les vieux pressentiments de sir Dedlock relatifs à Wat Tyler et à ces forgerons qui ne font pas autre chose que de courir les rues à la lueur des torches, viennent en foule assaillir son esprit ; et ses cheveux se dressent sur sa tête, ses favoris se hérissent, tant il est indigné.

« Milady et moi devons-nous comprendre, M. Rouncewell, dit-il en faisant intervenir milady, non-seulement par galanterie, mais encore par respect pour le jugement élevé qui la caractérise ; milady et moi devons-nous comprendre que vous trouvez cette jeune fille déplacée à Chesney-Wold, et que vous considérez le séjour qu’elle fait ici comme pouvant lui être nuisible ?

— Assurément non, sir Leicester.

— Je suis bien aise de vous l’entendre dire, répond le baronnet d’un ton de suprême, hauteur.

— M. Rouncewell, dit milady en interrompant sir Leicester, qu’elle écarte d’un geste de sa belle main comme elle eût fait d’une mouche, expliquez-moi ce que vous avez voulu dire.

— Très-volontiers, milady, car je désire vivement que Votre Seigneurie veuille bien me comprendre. »

Lady Dedlock tourne vers la figure énergique du Saxon un visage impassible, dont le calme étudié ne parvient pas, néanmoins, à dissimuler un intérêt trop vif pour ne pas se trahir, en dépit d’elle-même ; elle écoute avec attention les paroles du maître de forges et fait de temps en temps un léger signe de tête.

«  Je suis le fils de votre femme de charge, dit M. Rouncewell, et j’ai passé mon enfance à Chesney-Wold ; ma mère est dans ce château depuis un demi-siècle, et c’est ici qu’elle mourra, je n’en doute pas, lady Dedlock ; elle est un de ces exemples d’attachement et de fidélité domestiques dont l’Angleterre peut à bon droit s’enorgueillir, mais dont il serait injuste d’attribuer le mérite à elle seule, car il prouve autant de qualités chez le maître qu’il en exige de la part du serviteur. »

Sir Leicester s’ébroue un peu en entendant cette déclaration de principes ; mais il a trop d’honneur et de loyauté pour ne pas admettre la justice des paroles du maître de forges.

« Pardonnez-moi, continue celui-ci, de vous entretenir de choses trop connues pour avoir besoin qu’on les rappelle ; mais je ne voudrais pas qu’on pût supposer que je rougis de la position de ma mère, ou que je manque au respect que méritent Chesney-Wold et la famille. J’aurais certainement désiré, milady, qu’après tant d’années de travail ma mère se retirât du service et vînt finir ses jours avec moi ; mais j’ai compris que ce serait briser son cœur que de l’arracher d’ici, et j’ai depuis longtemps abandonné ce projet. »

La fierté de sir Leicester se révolte de nouveau à l’idée de voir mistress Rouncewell quitter sa demeure pour aller finir son existence chez un maître de forges !

« J’ai commencé ma carrière, poursuit l’industriel, par être simple ouvrier ; j’ai vécu pendant longtemps du salaire que me rapportaient mes bras, et il m’a fallu faire mon éducation moi-même. J’ai épousé la fille d’un contre-maître, élevée comme moi, très-simplement ; mais nous avons trois filles en outre du fils dont je parlais tout à l’heure, et pouvant heureusement leur donner l’instruction qui nous avait manqué, nous avons mis toute notre joie et tous nos soins à les rendre dignes de n’importe quelle position sociale. »

Un certain orgueil paternel qui perce dans la voix du maître de forges semble dire qu’il comprend jusqu’à celle de Chesney-Wold parmi les positions que ses filles peuvent atteindre, ce qui fait redoubler sir Leicester de hauteur et de fierté.

« Tout cela, milady, arrive si fréquemment, dans la classe à laquelle j’appartiens, qu’il n’est pas rare de voir parmi nous ce qu’on appelle ailleurs une mésalliance. Un jeune homme apprend à sa famille qu’il est amoureux d’une jeune ouvrière de la manufacture ; il est possible que le père, autrefois ouvrier lui-même dans quelque usine, soit un peu contrarié tout d’abord ; peut-être avait-il d’autres vues pour son fils ; néanmoins, si la jeune fille est d’une réputation sans tache, il répond au jeune homme : « Je dois avant tout m’assurer que le sentiment dont tu parles est sérieux. L’intérêt de la jeune fille, aussi bien que le tien y est profondément engagé ; c’est pourquoi je vais mettre cette jeune ouvrière dans une pension où elle restera deux ans, dans celle par exemple où l’on élève tes sœurs ; et, lorsque l’éducation l’aura faite ton égale, si vous êtes encore dans les mêmes sentiments, loin de m’opposer à vos désirs, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour assurer votre bonheur ; je connais divers exemples, du fait que j’énonce, et je crois, milady, qu’ils m’indiquent précisément la conduite que j’ai à suivre. »

L’indignation de sir Leicester éclate enfin, terrible dans sa majesté.

« M. Rouncewell, dit le baronnet la main droite passée dans l’habit bleu, attitude de cérémonie dans laquelle le représente son portrait de la galerie des ancêtres, mettez-vous sur la même ligne Chesney-Wold et une… — Il fait un effort pour surmonter quelque chose qui l’étrangle, — et une manu-fac-ture ?

— Je n’ai pas besoin de répondre que ce sont deux situations bien différentes ; toutefois, si l’on envisage le but qu’il s’agirait d’atteindre, je pense qu’on peut établir entre eux un certain parallèle. »

Sir Leicester jette un regard majestueux d’un bout à l’autre du grand salon pour s’assurer que tout ce qu’il entend n’est pas un rêve, et reprenant la parole :

« Savez-vous, dit-il, que cette jeune personne qui a l’honneur d’être placée auprès de milady, a été élevée à l’école du village ?

— Je le sais parfaitement, sir Leicester ; une excellente école soutenue généreusement par la famille.

— Alors, M. Rouncewell, l’application de vos remarques au fait dont il s’agit est incompréhensible pour moi.

— Vous le comprendrez mieux, sir Leicester, répond le maître de forges, en rougissant légèrement, quand je vous aurai dit que je ne considère pas l’école du village comme pouvant donner l’instruction qu’on doit trouver chez la femme de mon fils. »

De cette attaque à l’école du village, respectée jusqu’à ce jour, aux secousses effrayantes que reçoit la société par le fait de ces gens sans principes (maîtres de forges et autres) qui oubliant leur catéchisme, et sortant de la position dans laquelle ils sont nés, donnent à leurs enfants une éducation qui bouleverse les classes et conduit le peuple au mépris des lois, au renversement des barrières, à la destruction de toutes les digues, etc, etc, sir Dedlock ne voit qu’un pas ; et sa logique héréditaire parcourt le cercle effroyable de tous les maux qui peuvent résulter de la confusion des rangs et de l’ébranlement de cette hiérarchie sur laquelle est fondé l’ordre social.

« Veuillez m’accorder une minute, dit-il à milady, qui annonce l’intention de prendre la parole. M. Rouncewell, reprend sir Leicester, nos idées sur les devoirs et l’éducation des diverses classes de la société, sur tout en général, sont tellement opposées, qu’il est inutile de prolonger plus longtemps une discussion qui ne peut que blesser vos sentiments et les miens. Cette jeune fille est honorée de l’attention et de la faveur de milady ; si elle veut renoncer à cette faveur, si elle préfère se placer sous l’influence d’une personne qui, d’après ses opinions particulières, permettez-moi de le dire (bien que je reconnaisse que cette personne n’a pas à les justifier devant moi), qui, d’après ses opinions particulières, croit devoir l’enlever à cette faveur, elle est complétement libre de le faire. Nous vous remercions de la franchise avec laquelle vous nous avez parlé ; cette franchise n’influera en aucune manière sur la position de la jeune personne dans le château, si elle désire la conserver. Il ne me reste plus rien à dire à cet égard, et je vous prierai, monsieur, d’être assez bon… pour parler d’autre chose. »

Le maître de forges attend un instant pour donner à milady l’occasion d’exprimer sa pensée ; mais, voyant qu’elle reste silencieuse, il se lève et se dispose à se retirer.

« Sir Leicester et lady Dedlock, permettez-moi, dit-il, de vous remercier de l’attention que vous m’avez accordée ; je vais recommander sérieusement à mon fils de vaincre l’inclination qu’il a pour cette jeune fille ; j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonsoir.

— Monsieur Rouncewell, dit sir Leicester avec toute la grâce et la dignité d’un gentleman, il est tard, la nuit est sombre ; j’espère que vous n’êtes pas tellement pressé que vous ne puissiez permettre à milady, ainsi qu’à moi, de vous offrir l’hospitalité de Chesney-Wold, au moins jusqu’au matin.

— Je l’espère également, ajoute Sa Seigneurie.

— Je vous suis fort obligé, sir Leicester et milady ; mais il faut que je parte immédiatement afin de ne pas manquer le rendez-vous auquel je suis attendu. »

Le maître de forges s’éloigne ; le baronnet tire le cordon de la sonnette et milady se lève au moment où M. Rouncewell va sortir du salon. Quand elle est rentrée dans son boudoir, elle s’assied pensive au coin du feu ; et, sans faire attention au bruit de pas qu’on entend sur la terrasse, elle regarde Rosa, qui écrit dans la chambre voisine, et finit par l’appeler.

« Mon enfant, lui dit-elle, parlez-moi sincèrement ; est-il vrai que vous aimez quelqu’un ?

— Oh ! milady ! »

Elle contemple en souriant la rougeur et les yeux baissés de la jeune fille.

« Est-ce le petit-fils de mistress Rouncewell ?

— Oui, milady… je ne sais pas si je l’aime… et cependant…

— Et cependant quoi ? chère petite folle ! Savez-vous qu’il vous aime, lui ?

— Je le suppose, milady ; » et Rosa fond en larmes.

Est-ce bien lady Dedlock qui est à côté de cette jeune villageoise, dont elle caresse les cheveux d’une main toute maternelle, et sur qui ses yeux rêveurs se reposent avec un si tendre intérêt ? Oui, c’est bien cette femme ordinairement si fière.

« Écoutez-moi, chère enfant, vous êtes jeune et sincère, et je crois que vous m’êtes attachée.

— Oh ! oui, milady ; je ferais tout au monde pour vous prouver mon dévouement.

— Et je ne crois pas que vous vouliez me quitter aujourd’hui, même pour un amoureux.

— Non, milady ; oh ! non ! Rosa lève les yeux pour la première fois, tout effrayée de cette pensée.

— Ayez confiance en moi, chère enfant ; n’ayez pas peur ; je désire que vous soyez heureuse, et je ferai tout pour cela, si je puis, ici-bas, faire le bonheur de quelqu’un. »

Rosa se met à genoux devant milady et lui baise les mains, qu’elle couvre de ses pleurs ; milady prend la main de la jeune fille, la retient quelque temps entre les siennes, et la laisse échapper graduellement ; ses yeux sont tournés vers la cheminée ; Rosa, la voyant absorbée dans sa rêverie, se retire doucement, et le regard de milady est toujours fixé sur la flamme du foyer.

À quoi pense-t-elle ? Qui sait ? peut-être à une autre main qui n’est plus, qui ne fut jamais, et dont le simple attouchement aurait comme par magie transformé son existence ? ou bien est-ce le bruit de la terrasse qu’elle écoute, en se demandant s’il ressemble au pas d’une femme… ou plutôt si ce n’est pas le piétinement d’un petit enfant qui va toujours…, toujours ?

Une secrète influence agit sur elle ; autrement pourquoi cette femme si fière aurait-elle fermé sa porte et resterait-elle ainsi près de ce foyer où elle est seule ?

Volumnia quitte le lendemain Chesney-Wold, et tous les cousins partent dans la journée ; pas un qui ne soit étonné d’entendre sir Leicester parler tout le temps du déjeuner du morcellement des propriétés, de la destruction des digues, de la confusion des rangs, du craquement de l’édifice social, affreux désastres dus au fils de mistress Rouncewell ; pas un dans le nombre qui, après l’avoir entendu, ne s’indigne et n’attribue tous ces dangers à la faiblesse que sir William Buffy a montrée dans les affaires, et ne sente plus que jamais le besoin d’avoir une place importante, une pension, quelque chose enfin qui les fasse mordre au budget ! Quant à Volumnia, conduite jusqu’au bas du grand escalier par sir Leicester qui lui donne la main, elle déploie à parler du maître de forges autant d’éloquence et d’ardeur que s’il s’agissait d’une révolution générale dans le nord de l’Angleterre pour la conquête de son pot de rouge et de son collier de grosses perles. Et au milieu d’un fracas de valets et de femmes de chambre, car c’est l’une des exigences de leur noble parenté, que quelle que soit la difficulté qu’ils éprouvent à s’entretenir personnellement, il faut qu’ils entretiennent femmes de chambre et valets, tous les cousins se dispersent aux quatre vents du ciel ; et la bise qui souffle par ce jour d’hiver, fait tourbillonner la dépouille des arbres qui avoisinent le château déserté, comme si tous les cousins s’étaient métamorphosés en feuilles mortes.